II.2.3. Prise en compte de l’intercorrélation des attributs

Ce point de vue est basé sur deux présupposés : selon le premier, chaque concept est définissable par un ensemble de traits ; selon le deuxième, chaque catégorie se caractérise par un degré de d’intercorrélation entre les traits. Aussi, il existerait une relation entre les performances obtenues par les patients et le degré d’intercorrélation de ces traits.

Pour le domaine des animaux, le degré d’intercorrélation des traits est particulièrement élevé. En effet, si l’on considère l’attribut “avoir des plumes”, celui-ci implique automatiquement d’autres attributs visuels tels que “avoir un bec”, “avoir des ailes” mais aussi des propriétés non visuelles “vole”, “vit dans un nid”, “pond des oeufs”... Les traits définissant l’objet “oiseau” sont donc fortement associés les uns aux autres car souvent rencontrés ensemble. Par contre, cela ne semble pas être le cas pour les artefacts : la propriété “a un manche”, par exemple, n’est pas automatiquement reliée à d’autres propriétés. On peut noter que cette différence catégorielle en fonction du degré d’intercorrélation des traits qui définissent les objets peut être rapprochée (sans toutefois être confondue) des théories récentes présentées dans le chapitre précédent à propos de la mise en place des connaissances sémantiques chez les enfants. Pour Ahn et collaborateurs (Ahn, 1998 ; Ahn et al., 2000), l’acquisition des connaissances pour le domaine des animaux est dirigée par un système de relations causales entre des propriétés définissant les objets de cette catégorie. Certains traits produisent un contexte causal dans lequel d’autres traits se rajouteront (la corrélation entre les traits pour les animaux ne vient donc pas simplement du fait que ces traits sont rencontrés ensemble). Par contre, pour le domaine des artefacts, ces auteurs relèvent une difficulté à dégager des systèmes d’attributs aussi interreliés.

La destruction des traits n’aurait pas de conséquence immédiatement décelable pour le domaine présentant le plus fort degré de corrélation des traits. Ceci est illustré par les faibles conséquences de la perte des traits pour le domaine des animaux en début de pathologie. Dans ce domaine, l’organisation “en réseau” des propriétés rend possible l’accès aux concepts par plusieurs voies : par exemple, les attributs “avoir un bec”, “avoir des ailes”, ou encore “avoir des plumes” sont trois attributs permettant d’accéder de manière équivalente au concept “oiseau” ; aussi, la perte d’un de ces traits n’empêche pas définitivement l’accès à ce concept. Puis, l’avancée de la pathologie aurait pour conséquence d’appauvrir ce réseau de traits, jusqu’à ce que la perte d’un certain chaînon déclenche l’altération catastrophique des performances des patients, telle que décrite par Gonnerman et al. (1997).

Pour le domaine des artefacts, la progression de la pathologie aurait un effet tout autre : la perte d’un attribut aurait une conséquence immédiatement observable sur les performances des patients. La perte progressive des traits se traduiraient ensuite par une chute régulière et linéaire des performances des patients.

L’hypothèse de l’intercorrélation des traits permet de rendre compte du fait qu’un déficit spécifique pour les animaux ne s’accompagne pas uniquement d’une difficulté à traiter les informations visuelles mais aussi d’un déficit des informations fonctionnelles pour cette catégorie. Selon cette théorie, les traits définissant la catégorie des animaux seraient majoritairement visuels mais des traits fonctionnels seraient contenus dans ce réseau. Comme les traits définissant cette catégorie seraient très fortement connectés les uns aux autres, des perturbations des traits visuels entraîneraient des perturbations pour les traits fonctionnels (et vice-versa). Cependant, pour la catégorie des artefacts, les traits seraient moins interreliés. Aussi, la perte d’une unité resterait celle d’une unité particulière, et n’entraînerait pas la perte d’autres traits (quelle que soit leur nature). L’expérience de Thompson-Schill et al. (1999) conduite en IRMf met en évidence cette différence d’intercorrélation des traits suivant ces deux domaines. Ils montrent en effet que, pour le domaine des animaux, le traitement des attributs fonctionnels, aussi bien que celui des attributs visuels activent l’un comme l’autre une région connue pour être impliquée dans les traitements visuels (gyrus fusiforme), alors que pour les artefacts, seules les propriétés visuelles entraînent l’activation de cette structure cérébrale.

