I.2.1. La plainte mnésique

La plainte mnésique est un symptôme subjectif dont le ressenti exprimé par le patient est celui d’un dysfonctionnement de ses capacités de mémorisation. Plusieurs études rapportent que cette plainte augmente significativement au cours du vieillissement (Derouesné, 1992 ; Dartigues, Gagnon & Michel, 1991 ; Ledanseurs, 1996). Mais l’âge n’est pas le seul facteur favorisant son apparition. Le faible niveau d’étude des sujets (Derouesné, 1992 ; Bolla, Lindgreen, Bonaccorsy & Bleecker, 1991), leur pauvre estimation de leur propre intégration sociale (Ledanseurs, 1996) et un état psychique perturbé46 favorisent l’apparition de cette plainte.

Les études longitudinales sur de grandes cohortes de sujets sont particulièrement précieuses pour connaître le devenir des personnes âgées présentant une plainte mnésique.

Schmand, Jonker, Hooijer et Lindeboom (1996) ont, par exemple, étudié une cohorte de 357 volontaires âgés de 65 à 84 ans exprimant une plainte mnésique, mais sans démence ou trouble psychiatrique sous-jacent. Après 3 années de suivi, 7.9 % des patients étaient devenus déments (nous reviendrons sur les critères permettant de définir un état démentiel). Des analyses complémentaires ont révélé que ces patients présentaient des scores plus faibles aux tests utilisés lors de l’évaluation initiale. Le suivi longitudinal effectué par Bowen, Teri, Kukull et McCormick (1997) pendant 4 ans auprès de 219 personnes âgées confirme l’importance du facteur prédictif de la plainte mnésique, et particulièrement lorsque celle-ci est associée à des performances déficitaires dans des tests mnésiques. 48 % des patients présentant ces deux caractéristiques ont en effet développé une démence contre 18 % des patients présentant uniquement une plainte subjective.

Ainsi, le risque de développer une démence est plus important lorsque le déficit mnésique objectif est, certes isolé, mais relevable. Toutefois, même en dehors de la présence d’anomalies dans les tests, la plainte mnésique peut être prédictive de pathologie.

L’étude Paquid (Dartigues, Gagnon & Michel, 1991) menée sur 1503 personnes de plus de 65 ans non démentes a permis de montrer que les personnes qui ressentent un trouble et qui présentent des performances normales aux tests mnésiques sont tout aussi susceptibles de développer une pathologie que les patients qui ont des performances mnésiques plus basses que la moyenne des sujets de leur âge (Gagnon, Dartigues & Mazaux, 1994). Le suivi longitudinal de Schofield, Jacobs, Marder, Sano et Stern (1997) sur 133 personnes âgées confirme que la plainte mnésique peut constituer, à elle seule, un indice de pathologie future.

De ces différentes études, il faut donc retenir que, lorsqu’un patient âgé exprime en consultation une plainte mnésique, il est pertinent de la prendre en considération, et ceci d’autant plus s’il existe un déficit objectif aux tests psychométriques. Alors que la plainte mnésique semble être un possible indicateur de début de pathologie, peu d’outils satisfaisants existent, selon nous, pour l’évaluer. Par exemple, l’échelle de McNair (1984), qui est pourtant classiquement utilisée pour cette évaluation, ne permet pas de faire la différence entre la plainte mnésique exprimée par un sujet anxieux, et par celle d’un patient présentant un début de démence. Le questionnaire d’auto-évaluation de la mémoire (QAM) proposé par van der Linden, Wyns, von Frenkell, Coyette et Seron (1989) paraît quant à lui plus pertinent pour l’évaluation des troubles chez des sujets cérébro-lésés que pour des sujets débutant une démence.

Partant de ce constat, nous avons participé à l’élaboration d’un questionnaire d’évaluation de plainte mnésique (QMP) permettant d’aider les praticiens à repérer une plainte en l’aidant à différencier efficacement une plainte bénigne d’une plainte plus sévère, et d’orienter ainsi plus rapidement les patients vers une consultation de mémoire spécialisée (Thomas-Antérion et al., soumis).

Notre questionnaire consiste en une liste de 10 questions abordant la mémorisation des faits récents, l’oubli des rendez-vous, la perte d’objets, l’orientation spatiale, le rappel d’épisodes entiers, le manque du mot, les activités quotidiennes et le changement de caractère en termes de repli. L’analyse des réponses fournies par 128 personnes (64 patients et 64 personnes âgées contrôles appariées en âge, sexe et niveau culturel) montre que notre questionnaire permet de différencier significativement les patients et les sujets contrôles47. Plus précisément, cinq questions semblent particulièrement permettre la différenciation entre les populations de patients et de sujets contrôles. Elles portent sur la perte fréquente d’objets personnels (et non simplement la recherche), la désorientation dans des endroits familiers, l’oubli d’événements vécus personnellement, et le sentiment de repli sur soi. Ce questionnaire de plainte mnésique ne constitue pas à lui seul un outil diagnostique. Toutefois, trois réponses positives à ce questionnaire doivent alerter le praticien et le conduire à diriger le patient vers une consultation médicale adaptée.

La plainte mnésique est donc à considérer lorsqu’il s’agit de déceler un état pré-démentiel. Lorsque cette plainte est associée à des troubles objectifs de la mémoire qui sont mis en évidence par des tests neuropsychologiques standardisés, la présomption d’un état pré-démentiel peut être formulé.

Notes
46.

La plainte mnésique est en effet largement rencontrée chez des patients souffrant d’anxiété (Thomas-Antérion, Dirson, Foyatier-Michel, Laurent & Michel, 1997), de troubles obsessionnels compulsifs (Thomas-Antérion, Cadet, Dirson & Laurent, 2002) ou d’état dépressif (Grut et al., 1993).

47.

Même si nous développerons que plus tard dans ce manuscrit les différents stades de la DTA, nous pouvons noter dès maintenant que les réponses obtenues reflètent la sévérité avec laquelle les patients sont atteints par la DTA (légère, modérée ou sévère).