II.2.2. Rôle central des attributs des objets

L’interprétation d’observations neuropsychologiques de patients présentant des déficits spécifiques est à l’origine de cette théorie. Warrington et Shallice (1984) ont tout d’abord rapporté l’observation du patient JBR présentant un déficit pour les connaissances relevant du monde du vivant mais aussi pour certains objets de la catégorie du non vivant tels que les instruments de musique et les pierres précieuses. Puis, Warrington et McCarthy (1987) ont observé un patient (YOT) présentant un déficit particulier pour les connaissances relatives au domaine des artefacts mais aussi aux parties du corps. Ces auteurs soulignèrent le point commun aux trois catégories déficitaires chez JBR (vivant, instruments de musique et pierres précieuses) : l’importance des indices perceptifs. En effet pour ces trois catégories, seuls les indices perceptifs permettent la distinction des différents exemplaires qui les composent. Par contre, pour les catégories déficitaires du patient YOT (artefacts et parties du corps) l’élément central est la fonction. Les auteurs ont alors émis l’hypothèse que l’intégrité des connaissances sur les traits perceptifs sous tendait la récupération correcte des connaissances relevant du vivant, alors que la préservation des traits fonctionnels était la condition nécessaire pour le traitement adéquat des connaissances relevant du domaine des artefacts.

Ainsi, l’organisation des connaissances sémantiques ne serait pas strictement régie par l’appartenance catégorielle des objets mais par les traits qui seraient centraux pour ces catégories. Les concepts seraient définissables par un ensemble de traits visuels et fonctionnels dont la proportion varierait selon la catégorie de l’objet. Les traits perceptifs auraient une influence majeure sur la catégorisation des exemplaires du monde animal alors que la catégorisation dans le domaine des artefacts serait plus sensible à des indices de type fonctionnel (Riddoch & Humphreys, 1987).

Un argument majeur pour cette théorie attribuant un rôle central aux propriétés des objets provient des travaux issus de la modélisation informatique.

Dès les premières modélisations, les propriétés des objets ont en effet été considérées comme centrales. Le modèle de comparaison de propriétés proposé par McCloskey et Glucksberg (1979, cité par Chang, 1986) propose de représenter les concepts en mémoire sémantique par un ensemble de propriétés. Celles-ci (couleur, taille, matière constituante de l’objet) seraient associées aux différentes modalités rencontrées habituellement. Par exemple, pour le concept pomme, la propriété “couleur” se déclinerait en trois modalités possibles : vert, jaune et rouge. La valeur de la modalité la plus classiquement rencontrée serait enregistrée par le système et considérée comme prenant part au prototype. Un autre modèle, proposé par Smith, Shoben et Rips (1974) et développé à la même époque postule lui aussi que les concepts sont définis en mémoire sémantique par un ensemble de traits. Ces traits seraient soit essentiels (ou déterminants), soit caractéristiques (ou accidentels). Les premiers permettraient de définir l’appartenance de l’objet à une catégorie alors que les deuxièmes correspondraient à des propriétés présentes chez des exemplaires en particulier. Par exemple, pour le concept “oiseau”, la propriété “a des plumes” est une propriété essentielle alors que la propriété “est rose” est une propriété caractéristique des flamants roses.

Ces deux modèles accordent donc un rôle central aux propriétés des objets. Mais, ce n’est que dans des modélisations plus récentes que les termes “perceptifs” et “fonctionnels” sont utilisés pour caractériser ces traits.

Le modèle de Farah et McClelland (1991), dont l’objectif est de rendre compte de l’ensemble des déficits spécifiques décrits dans la littérature, définit en effet un concept par un ensemble d’unités sémantiques primitives pouvant être nominales (name units), picturales (picture units) ou encore sémantiques ou encyclopédiques. Les unités sémantiques peuvent être des unités visuelles ou fonctionnelles. L’architecture de ce modèle s’inspire directement des conclusions de Warrington, Shallice et McCarthy et se base sur deux présupposés : (1) il y a plus de traits visuels que de traits fonctionnels (proportion de 3 contre 1) d’une façon générale et (2) il y a une importance non équivalente des traits visuels et fonctionnels dans les catégories “vivants” et artefacts. Ainsi, dans ce modèle implémenté de manière connexionniste, le poids de l’ensemble des traits varie suivant la catégorie : pour le domaine du vivant, les connexions entre les concepts et les propriétés visuelles (d’ailleurs plus nombreuses) qui les définissent sont renforcées, alors que les concepts relevant du domaine du non vivant sont, eux, fortement dépendants des traits fonctionnels.

