I.1. Mémoire et vieillissement normal

Comme le rapportent Resnick et al. (2000), de nombreuses études comparant des populations jeunes et âgées ont révélé que le vieillissement s’accompagne d’une atrophie du cerveau se matérialisant à la fois par un accroissement de l’espace ventriculaire et par une perte de la substance blanche et grise. Le suivi longitudinal pendant un an effectué par cette équipe sur 116 personnes âgées de 59 à 85 ans a permis de quantifier cette modification pour les ventricules : à un an d’intervalle, le volume occupé par les ventricules augmenterait de 1526 mm3.

Différentes études rapportent que cette atrophie ne concernerait pas de façon identique toutes les zones du cerveau. L’hippocampe45 serait une structure cérébrale particulièrement affectée par le vieillissement (Jack, Petersen, O’Brien & Tangalos, 1992 ; West, 1993 ; Sullivan, Marsh, Mathalon, Lin & Pfefferbaum, 1995 ; Raz et al., 1997), tout comme les lobes frontaux et temporaux (Coffey et al., 1992 ; Cowel et al., 1994 ; Peters, Leahy, Moss & McNally, 1994 ; Murphy et al., 1996 ; Raz et al., 1997).

Ces modifications anatomiques ont des conséquences sur les capacités cognitives des sujets âgés (capacités langagières, motrices, mnésiques...). Dans les paragraphes suivants, nous nous intéresserons plus particulièrement aux effets du vieillissement sur les capacités mnésiques des personnes âgées.

Les déficits les plus classiquement rapportés pour cette population sont des troubles de la mémoire de travail (Daneman & Carpenter, 1980 ; Gilinsky & Judd, 1994), des perturbations de la mémoire à court terme (Fontaine, Isingrini, Gauthier & Cochez, 1991, cité par Fontaine, 1999), et un déficit attentionnel (sensibilité à l’interférence) (Craik, 1986 ; Nasr-Wyler, Pellerin & Piette, 1998).

L’étude réalisée par Fontaine et al. (1991), utilisant le paradigme de position sérielle, a en effet permis de montrer que le vieillissement affecte spécifiquement la récupération d’informations récemment stockées en mémoire alors que la récupération des connaissances contenues en mémoire à long terme n’est pas atteinte. Ces auteurs ont proposé une tâche de position sérielle à 240 sujets répartis dans 4 classes d’âge (25-45 ans, 60-69 ans, 70-79 ans et plus de 80 ans) et ont mis en évidence une baisse des performances pour les sujets âgés, ce déficit s’exprimant seulement sur les effets de récence et non sur les effets de primauté.

Ces difficultés s’expliquent par des déficits dans les processus d’encodage et de récupération.

Différentes études rapportent en effet des difficultés des sujets âgés dans les tâches de rappel libre (Isingrini, Hauer & Fontaine, 1996 ; Taconnat & Isingrini, 1996). Les auteurs expliquent cette difficulté par le fait que le vieillissement ne permettrait qu’un encodage superficiel des informations. Ceci rejoint le modèle de profondeur de traitement proposé par Craik et Lockart (1972) pour lequel une information peut être encodée en mémoire selon un continuum hiérarchique allant du plus superficiel (structural) ou plus profond (sémantique), mais également les perspectives actuelles sur la mémoire défendant l’existence d’une mémoire à traces encodées plus ou moins profondément. Cette difficulté d’encodage profond des informations peut trouver une explication dans l’altération du lobe frontal reconnu pour intervenir dans les processus d’inhibition. Au cours du vieillissement, le lobe frontal ne pourrait plus jouer aussi efficacement son rôle inhibiteur, et des informations externes viendraient parasiter le traitement des informations, ce qui empêcherait de les traiter de façon approfondie (Hasher & Zacks, 1988 ; Hartman & Hasher, 1991).

En ce qui concerne le processus de récupération, celui-ci semble également être affecté par le vieillissement. Certes, il est possible de faire disparaître les différences de performances observées entre les populations jeunes et âgées dans des tâches de rappel libre si l’on donne aux personnes âgées un indice dans la phase de récupération (Craik, 1986 ; Isingrini, Fontaine, Grellier & Sauger, 1990), mais l’analyse plus fine des erreurs produites par les sujets âgés montre qu’ils commettent tout de même plus de fausses reconnaissances (Fontaine et al., 1991 ; Insigrini, Vazou & Leroy, 1995).

On peut noter que l’effet du vieillissement sur les performances des sujets n’est pas linéaire. Dans les travaux de Fontaine et al. (1991), deux périodes semblent particulièrement critiques : le passage à plus de 60 ans et celui à plus de 80 ans. D’une façon globale, les performances du groupe des plus âgés (plus de 80 ans) sont 70 % moins bonnes que celles du groupe des plus jeunes (25-45 ans), mais les plus fortes baisses de performances s’observent entre les sujets jeunes et le groupe des 60-69 ans (baisse de 30 %), et entre le groupe des 70-79 ans et celui des plus de 80 ans (baisse de 29 %) alors que les performances déclinent seulement de 11 % entre les deux groupes intermédiaires (60-69 ans et 70-79 ans). Cette remarque rejoint celle de Cregger et Rogers (1998) qui insistent sur la nécessité de créer des sous-groupes dans la population âgée, même si ces deux équipes ne s’accordent pas sur les périodes charnières. Pour Cregger et Rogers (1998), l’effet du vieillissement est particulièrement massif après 70 ans : suite à la passation de tests de rappel immédiat et différé, ils observent en effet des performances équivalentes entre le groupe des 18-34 ans et des 60-70 ans, mais des performances particulièrement affectées pour le groupe des 71-82 ans.

Ainsi, le vieillissement s’accompagne de modifications anatomiques du cerveau qui se répercutent sur certaines capacités mnésiques des sujets. Dans le paragraphe suivant, nous verrons que ces modifications inquiètent les sujets âgés. Cependant, ces perturbations sont quantitativement et qualitativement moins importantes que celles observées en cas de pathologie. Nous verrons que la difficulté pour les praticiens est d’établir la frontière entre des perturbations mnésiques liées au vieillissement normal et des signes précurseurs de pathologie. L’étude de la plainte mnésique des personnes âgées apparaît alors comme un outil particulièrement intéressant pour effectuer cette distinction (Thomas-Antérion et al., soumis).

Notes
45.

Le vieillissement n’affecte pas l’ensemble de la structure hippocampique, les champs CA1 et CA3 sont en effet toujours préservés au cours du vieillissement (Rasmussen, Schliemann, Sorensen, Zimmer & West, 1996 ; West, 1993).