V.3. Résultats et discussion

Nous avons réalisé une analyse de variances à mesures répétées (Anova) pour les sujets sur les temps de réponse et sur les taux d’erreurs44. Ces analyses comportent un seul facteur intra-individuel : Condition avec 5 modalités : contrôle, supra-ordonné ontologique avec indice visuel, supra-ordonné ontologique sans indice visuel, supra-ordonné de domaine avec indice visuel et supra-ordonné de domaine sans indice visuel.

L’analyse des performances des sujets révèle un effet de la variable Condition pour les taux d’erreurs, F (4, 140) = 4.790, p < .01 mais pas pour les temps de réponse F (4, 140) = .935, p > .05. Les temps de réponses pour chacune des conditions sont statistiquement non différents. Ceci nous permet de penser que les sujets n’ont pas opéré de compromis entre la rapidité et l’exactitude de leurs réponses pour certaines conditions.

La Figure 29 présentant les taux d’erreurs des sujets permet de constater que ceux-ci ne produisent pas le même nombre d’erreurs suivant les conditions.

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Figure 29 — Taux d’erreurs pour chacune des conditions expérimentales de l’Expérience 8. Les liens entre deux conditions indiquent une comparaison de moyennes significative à p < .05.

La condition la plus difficile dans cette épreuve est la condition contrôle (15.75 % d’erreurs contre 11.6, 6.48, 8.33 et 6 %). Dans cette condition, rappelons que les propriétés n’étaient pas inférables à partir de l’un ou l’autre des deux niveaux supra-ordonnés ; elles pouvaient cependant être acceptées si un indice visuel présent sur le dessin étaient pris en compte. Ainsi, lorsque la vérification de la propriété est uniquement possible à partir d’un indice visuel directement lié à cette propriété, les sujets éprouvent plus de difficultés pour répondre que dans les conditions où cet indice est présent mais où la propriété peut aussi être inférée à partir d’un niveau supra-ordonné (différence entre la condition contrôle et la condition supra-ordonné ontologique : 9.26 %, F (4, 140) = 12.490, p < .01 et différence entre la condition contrôle et la condition supra-ordonné de domaine : 9.72 %, F (4, 140) = 13.77, p < .01). Ce résultat permet de conclure que les sujets ont utilisé dans cette expérience des connaissances sémantiques contenues dans leur mémoire pour vérifier les informations de niveaux supra-ordonnés, et que leur jugement ne s’est pas basé seulement sur la présence d’un indice visuel, même si ce dernier était directement lié à la propriété énoncée. Ainsi, même lorsqu’une inférence à partir de connaissances sur une catégorie supra-ordonnée n’est pas nécessaire, il semble que celle-ci soit tout de même spontanément réalisée.

Concernant l’hypothèse de l’existence de deux niveaux supra-ordonnés, nous n’observons pas de différence significative entre les conditions supra-ordonné ontologique et supra-ordonné de domaine, malgré nos attentes. Toutefois, l’allure du graphique ne va pas dans le sens contraire de notre hypothèse d’une différence entre les inférences réalisées à partir du niveau supra-ordonné ontologique et celles à partir du niveau supra-ordonné de domaine, les écarts-types étant cependant trop importants pour qu’une différence statistique n’apparaisse.

L’effet différent de l’indice visuel suivant ces deux niveaux constitue un argument plus convaincant en faveur de l’existence de ces deux niveaux de stockage et de leur indépendance. Nous pouvons en effet observer que l’indice visuel n’est pas utilisé de façon systématique selon le niveau supra-ordonné à partir duquel l’inférence peut être réalisée : son utilisation dépend du niveau de connaissances requis pour réaliser la tâche. Ainsi, la présence de l’indice visuel a un effet facilitateur lorsque le sujet peut répondre à partir de connaissances du niveau supra-ordonné ontologique (la comparaison entre les conditions supra-ordonné ontologique sans indice visuel et avec indice visuel est significative : F(4, 140) = 3.779, p = .05), mais pas lorsque les inférences sont à réaliser à partir de connaissances du niveau supra-ordonné de domaine (différence non significative entre les conditions supra-ordonné de domaine sans indice visuel et avec indice visuel : F(4, 140) = .781, p > .05). Ce résultat souligne donc l’influence différente de l’indice visuel dans une tâche où les inférences à réaliser impliquent différents niveaux de stockage de l’information.