Cette hypothèse d’intercorrélation des traits a été modélisée par Devlin, Gonnerman, Andersen et Seidenberg (1998). Basé sur les travaux de Farah et McClelland (1991), ce modèle, implémenté de manière connexionniste, sépare topographiquement les traits perceptifs et fonctionnels, attribue une proportion variable de ces deux types de traits suivant la catégorie et introduit les remarques de Gonnerman et al. (1997) en contrôlant le degré de corrélation entre les traits par modification du poids entre les unités sémantiques. Ce modèle multicouche est entraîné à la production de 60 mots (30 relevant du domaine du vivant, 30 du non vivants)27. Chacun de ces mots correspond à un concept décrit par la présence ou l’absence de 145 connaissances (unités) de nature sémantique ou phonologique28. Les connaissances sémantiques sont fonctionnelles (du type “X est utilisé pour...”) ou perceptives (elles peuvent être visuelles, auditives, tactiles).

Ce modèle permet de reproduire les observations de Farah et McClelland (1991). La destruction des traits fonctionnels ou perceptifs a en effet pour conséquence l’apparition de déficits spécifiques respectant les observations neuropsychologiques : les connaissances relevant du vivant sont particulièrement affectées par une perte des traits perceptifs alors que le traitement des connaissances relatives aux artefacts est affecté par la perte des traits fonctionnels. Ces résultats confirment donc l’importance du rôle joué par les traits fonctionnels et perceptifs dans la distinction catégorielle entre animaux et artefacts. Surtout, la nouveauté de ce modèle réside dans la possibilité de modifier les poids entre les unités sémantiques (ce qui simule la modification du degré de corrélation entre les traits). Lorsque Devlin et al. (1998) modifient ces poids, ils répliquent, conformément à leurs attentes, les profils des performances des patients observés par Gonnerman et al. (1997) : les performances du réseau sont progressivement et linéairement altérées pour les artefacts, alors que pour les animaux une stabilité des performances précède une chute brutale. La modification apportée par Devlin et al. (1998) au modèle de Farah et McClelland (1991) permet donc d’affiner l’hypothèse de l’organisation des connaissances sémantiques en fonction des traits définissant les catégories sans toutefois la remettre en cause. Elle permet de préciser l’importance du degré de corrélation entre ces traits.

Les travaux de Perry (1999) portent tout de même atteinte à la validité du modèle proposé par Devlin et al. (1998). Lorsque l’auteur teste de façon approfondie les capacités de ce modèle, il démontre que les résultats obtenus par Devlin et al. (1998) sont très dépendants de l’architecture du réseau. Les conséquences de la modification du nombre de couches cachées, de l’augmentation d’items à l’apprentissage ou bien encore de la présentation de nouveaux exemples au modèle montrent le caractère très peu généralisable de ces résultats. Une autre critique porte sur la technique d’apprentissage utilisée par le réseau. Celle-ci ne semble pas compatible avec le fonctionnement humain. Dans cette modélisation connexionniste, la durée nécessaire à l’apprentissage d’un objet par le système varie en effet d’un item à l’autre, en fonction de la structuration plus ou moins complexe de sa catégorie d’appartenance. Ainsi, les items qui partagent un maximum de traits avec d’autres items nécessitent un temps plus long pour leur apprentissage par le système, afin d’éviter de futures confusions au moment de leur reconnaissance. Par contre, les items plus “isolés” sont appris rapidement par le système. Or, cela n’est pas totalement compatible avec ce que l’on sait de l’apprentissage humain : les items les plus rapidement appris sont ceux partageant le plus de traits communs avec les autres membres de la même catégorie, plutôt que les cas particuliers.

La modélisation proposée récemment par Tyler, Moss, Durrant-Peatfield et Levy (2000) permet de rendre compte du fait que les déficits spécifiques se manifestent le plus classiquement par une perturbation des connaissances pour les animaux plutôt que pour les artefacts. Ce travail conserve certains principes des modélisations précédentes : les concepts sont définis par un ensemble de traits fonctionnels et perceptifs (Farah & McClelland, 1991), le degré de corrélation entre ces traits varie selon la catégorie (Devlin et al., 1998). Il complète ces travaux en attribuant une qualité particulière aux traits fonctionnels. Ces auteurs les décrivent comme “ce qui donne à l’objet un sens dans un environnement dynamique caractérisé par des causes et des effets”. Ils attribuent donc un rôle central à ces traits fonctionnels dans un système complexe, aussi bien pour le domaine des artefacts que pour celui des animaux29. Pour ce dernier domaine, les auteurs parlent de traits fonctionnels “biologiques”. Pour les animaux, la cohérence du réseau des propriétés serait construite autour des traits fonctionnels : par exemple, la propriété fonctionnelle “pouvoir voler” jouerait le rôle de pivot causal avec d’autres propriétés (telles que “avoir des ailes”, “avoir des plumes”, par exemple).

