II.3.1. Niveau de base, niveau supra-ordonné et niveau infra-ordonné

La théorie prototypique ou probabiliste, développée par Rosch (1975), défend l’idée d’une organisation hiérarchique des connaissances sémantiques en mémoire. Dans ce système, le concept “animal” serait, par exemple, supérieur au concept “chien”, lui-même supérieur au concept “caniche”.

Deux dimensions émergeraient de cette organisation taxonomique : l’une, verticale, correspondant au degré d’abstraction d’une catégorie ; l’autre, horizontale, correspondant à la répartition des exemplaires à un niveau donné. De la même manière qu’il existerait un exemplaire prototypique au sein de la dimension horizontale pour chacune des catégories, Rosch propose l’existence d’un niveau de base dans la dimension verticale. Ce niveau de base serait situé entre un niveau contenant des concepts plus généraux (niveau supra-ordonné) et un autre niveau stockant des concepts plus précis (niveau infra-ordonné), il contiendrait des termes de base, monolexemiques. La Figure 14 rassemble sur un même schéma ces différentes notions et les illustrent par un exemple concret.

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Figure 14 — Représentation de l’organisation taxonomique des concepts en mémoire selon la théorie probabiliste ou prototypique (Rosch, 1975). Sur ce schéma, on distingue les connaissances relevant du niveau supra-ordonné, du niveau de base et du niveau infra-ordonné. La dimension verticale correspond au degré d’abstraction d’une catégorie et la dimension horizontale correspond à la répartition des exemplaires à un niveau donné.

Les premières données ayant corroboré l’existence du niveau de base proviennent d’études menées en psychologie cognitive auprès de sujets ne présentant pas de pathologie particulière. Le travail de Rosch et al. (1976) démontre que l’accès aux informations contenues à ce niveau est particulièrement privilégié chez les sujets sains. Ces concepts sont en effet les plus rapidement nommés dans des tests de fluence verbale, les plus communément cités dans des tests d’identification et donnent lieu aux temps de réponse les plus rapides dans des tâches de vérification d’identité. D’un point de vue développemental, ces termes sont également les premiers appris et maîtrisés par les enfants, ils sont également ceux spontanément choisis par les parents pour leur parler.

Un deuxième argument en faveur de l’existence d’une organisation taxonomique des connaissances et de l’existence d’un niveau de traitement privilégié provient de l’anthropologie cognitive et plus particulièrement du domaine de la folkbiology, une discipline qui vise à étudier la pensée de différentes cultures à propos des êtres vivants (animaux et plantes). Toutes les observations actuelles conduisent en effet à affirmer que tous les êtres humains, quelle que soit leur culture, classent les animaux et les plantes en espèces sur la base de relations d’inclusion. Selon Berlin (1992, cité par Coley, Medin, Proffitt, Lynch et Atran, 1999), cette organisation taxonomique ou (general-purpose folkbiological classification) serait universelle et ne se construirait pas de manière arbitraire. Quatre niveaux distincts peuvent être identifiés dans cette organisation.

Le premier niveau (Folk Kingdom) ne correspond pas toujours à un nom de la langue mais comme le rapporte Boyer (2001), il sert à désigner des catégories très générales telles que animal, artefact, personne, nombre... Le deuxième niveau, celui des Life Forms, concerne des catégories plus étroites comme insecte, mammifère, oiseau, arbre... et n’existe pas dans toutes les cultures. Le niveau inférieur, celui des Generic Species, est, par contre, universel. Il contient des concepts tels que chien, lapin, saule... Deux niveaux lui sont inférieurs : celui des Folk Specific Categories qui permet de décrire plus finement ces catégories (il contient par exemple des concepts tels que saule pleureur, dalmatien...) et celui des Folk Varietals qui existe seulement si le niveau d’expertise des sujets est élevé.

Il est possible de trouver des correspondances entre cette description et celle proposée par la théorie prototypique (Rosch, 1975). En effet, le premier niveau (Folk Kingdom) peut être comparé au niveau de domaine (domain concepts) que nous décrivons chez les enfants ou au niveau supra-ordonné décrit par Rosch (1975) ; le niveau Folk Specific Categories se rapproche du niveau infra-ordonné décrit dans la théorie prototypique. Tout comme le niveau de base, le niveau Generic Species est un niveau privilégié : une information apprise à propos d’un objet spécifique est spontanément généralisée à ce niveau. Cependant ces deux notions ne sont pas directement superposables, car le niveau des Generic Species ne dépend pas de l’expertise des sujets contrairement au niveau de base. Coley et al. (1999) parviennent à mettre en évidence cette différence lorsqu’ils étudient les inductions réalisées par deux populations (Indiens Itzaj et étudiants américains) issus de cultures différentes ne partageant pas le même niveau de base à propos des poissons. Pour la première population, le niveau de base pour les poissons se situe au niveau des Generic Species (truite) alors que pour les étudiants de Berkeley, celui-ci correspond aux Life Forms (poisson) car ils connaissent très peu de chose sur des types de poissons spécifiques. Pourtant, malgré cette différence de niveau de base entre ces deux cultures, ce sont toujours les informations contenues au niveau des Generic Species qui sont utilisées pour réaliser les inductions. Plus précisément, dans cette tâche l’expérimentateur donnait une information à un sujet à propos d’un niveau (par exemple : “toutes les truites ont l’enzyme X”) et le sujet devait évaluer la possibilité pour que cette information soit également vraie au niveau supérieur de la hiérarchie (“est-ce que vous pensez que tous les poissons ont cet enzyme X ?”). Le niveau de base change donc avec l’expertise, mais pas le niveau des Generic Species. Ce dernier est donc non seulement un niveau de connaissance probablement universel, mais le processus cognitif qui lui est rattaché semble l’être aussi.

Un troisième argument confortant l’idée d’une organisation hiérarchique des connaissances sémantiques en mémoire provient de la neuropsychologie et, plus particulièrement, de l’étude des troubles sémantiques associés à la démence de type Alzheimer. Dans la revue de la littérature effectuée par Nebes (1989), des observations de patients présentant des déficits différents selon le niveau de stockage des informations sémantiques sont rapportées (Schwartz, Marin & Saffran, 1979 ; Martin & Fedio, 1983 ; Huff, Corkin & Growdon, 1986). Les informations spécifiques seraient particulièrement affectées dans cette pathologie alors que les informations plus générales seraient plus longtemps préservées (Martin, 1992). Les travaux plus actuels de Sailor, Bramwell et Griesing (1998), basés sur une tâche de vérification de propriétés chez ce type de patients, confirment cet effet de l’organisation taxonomique sur le maintien des connaissances sémantiques en mémoire. Dans leur étude, les connaissances générales (relevant du niveau d’entrée ou de niveau supra-ordonné) semblent mieux conservées par les patients que les connaissances plus fines.

On peut noter que ce phénomène de préservation des connaissances générales plutôt que spécifiques ne semble pas être uniquement inhérent à la pathologie car certains travaux le relèvent également auprès de populations de personnes âgées ne présentant pas de pathologies particulières (Montanes, Goldblum & Boller, 1996 ; Baeckman, Small & Wahlin, 2001). Cet effet serait donc provoqué par le vieillissement normal et s’accentuerait avec une pathologie telle que la DTA.