II.2.1. Rôle central de l’appartenance catégorielle

Caramazza et Shelton (1998) reconnaissent dans les cas de déficits spécifiques un argument majeur en faveur d’une représentation séparée des connaissances en grandes catégories sémantiques, sous-tendues par des mécanismes neuronaux distincts. Selon eux, les connaissances sémantiques seraient stockées en mémoire selon trois catégories : celle des animaux, celle des outils et celle des objets naturels (plantes par exemple).

Nous pouvons d’ores et déjà noter que la différence de performances selon le domaine impliqué n’est pas uniquement imputable à un effet de familiarité ou de complexité visuelle du matériel utilisé, comme cela avait été suggéré par de nombreux auteurs (Funnel & Sheridan, 1992 ; Gaffan & Heywood, 1993 ; Capitani, Laiacona, Barbarotto & Trivelli, 1994 ; Lambon Ralph, Graham, Ellis & Hodges, 1998). Car, lorsque ces facteurs sont contrôlés, on observe tout de même une différence dans la configuration des performances pour les animaux et les artefacts (Stewart, Parkin & Hunkin, 1992 ; Job, Miozzo & Sartori, 1993 ; Kurbat & Farah, 1998).

Les déficits spécifiques rapportés dans la littérature ne se manifestent pas toujours par un déficit général du domaine vivant versus non vivant (ou l’inverse) ; ils peuvent en effet être circonscrits à des catégories plus fines. Cependant, ces déficits spécifiques plus restreints respectent toujours des frontières catégorielles. Par exemple, Spitzer, Kwong, Kennedy, Rosen et Belliveau, (1995) rapportent, les observations de Dennis (1976) et Semenze (1988) ayant eu l’occasion de rencontrer des patients présentant un déficit circonscrit aux parties du corps et non pas à toute la catégorie du vivant. Dans le même ordre d’idée, Hillis et Caramazza (1991) présentent le cas d’un patient souffrant d’un sévère déficit pour les connaissances relatives aux animaux, sans que ce déficit n’affecte les connaissances à propos des fruits et des végétaux. Plus récemment Ober et Shenaut (1999) rapportent le cas d’un déficit spécifique aux instruments de musique.

Cette conception de l’organisation catégorielle des connaissances s’accorde avec divers travaux réalisés en imagerie cérébrale chez des sujets ne présentant pas de pathologies particulières, ayant mis en évidence des activations différentes selon les domaines de connaissances impliqués. Ces études varient à la fois dans leurs méthodes (IRMf, TEP, potentiels évoqués...) et dans le type de catégorie étudiée (ce sont souvent des catégories générales, mais parfois aussi des catégories restreintes comme les parties du corps dans l’étude de Le Clec’h, Dehaene, Cohen, Mehler, Dupoux, Poline, Lehericy, van de Moortele & Le Bihan, 2000). Aussi est-il difficile de comparer ces résultats directement entre eux et d’aboutir à un réel consensus sur la localisation des aires spécifiques au traitement de ces catégories. Toutefois, il apparaît assez nettement que les activations des aires cérébrales ne se recouvrent pas lorsqu’il s’agit de connaissances à propos des animaux ou des artefacts.

Le Tableau 5 propose de référencer, de manière non exhaustive, quelques-unes de ces études réalisées en TEP (Tomographie par Emission de Positons). Cette technique d’imagerie permet de mesurer la concentration d’un traceur métabolique radioactif administré lors de la réalisation d’une tâche cognitive.

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Tableau 5 — Présentation des activations cérébrales relevées dans sept études comparant directement des tâches impliquant des connaissances sémantiques relatives au domaine des animaux et à celui des artefacts (travaux en PET).

Comme le soulignent Devlin et al. (2002), il est parfois difficile de conclure de façon définitive aux vues de ces études car les aires activées sont variables. Cependant, ils relèvent une certaine stabilité de l’activation de la zone frontale inférieure gauche dans des tâches impliquant des artefacts et une activation spécifique du lobe temporal postérieur pour des tâches relatives aux animaux.

La technique d’Imagerie par Résonance Magnétique Fonctionnelle (IRMf) est actuellement la plus couramment utilisée dans ces épreuves de catégorisation (pour exemples : Spitzer et al., 1995 ; Spitzer, Kischka, Gückel, Bellemann, Kammer, Seyyedi, Weisbrod, Schwartz & Brix, 1998 ; Thompson-Schill, Aguirre, D’Esposito & Farah, 1999 ; Thompson-Schill & Gabrieli, 1999 ; Leube, Erb, Grodd, Bartels & Kircher, 2001). Cette technique a l’avantage majeur d’être non invasive et de pouvoir être facilement répétée chez un même sujet. Le principe est de révéler les modifications régionales de débit sanguin au fur et à mesure de la réalisation d’une activité cognitive.

