III.3. Résultats et discussion

Deux analyses de variance à mesures répétées (Anova) ont été réalisées sur les temps de réponse des items expérimentaux (les erreurs ayant été exclues au préalable) et sur les taux d’erreurs38. Ces analyses comportaient les mêmes facteurs intra-individuels que dans l’expérience précédente : Niveau (entrée ou supra-ordonné) et Nature (fonctionnelle ou structurale). Ces analyses ont été effectuées pour les sujets (F1) et pour les items (F2).

Tout comme dans l’Expérience 4, il semble que les sujets jeunes se soient imposés une contrainte temporelle pour répondre. En effet, les temps de réponses (M = 1327 ms, MSD = 354 ms) s’accompagnent d’un taux d’erreurs non négligeable (10.7 %). Pour cette expérience, et comme pour l’Expérience 4, les performances obtenues par les sujets dans les tests de fluence sont pourtant compatibles avec les normes observées dans cette population et le pourcentage de temps déviants (temps de réponse supérieurs au temps moyen plus 2 écarts types) donnant lieu à une réponse erronée reste faible (2.14 %). Aussi ce taux d’erreurs semble être le reflet d’un compromis entre rapidité et exactitude (avec une préférence accordée à la rapidité) plutôt que la manifestation d’un réel déficit des connaissances sémantiques.

L’analyse des résultats confirme l’effet du Niveau, celui-ci est significatif pour les temps de réponse, F1(1, 12) = 9.744, p < .01, F2(1, 140) = 9.934, p < .01, et pour les taux d’erreurs, F1(1, 12) = 17.007, p < .01, F2(1, 140) = 17.705, p < .01,. Les sujets répondent mieux et plus rapidement aux informations vérifiables au niveau d’entrée qu’à celles qui le sont au niveau supra-ordonné. Ainsi, l’organisation hiérarchique des attributs d’un même objet se confirme : tout comme pour les noms des objets, les connaissances relatives aux propriétés qui les définissent s’organiseraient selon différents niveaux d’abstraction.

Lorsque l’on s’intéresse à la Nature de l’information, nous constatons que cette variable n’a pas d’effet global, que se soit sur les temps de réponse F1(1, 12) = 2.329, p > .05, F2(1, 140) = 2.372, p > .05 ou sur les taux d’erreurs F1(1, 12) = 1.215, p > .05, F2(1, 140) = 2.633, p > .05. Dans cette expérience, les informations structurales ne sont donc traitées ni plus vite, ni plus correctement que les connaissances fonctionnelles, ce qui n’était pas le cas dans la version imagée (Expérience 4) où un avantage global pour les attributs structuraux était observé. Ceci conforte l’interprétation que nous avions proposée pour expliquer l’effet de la nature de l’information sur les deux niveaux de stockage dans l’Expérience 4 : lorsque le mode de présentation des stimuli est strictement verbal, une stratégie basée sur l’image mentale est moins induite chez les sujets et, par conséquent, le traitement des informations structurales n’est plus globalement favorisé.

Les deux variables Niveau et Nature interagissent pour les temps de réponse, F1(1, 12) = 4.521, p < .05, F2(1, 140) = 4.885, p < .05. Pour les taux d’erreurs, on note une tendance pour les sujets (F1(1, 12) = 4.923, p =.06, F2(1, 140) = 2.74, p > .05) pour cette interaction. Ces deux interactions, présentées sur la Figure 22, permettent de préciser que la nature des connaissances sémantiques relatives aux attributs des objets affecte quand même les performances mais de façon différente selon les deux niveaux de stockage.

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Figure 22 — Interaction Niveau*Nature pour l’Expérience 6 pour les temps de réponse (à gauche) et pour les taux d’erreurs (à droite) illustrant une sensibilité différente à la nature de l’information pour les deux niveaux de stockage. Les liens en trait plein entre deux conditions indiquent une comparaison de moyennes significative à p < .05.

L’étude des contrastes issus de ces interactions sera présentée et discutée de deux façons, afin de nous permettre de mieux comprendre (1) l’effet du niveau selon la nature et (2) l’effet de la nature selon le niveau.