Ce rôle central attribué aux propriétés fonctionnelles leur confèrerait une résistance particulière en cas de pathologie, contrairement aux propriétés visuelles qui ne seraient pas aussi cruciales pour la cohérence du système. Bien que le trait fonctionnel soit très résistant, la perte d’un seul d’entre eux entraînerait, pour les animaux, un préjudice très large pour l’ensemble du réseau (non seulement cette connaissance fonctionnelle est perdue, mais il en est de même pour les nombreuses autres qui lui étaient reliées). Par contre, pour le domaine des artefacts dans lequel les traits sont peu reliés entre eux, la perte d’une information fonctionnelle resterait celle d’une unité discrète. Les connaissances relatives aux animaux seraient donc plus “fragiles” que les connaissances à propos des artefacts, ceci expliquant, entre autres, pourquoi une plus grande proportion de déficits spécifiques se manifeste par la perte sélective des informations à propos des animaux.

Ainsi, l’organisation des connaissances sémantiques en mémoire serait largement fondée sur l’organisation des traits composants les concepts. L’organisation de ces traits dépendrait elle-même à la fois du domaine de connaissances (animal versus artefact) et de la nature des traits (visuels et fonctionnels).

Cette description des concepts en termes de traits visuels et fonctionnels nous paraît cependant insatisfaisante car insuffisamment rigoureuse. Nous proposons qu’il serait plus judicieux d’opposer des propriétés structurales plutôt que visuelles (ou perceptives) aux propriétés fonctionnelles. Ces propriétés structurales correspondent à des parties de l’objet (par exemple “avoir des côtes”, “avoir un gosier”) mais ne sont pas forcément visuelles. Aussi, cette nouvelle opposition entre traits structuraux et traits fonctionnels relèverait plus strictement de la sémantique.

Cette précaution n’est pourtant jamais prise en compte dans les travaux actuels qui s’attachent à évaluer l’organisation des traits en mémoire. Si l’on considère par exemple la série d’expériences réalisées par Thompson-Schill et Gabrieli (1999), des propriétés fonctionnelles du type “est-ce que cet objet est comestible ?” sont opposées à des propriétés visuelles (“est-ce que cet objet est rond ?”). Or, ces propriétés ne semblent pas nécessiter un traitement comparable ; aussi le traitement privilégié des propriétés fonctionnelles observé par les auteurs (sur les temps de réponse et les taux d’erreurs dans les quatre expériences) est difficilement interprétable de manière certaine.

De plus, l’utilisation de propriétés visuelles peut poser un problème méthodologique dans des épreuves impliquant du matériel imagé, cette présentation introduisant un biais dans le traitement des informations visuelles. Par exemple, dans les travaux de Marques (2000), en partie basés sur du matériel imagé issu de la batterie de Snodgrass et Vanderwart (1980), l’auteur oppose des traits fonctionnels du type “est un moyen de transport” ou “est dangereux” et des traits perceptifs relatifs à la taille ou au nombre de pattes. Ces propriétés visuelles sont donc être directement extraites par l’analyse perceptive des dessins, ceci biaisant, en toute logique, les performances des sujets. Dans les situations expérimentales où des dessins sont employés, il apparaît donc particulièrement important d’utiliser des propriétés structurales plutôt que visuelles et d’empêcher ainsi la récupération directe de l’information sur les dessins pour un seul type d’attribut. Aussi, dans nos expériences basées sur du matériel verbal et imagé, nous veillerons particulièrement à ces aspects : nous utiliserons des propriétés structurales, elles ne seront pas toujours observables sur les dessins (par exemple “avoir des côtes”) et lorsqu’elles le seront (en raison des exigences du design expérimental qui nécessite un grand nombre de propriétés) elles ne seront en tout cas jamais vérifiables directement par examen du dessin. Par exemple, s’il s’agit de vérifier l’association entre la propriété structurale “avoir une trompe” et le dessin d’un éléphant, celui-ci sera présenté trois-quart dos et non de face. L’identification de ces dessins aura évidemment été testée au préalable, la présentation d’un objet sous un angle non familier ne devant pas entraver sa reconnaissance.

Notes
27.

Répartition pour les 30 items vivants : 15 animaux et 15 végétaux et pour les 30 items non vivants : 10 véhicules, 10 vêtements et 10 outils.

28.

Un prétest pour déterminer la présence ou l’absence de ces 145 unités pour chacun des objets a été effectué par un groupe de 30 étudiants.

29.

Tyler et al.(2000) remettent en question la plus grande quantité de traits visuels (plutôt que fonctionnels) dans la catégorie des animaux et vont même jusqu’à suggérer la proportion inverse.