Les travaux réalisés grâce à cette technique par Chao, Haxby et Martin (1999) confirment des différences dans l’activation cérébrale selon les catégories d’appartenance des objets, dans des épreuves de visualisation, d’appariement ou de dénomination réalisées par 7 sujets masculins. L’article de Martin et Chao (2001) contient en particulier une figure (reproduite Figure 12) présentant la localisation des aires cérébrales activées dans l’épreuve de dénomination silencieuse (inner speech) à partir de dessins. Lorsque la catégorie des animaux est impliquée, les auteurs relèvent spécifiquement une modification du débit sanguin au niveau du gyrus fusiforme latéral et du sulcus temporal supérieur droit. Lorsque la dénomination porte sur des dessins d’artefacts, des modifications sont observées au niveau du gyrus fusiforme médian, du gyrus temporal moyen gauche, du sulcus temporal inférieur et du cortex prémoteur ventral gauche.

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Figure 12 — Localisations des modifications de débit sanguin dans l’épreuve de dénomination d’images d’animaux et d’artefacts réalisée par Chao, Haxby et Martin (1999). Les modifications de flux sont différentes lorsque des animaux ou des artefacts sont impliqués (pour les animaux : 1 = gyrus fusiforme latéral, 4 = sulcus temporal droit supérieur ; pour les artefacts : 2 = gyrus fusiforme médian, 3 = gyrus temporal moyen gauche/sulcus temporal inférieur et 5 = cortex prémoteur ventral gauche).

La présentation de ces travaux souligne que la différence catégorielle ne produit pas simplement l’activation de structures cérébrales radicalement distinctes selon des deux catégories. En effet, cette distinction peut se manifester par une activation repartie de façon particulière à l’intérieur de la même structure. L’activation médiane ou latérale du gyrus fusiforme selon la catégorie impliquée illustre particulièrement bien cette différence. Le rapprochement des résultats de plusieurs études permet de mettre en évidence qu’une activation de la partie médiane de cette structure est plus spécifique aux tâches impliquant des outils alors qu’une activation latérale est plus souvent rencontrée lorsque la catégorie des animaux est mise en jeu. Au-delà de cette remarque, d’autres études permettent de préciser que cette différence d’activation ne traduit pas simplement une opposition logique entre ces deux catégories (animal et artefact) mais plutôt une distinction en termes de “vivant” versus “non vivant”. En effet, l’activation latérale du gyrus fusiforme est principalement rapportée lorsque des visages sont traités, et le gyrus fusiforme médian est activé lors de la présentation de photographies de maison ou de paysage (Chao, Haxby & Martin, 1999 ; Kanwisher, McDermott & Chun, 1997 ; Haxby, Ungerleider, Clark, Schouten, Hoffman & Martin, 1999 ; Epstein & Kanwisher, 1998).

L’activation différente de la même structure cérébrale selon la catégorie impliquée laisse donc entrevoir la nécessité d’envisager une règle plus complexe qu’une simple opposition logique pour différencier les connaissances relevant du domaine des animaux ou de celui des artefacts. De plus, cette explication de l’organisation des connaissances sémantiques en différentes catégories sous tendues par des réseaux neuronaux distincts semble inefficace pour rendre compte de certaines observations effectuées en neuropsychologie. L’existence d’un trouble spécifique à une catégorie en l’absence d’une lésion circonscrite à une aire cérébrale précise amène à relativiser cette hypothèse de type “localisationniste”.

Par exemple Moss et Tyler (2000) rapportent le cas de la patiente ES, âgée 67 ans, qui présente un déficit spécifique pour les connaissances relatives au domaine des artefacts sans qu’une lésion cérébrale focale ne lui soit pourtant associée (ils observent une atrophie générale). Les résultats obtenus dans différentes épreuves (dénomination d’images, vérification de propriétés, amorçage sémantique) par ES au cours des 36 mois de suivi, mettent clairement en évidence une baisse générale des performances au cours du temps. Dans le test de dénomination d’images où ES est invitée à dénommer 260 images en noir et blanc, cette patiente obtient 70 % de réponses correctes lors de la première évaluation (juin 1994) et seulement 18 % de réponses adéquates deux ans et demi plus tard (décembre 1996). Cependant, ce déficit ne s’exprime pas avec la même intensité pour tous les domaines de connaissances : dans toutes les épreuves, le déficit est globalement plus prononcé pour les connaissances relatives au domaine du non vivant que pour celles relevant du domaine du vivant. On peut toutefois déjà noter que dans l’épreuve de dénomination d’images, ce pattern de résultats s’inverse progressivement : lors des deux premières sessions, les dessins représentant des objets vivants sont mieux dénommés que les artefacts mais ensuite la tendance s’inverse (aux passations 3 et 4, les performances pour les deux catégories sont équivalentes), pour devenir significative à la dernière session : les performances pour les animaux sont alors 9 % moins bonnes que celles pour les artefacts. Nous reviendrons ultérieurement sur ce profil de résultats, car cette perte non symétrique des informations sémantiques selon les catégories fait évoluer le débat autour de la question de l’organisation des connaissances sémantiques en mémoire.

L’hypothèse d’organisation catégorielle des connaissances sémantiques, proposée par Hillis et Caramazza (1991) semble donc insuffisante. Un autre point de vue développé par Warrington, Shallice et McCarthy permet de dépasser cette proposition (Warrington & Shallice, 1984 ; Warrington & McCarthy, 1983, 1987). Ces auteurs ne décrivent plus l’organisation des connaissances sémantiques comme strictement catégorielle mais accordent un rôle organisateur aux attributs des objets qui composent ces catégories.