Conformément à notre hypothèse, la version verbale qui incite sans doute beaucoup moins à l’utilisation d’une stratégie basée sur l’imagerie mentale visuelle, permet d’observer des effets beaucoup plus massifs du niveau sur les attributs structuraux. Pour ces attributs, l’avantage du niveau d’entrée sur le niveau supra-ordonné pour les temps de réponse est encore plus marqué que dans la version imagée (différence entre la condition Entrée Structural et Supra-ordonné Structural : 66 ms dans la version imagée et 510 ms dans la version mot) et surtout, un avantage significatif est observé pour le niveau d’entrée sur les taux d’erreurs F1(1, 12) = 9.473, p < .01, F2(1, 140) = 3.645, p < .05. Rappelons que ce dernier fait n’était pas observable dans l’Expérience 4 (version imagée). La modification de l’effet du niveau sur les attributs structuraux selon que la présentation des stimuli est imagée ou verbale est d’autant plus remarquable que le passage entre ces deux versions ne s’accompagne pas de modifications des effets de niveau pour les attributs fonctionnels. Ces derniers sont en effet toujours mieux et plus rapidement traités au niveau d’entrée qu’au niveau supra-ordonné.

Ainsi, les analyses de l’effet du niveau selon la nature montrent que la version imagée (Expérience 4) favorisait globalement le traitement des attributs structuraux et cela au point de gommer l’effet de niveau pour ces attributs. Dans la version strictement verbale (Expérience 6), les attributs structuraux ne sont plus aussi globalement favorisés et leur facilité de récupération en mémoire redevient sensible à leur niveau de pertinence dans la hiérarchie.

Par ailleurs, les analyses des contrastes issus de ces interactions confirment un effet différent de la nature de l’information selon le niveau de stockage de l’information. Pour le niveau supra-ordonné, les sujets vérifient de façon plus correcte les informations structurales que les informations fonctionnelles, F1(1, 12) = 7.377, p < .05, F2(1, 140) = 4.901, p < .05, comme cela était déjà le cas dans la version imagée (Expérience 4). Pour le niveau d’entrée, ils répondent plus rapidement aux informations fonctionnelles qu’aux informations structurales, F1(1, 12) = 5.937, p < .05, F2(1, 140) = 7.033, p < .01. Lorsqu’il s’agit d’êtres vivants, les informations structurales sont donc les connaissances les plus facilement récupérables au niveau supra-ordonné alors les informations fonctionnelles semblent privilégiées au niveau d’entrée.

Ce résultat conforte donc l’interprétation que nous avions avancée à l’issue de l’Expérience 4 : les effets de la nature (fonctionnelle ou structurale) sont différents pour chacun des niveaux de stockage de l’information sémantique, ce qui suggère une relative indépendance de ces différents niveaux.

Etant donné que les Expériences 4 et 6 sont en tous points identiques (seul le mode de présentation des stimuli diffère entre les deux expériences) et que le nombre de sujets est le même dans les deux études, nous avons procédé à une méta-analyse consistant à comparer les performances obtenues par les deux groupes de sujet dans la version imagée (Expérience 4) et dans cette version verbale (Expérience 6). Ces comparaisons n’ont pas été effectuées à partir des contrastes issus des interactions de facteurs dans une analyse de variances générale, car de tels contrastes issus d’interactions entre une variable intra-individuelle et une variable inter-individuelle ne sont pas autorisés. Nous les avons donc réalisées avec le test t sur séries dépendantes non appariées39. Elles apportent des arguments supplémentaires en faveur de nos hypothèses et confirment que la présentation du matériel sous une forme strictement verbale et non plus en partie imagée s’accompagne de changements importants dans la configuration des résultats, à la fois pour les temps de réponse et pour les taux d’erreurs.

Concernant les temps de réponse, ceux-ci sont statistiquement plus rapides dans l’Expérience 4 (version dessin) que dans l’Expérience 6 (version mot) (différence 311.5 ms, t = 5.053, p < .01). Ce résultat est conforme aux données de la littérature qui montrent que, dans les tâches de catégorisation sémantique, la présentation imagée des stimuli favorise les réponses des sujets (Potter & Faulkonner, 1975 ; Riddoch & Humphreys, 1987 ; McCarthy & Warrington, 1988 ; Farah et al., 1989 ; Farah & McClelland, 1991 ; Sheridan & Humphreys, 1993). La Figure 23 présentant les résultats obtenus par les deux groupes dans ces deux expériences pour chacune des conditions expérimentales, permet d’observer le caractère particulièrement massif de cet effet : il se vérifie pour chacune des conditions expérimentales : pour Entrée Fonctionnel : t = 2.045, p = .05 ; pour Entrée Structural : t = 3.008, p < .01 ; pour Supra-ordonné Fonctionnel : t = 2.322, p < .05 et pour pour Supra-ordonné Structural : t = 2,793, p < .01.