Nos résultats tendent donc à suggérer l’existence de deux niveaux supra-ordonnés pour le stockage des informations sémantiques relatives aux attributs d’un même objet et soulignent l’indépendance des connaissances contenues à ces deux niveaux. De plus, le niveau de domaine présenterait un certain privilège car la vérification des attributs à ce niveau semble assez facile puisque les sujets n’exploitent pas l’indice visuel qui était pourtant disponible.

L’existence de deux niveaux supra-ordonnés stockant des connaissances indépendantes avait déjà été suggérée d’une autre manière par Bedoin et Brédard (2001). Ces auteurs ont en effet montré que le traitement d’un nouvel objet est plus facilement effectué à partir du niveau général du type Animal ou Artefact (ce qui correspond au niveau supra-ordonné de domaine dans notre expérience) qu’à partir du niveau infra-ordonné du type Oiseau, Mammifère ou Instrument de musique (niveau supra-ordonné ontologique dans notre expérience). Cette tâche consistait en une détection d’intrus au sein d’un triplet d’objets présentés sous forme de dessins. Deux de ces objets étaient familiers, le troisième non familier. Le sujet devait désigner “l’intrus sémantique”, c’est-à-dire l’objet ne partageant pas la même appartenance catégorielle que les deux autres. Par exemple, dans le triplet “poule, vache et autre mammifère non familier”, l’intrus est la poule car les deux autres sont des mammifères. L’objet non familier n’était jamais l’intrus. Pour réaliser correctement la tâche, cet objet non familier devait parfois être traité au niveau supra-ordonné ontologique (oiseau, mammifère, outil ou instrument de musique) comme c’est le cas dans cet exemple ; dans d’autres cas, il suffisait de le traiter à un niveau de domaine plus général (animal ou artefact) (par exemple, un mammifère non familier était associé à un canard et à une cuillère). Après une phase distractive, le sujet était invité à réaliser une nouvelle épreuve de détection d’intrus, basée sur le même principe. Cependant, les triplets n’étaient pas les mêmes : ils comportaient toujours l’objet non familier (il était donc rencontré pour la deuxième fois) mais celui-ci était toujours associé à d’autres objets qui formaient un contexte rendant nécessaire un traitement de cet objet non familier soit au même niveau que lors de la première phase, soit à un niveau différent. Par exemple, toujours pour le même exemple de triplet, le sujet traitait le triplet “poule, vache et autre mammifère non familier” dans la première phase (traitement au niveau supra-ordonné ontologique de l’objet non familier) puis, dans la deuxième phase, le sujet voyait ce même mammifère non familier associé à un oiseau et une clé à molette. L’intrus étant l’outil, l’item non familier devait être alors traité au niveau supra-ordonné de domaine.

Les auteurs ont montré que les temps de détection de l’intrus étaient plus courts lorsque l’objet non familier pouvait être considéré au niveau supra-ordonné de domaine plutôt qu’au niveau supra-ordonné ontologique. Aussi, parmi les différents niveaux supra-ordonné, le niveau de domaine aurait un certain privilège : celui de permettre une catégorisation plus rapide, sans doute parce qu’un faible nombre d’indices visuels est nécessaire à une catégorisation à ce niveau.

Ce bénéfice pour le niveau supra-ordonné de domaine par rapport au niveau supra-ordonné ontologique est cohérent avec les résultats de notre expérience. Toutefois, il est possible que ce privilège soit spécifique du domaine des animaux. En effet, l’expérience de Bredard et Bedoin (2001) montre que, dans le domaine des artefacts, le fait d’avoir traité pour la première fois un artefact non familier au niveau supra-ordonné de domaine facilite ensuite le traitement de ce même objet au niveau supra-ordonné ontologique, alors que l’inverse n’est pas vrai. Il semble donc que, lorsqu’il s’agit d’un artefact nouveau, les sujets ne traitent pas celui-ci seulement au niveau nécessaire à la tâche si ce niveau est trop général ; ils le traiterait aussi spontanément à un niveau plus fin pour l’identifier plus précisemment comme instrument de musique ou comme outil, par exemple. Cette recherche a également montré que ce traitement supplémentaire, par rapport à celui strictement nécessaire, n’était pas réalisé par un groupe de personnes âgées atteintes d’un début de DTA. Ce type de démence, connue pour ses incidences sur les connaissances sémantiques, présente donc pour la poursuite de nos travaux, un intérêt majeur. Elle nous permettra d’aborder la question de l’organisation des connaissances sémantiques à des niveaux différents ainsi que la question de l’évolution de cette organisation au cours du viellissement normal et pathologique.

Notes
44.

Les tableaux généraux des analyses Anova de l’Expérience 8 sont consultables en Annexes, page 44 bis.