Grâce à cette organisation, les simulations informatiques réalisées par les auteurs rendent particulièrement bien compte des observations neuropsychologiques que nous avons décrites. Par exemple, lorsque les auteurs simulent la destruction de l’une ou l’autre famille de traits, des déficits spécifiques apparaissent en respectant les observations effectuées chez les patients : une perte des traits fonctionnels implique une mauvaise reconnaissance des items relevant du domaine non vivant alors que la destruction des traits visuels s’accompagne d’une perturbation de la reconnaissance d’objets vivants. Toutefois, toutes les sous-catégories, même si elles relèvent d’un même domaine (vivant ou non vivant), ne sont pas pareillement affectées par une atteinte des traits d’une certaine nature, car la proportion des traits de cette nature peut varier sensiblement d’une sous-catégorie à l’autre, ce qui pourrait rendre compte de déficits catégoriels concernant des catégories très étroites.

Un autre argument en faveur d’une distribution des connaissances sémantiques en mémoire selon les traits perceptifs et fonctionnels provient d’observations de patients présentant des déficits limités aux dimensions soit fonctionnelles soit visuelles d’un même objet. Sirigu, Duhamel et Poncet (1991) rapportent par exemple le cas du patient FB présentant un déficit particulier pour la manipulation des objets sans que leur reconnaissance soit pourtant affectée. La dissociation inverse est également possible : Magnie, Ferreira, Giusiano et Poncet (1999) présentent en effet le cas d’un patient atteint d’une agnosie associative (survenue suite à un infarctus du myocarde et à un coma) pouvant reconnaître les actions liées aux objets et les utiliser mais n’ayant plus la possibilité ni de les reconnaître visuellement, ni de les dénommer. Deux autres cas illustrant cette double dissociation sont également présentés par Buxbaum, Veramonti et Schwartz (2000).

Cette conception de l’organisation des connaissances sémantiques en mémoire selon les traits représentatifs des catégories s’accorde donc avec différentes observations. Cependant, cette proposition n’est pas suffisante pour expliquer l’ensemble des observations neuropsychologiques.

Lorsque des patients présentent un déficit spécifique pour les animaux, il est classiquement rapporté que celui-ci se manifeste par des difficultés à traiter les informations visuelles et fonctionnelles pour cette catégorie (Warrington & Shallice, 1984 ; Silveri & Gainotti, 1988 ; Farah, Hammond, Mehta & Ratcliff, 1989 ; Mehta, Newcome & De Hann, 1992 ; Caramazza & Shelton, 1998). Différents auteurs rapportent que cette perturbation est quantitativement équivalente pour ces deux types de traits pour les animaux (et seulement dans cette catégorie) (Caramazza & Shelton, 1998 ; Laiacona, Barbarotto & Capitani, 1993 ; Laiacona, Capitani & Barbarotto, 1997 ; Lambon-Ralph, Howard, Nightingale & Ellis, 1998 ; Moss, Tyler, Durrant-Peatfield & Bunn, 1998 ; Samson, Pillon & De Wilde, 1998). Or, comme le rappelle Caramazza (2000), ce fait est incompatible avec les prédictions et les modélisations de Farah et Mc Clelland (1991) : selon ces derniers, un déficit spécifique pour le domaine des animaux entraînerait une perte plus massive des informations visuelles que fonctionnelles.

L’étude du décours de la perte des informations sémantiques lors de pathologies telles que la Démence de Type Alzheimer (DTA) permet de montrer d’une autre manière les insuffisances de la proposition d’organisation des connaissances sémantiques en mémoire selon les traits représentatifs des catégories.

Les travaux conduits par Gonnerman, Andersen, Devlin, Kempler et Seidenberg (1997), sur 15 patients atteints de DTA, montrent en effet que la perte des informations sémantiques se matérialise d’une façon qualitativement différente selon le domaine de connaissances. Comme il est possible de l’observer sur la Figure 13, la perte des informations au cours de la progression de la pathologie s’effectue pour les artefacts de manière progressive et linéaire, alors que pour les animaux ce déclin est irrégulier : les connaissances semblent préservées dans un premier temps puis la perte des informations devient spectaculaire (les auteurs parlent de “perte catastrophique”)26.

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Figure 13 — Représentation schématique de la perte des connaissances sémantiques pour les animaux et les artefacts d’après la description faite par Gonnerman et al. (1997).

La théorie de l’organisation des connaissances sémantiques telle que nous venons de la décrire ne peut pas rendre compte de tels tracés : les modélisations de Farah et McClelland (1991) montrent que les pertes des traits fonctionnels ou perceptifs conduisent à des difficultés spécifiques pour les domaines des artefacts et des animaux mais ne permettent pas de prédire des courbes d’allure dissemblable. Pour rendre compte de l’allure dissymétrique des courbes selon ces deux domaines, un autre facteur peut alors être évoqué : le degré de corrélation entre les traits définissant chaque catégorie.

Notes
26.

Pour rappel, le suivi longitudinal conduit par Moss et Tyler (2000) auprès de la patiente SE mettait en évidence un pattern de résultat sensiblement identique à celui-ci dans la tâche de dénomination d’images.