II.4.1. Modalité de l’indice de récupération des connaissances sémantiques

Dès 1885, Cattell (cité par Ferrand, Segui et Grainger, 1995) a mis en évidence l’effet de la modalité de présentation des stimuli. Il a en effet observé que la lecture du nom d’un objet était toujours plus rapide que sa dénomination à partir d’un dessin. Cet effet fut ensuite confirmé et mesuré : la différence entre ces deux traitements est évaluée à 200 ms en moyenne (178 ms pour Theios et Amrhein, 1989 ; 173 ms pour Irwin et Lupker 1983, 260 ms pour Potter et Faulkonner, 1975)31. Cependant, lorsqu’il s’agit d’une tâche de catégorisation sémantique, la présentation imagée des stimuli favorise les réponses des sujets (Potter & Faulkonner, 1975 ; Riddoch & Humpreys, 1987). Ceci rejoint les observations de la neuropsychologie : les sujets DTA traitent généralement mieux et plus rapidement les items présentés sous forme imagée que sous forme verbale (McCarthy & Warrington, 1988 ; Farah et al., 1989 ; Farah & McClelland, 1991 ; Sheridan & Humphreys, 1993).

Ces données mettant en évidence des performances différentes selon le mode de l’indice (visuel ou verbal) pour récupérer l’information sémantique en mémoire ont généré un débat autour de la modularité de la mémoire sémantique. La première conception propose une division de la mémoire sémantique en deux sous-systèmes alors que la deuxième défend une mémoire sémantique unitaire.

Les observations de patients atteints de démence dégénérative pour lesquels il est possible d’observer une dissociation entre le traitement des dimensions visuelles (c’est-à-dire sur la forme) et verbales (par exemple, connaissances sur la fonction ou sur les capacités des objets) pour un même objet ont conduit Shallice et Warrington (1970) à proposer une organisation modulaire de la mémoire sémantique. Les informations sémantiques visuelles et verbales d’un même objet seraient stockées dans des sous-systèmes mnésiques sémantiques distincts (module visuel et module verbal). Ce modèle présente deux particularités : l’accès aux informations contenues dans un module est conditionné par une entrée relevant de la même modalité, et l’accès au nom de l’objet (extérieur à ces deux sous-systèmes) est possible à partir de l’un ou l’autre de ces sous-systèmes.

Suite à l’observation de patients aphasiques, Beauvois (1982) (puis développé dans Beauvois et Saillant, 1985) propose également une organisation en deux sous-systèmes de la mémoire sémantique mais modifie la proposition de Shallice et Warrington (1970). Beauvois postule que les informations picturales et verbales soient stockées dans des modules séparés dont l’accès serait conditionné par une entrée sur la même modalité. Cependant, contrairement au modèle précédent, les connaissances relatives à un même objet seraient stockées spécifiquement dans l’un ou dans l’autre de ces sous-systèmes, l’information contenue dans un système ne correspondrait donc pas à la réplication de l’information contenue dans l’autre sous système. De plus, dans ce système, le nom de l’objet ne serait accessible directement qu’à partir des connaissances verbales : les informations visuelles ne permettraient pas à elles seules d’y accéder, elles doivent activer de façon intermédiaire le module verbal.

La deuxième conception défend l’idée d’une mémoire sémantique traitant les dimensions visuelles et verbales dans un même système. Pour Caramazza, Hillis, Rapp et Romani (1990) un concept serait défini par un ensemble de propriétés (structurales, actions liés à cet objet et informations sur le lien entre cet objet et les autres objets du monde). Dans ce modèle OUCH (Organized Unitary Content Hypothesis), l’accès aux informations serait permis de façon multimodale, et ce quelle que soit la nature de la propriété à récupérer. Cependant l’accès à une information à partir de la modalité qui lui est habituellement associée serait tout de même privilégié. De plus, les mots permettraient d’accéder immédiatement aux propriétés qui définissent le concept (par exemple : “une fourchette est une fourchette car je mange avec”) alors que la modalité imagée permettrait d’accéder de façon automatique et simultanée à toutes les informations (“une fourchette est une fourchette car je mange avec et je peux manger avec car je constate qu’elle a des dents, un manche”...). Ce modèle suppose que ces propriétés sont plus ou moins liées les unes aux autres (on rejoint alors la notion de réseau). La modalité de l’indice de récupération de l’information conditionne donc le mode de récupération des propriétés même si, au final, l’ensemble des connaissances peut être récupéré quelle que soit sa nature.

La modalité visuelle ou verbale de l’accès aux connaissances sémantiques semble donc devoir être prise en considération dans des tâches cherchant à évaluer l’organisation des connaissances sémantiques. Cependant, d’un point de vue méthodologique, les paradigmes utilisés classiquement en psychologie cognitive pour rendre compte de ces effets ne nous semblent pas suffisamment rigoureux. La présentation des travaux de Montanes, Goldblum et Boller (1996) permet d’illustrer ce fait. La tâche des sujets consistait à classer des objets selon leur domaine (vivant ou non vivant) et leur niveau : “subordonné” (par exemple : fruit) ou “attribut” (par exemple : fruit exotique). Cette tâche, proposée à 39 patients DTA et 39 contrôles, était tout d’abord réalisée avec du matériel verbal puis, 24 heures plus tard, elle était à nouveau proposée avec du matériel imagé (dessin) aux mêmes sujets. Les performances obtenues avec les dessins étaient statistiquement équivalentes à celles recueillies lorsque des mots étaient impliqués, ceci amenant les auteurs à conclure à une absence d’effet de la modalité de présentation des stimuli. Selon nous, la méthode consistant à répéter la même expérience auprès des mêmes sujets et avec un court délai entre ces passations, implique sans doute des effets d’apprentissage et, de ce fait, les conclusions des auteurs sont fragilisées.

Aussi, dans nos expériences, nous étudierons de façon plus rigoureuse cet effet de la modalité des stimuli en constituant une expérience pouvant être présentée en version mot ou en version imagée. La passation de ces expériences sera réalisée par deux groupes différents mais dont nous nous serons statistiquement assuré, au préalable, de l’équivalence au niveau de l’âge, du niveau culturel... Ainsi, nous limiterons les biais éventuels et pourrons interpréter les différences observées entre les performances de ces groupes comme un effet du mode d’accès aux connaissances sémantiques en mémoire.

Notes
31.

Données rapportées par Boucart (1996).