La présentation verbale, plutôt qu’imagée, n’a statistiquement aucun effet global sur les taux d’erreurs (peut-être en raison de la trop grande ampleur des écarts-types). Mais l’analyse plus fine des contrastes pour chacune des conditions nous apprend tout de même que la version verbale (Expérience 6) conduit les sujets à faire plus d’erreurs que la version imagée (Expérience 4) pour les informations supra-ordonnées fonctionnelles, t =2.322, p < .01 et structurales, t = 2.793, p < .01. On peut noter que cet effet n’est pas observable pour les informations de niveau d’entrée. La présentation verbale plutôt qu’imagée ne conduit pas à une augmentation des taux d’erreurs pour ces informations, l’allure du graphique suggère même une tendance inverse.

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Figure 23 — Comparaison entre les performances obtenues par les sujets jeunes lors de la passation de l’Expérience 4 (version dessin) et de l’Expérience 6 (version mot). E = Entrée, S = Supra-ordonné, Fo = Fonctionnel, St = Structural. Les liens entre deux conditions indiquent une comparaison de moyennes significative à p < .05.

Ainsi, pour les jeunes adultes, le mode d’accès (verbal ou imagé) à l’information sémantique aurait un effet sur la récupération des connaissances à propos des attributs de l’objet reconnu grâce à cet accès : à partir d’une présentation verbale de l’objet en question, les connaissances sur les attributs seraient récupérées plus lentement, et ceci quel que soit le niveau de vérification ou la nature de ces attributs. Cet effet est encore plus accentué pour les informations supra-ordonnées car ces connaissances sur les attributs sont également récupérées avec plus d’erreurs. La présentation imagée du dessin d’un être vivant facilite donc l’accès aux connaissances sur les propriétés de cet être vivant par rapport à une présentation de son nom, et cet effet est encore plus net pour les attributs de niveau supra-ordonné. Par contre, pour les attributs de niveau d’entrée, la présentation imagée favorise moins nettement le traitement puisque l’accélération des réponses ne s’accompagne pas d’une baisse des taux d’erreurs. Encore une fois, nous recueillons ici un argument favorable à une différence et même à une certaine indépendance entre les niveaux de la hiérarchie taxonomique pour lesquels les attributs sont pertinents.

Concernant notre hypothèse sur l’utilisation d’une stratégie basée sur l’imagerie mentale par les sujets pour le traitement des informations structurales dans l’Expérience 4 (version imagée), deux résultats permettent de valider notre hypothèse : l’effet différent de la nature selon ces deux versions et l’effet différent du niveau sur les informations structurales selon ces deux versions.

Nous avons vu que la version strictement verbale de l’épreuve (Expérience 6) semble limiter les stratégies d’imagerie mentale visuelle, ce qui se traduit par une disparition de l’amélioration des performances pour les attributs structuraux et par une augmentation de la sensibilité des attributs structuraux aux effets de niveau. Une présentation strictement verbale des stimuli semble donc plus adaptée si l’on souhaite étudier l’organisation des connaissances sémantiques en mémoire (Honoré-Masson, 2002), sans que soit mises en oeuvre des stratégies d’imagerie.

Considérés dans leur ensemble, les résultats des Expériences 4, 5 et 6 confirment l’existence d’une organisation hiérarchique ou taxonomique des attributs d’un même objet en mémoire : les informations vérifiables au niveau d’entrée (c’est-à-dire vraies pour un être vivant particulier) sont traitées différemment des informations récupérables au niveau supra-ordonné (c’est-à-dire vraies pour l’ensemble de la catégorie plus large à laquelle il appartient). Cette organisation hiérarchique influencerait la rapidité et l’exactitude de l’accès aux informations.

Ces travaux mettent également en évidence une sensibilité différente de chacun des niveaux à la nature des attributs : les informations structurales sont privilégiées au niveau supra-ordonné alors que les informations fonctionnelles le sont au niveau d’entrée. L’indépendance des niveaux est également visible à travers l’effet du mode de présentation, verbal ou imagé, de l’information permettant d’identifier l’objet : la présentation imagée est encore plus facilitatrice pour le niveau supra-ordonné que pour le niveau d’entrée. Ces résultats suggèrent donc l’idée d’une indépendance des connaissances contenues à ces différents niveaux d’abstraction.

Afin de vérifier cette hypothèse d’indépendance, nous proposons une nouvelle expérience (Expérience 7) basée sur le paradigme d’amorçage de répétition.

Notes
38.

Les tableaux généraux des analyses Anova réalisées pour l’Expérience 6 sont consultables en Annexes (pages 31 et 32).

39.

Réaliser de telles comparaisons issues de ce type d’interaction n’est classiquement pas permis (bien que parfois rencontré dans la littérature). Toutefois, étant donné qu’elles sont directement liées à nos hypothèses, nous les avons tout de même calculées.