I.3. Résultats et discussion

Pour chacun des groupes de sujets (patients et personnes âgées contrôles), nous avons réalisé deux analyses de variance à mesures répétées (Anova)54 sur les temps de réponse et sur les taux d’erreurs. Ces analyses comportaient deux facteurs intra-individuels : Niveau (Entrée ou Supra-ordonné) et Nature (Fonctionnelle ou Structurale).

Pour réaliser les comparaisons des performances entre les deux populations âgées (patients DTA et sujets contrôles), la forte différence de variances observée interdisait l’utilisation du test t, employé pour les sujets jeunes. Aussi, nous avons utilisé le test non paramétrique de Mann Whitney (U). Ce test statistique correspond à la version non paramétrique du test t. Il peut être appliqué à la comparaison de mesures indépendantes et n’est pas affecté par la présence de valeurs éloignées pour les deux groupes comparés.

La moyenne des temps de réponse pour les patients est de 3176 ms (MSD = 1763 ms) et s’accompagne d’un taux d’erreurs de 10.5 %. Les sujets âgés contrôles présentent une moyenne de temps de réponse de 2884 ms (MSD = 1319 ms) et un taux d’erreurs de 8.65 %. Les comparaisons indiquent que les temps de réponse et les taux d’erreurs sont statistiquement équivalents pour les deux groupes (U = 59, p > .05 pour les temps de réponse et U = 61, p > .05 pour les taux d’erreurs). La pathologie n’induit donc pas d’augmentation des temps de réponse ni des taux d’erreurs dans cette épreuve. Toutefois, une analyse plus fine des temps de réponse montre que les patients DTA produisent plus de temps déviants55 que les sujets âgés contrôles (respectivement 9.6 % de temps déviants sur l’ensemble des réponses pour les patients et 4.5 % pour les sujets contrôles, U = 34, p < .01). Ces temps déviants conduisent le plus souvent les patients vers la réponse correcte plutôt que vers une réponse erronée (F(1, 24) = 17.7, p < .01). Ces temps déviants sont donc davantage le reflet d’une hésitation des patients que celui de la perte d’une connaissance.

Ainsi, ces premiers résultats montrent que, d’une façon générale, l’intégrité du stock des connaissances sémantiques est préservée en début de pathologie, mais que les patients éprouvent une certaine difficulté pour accéder aux informations sémantiques contenues en mémoire : ils ont en effet besoin de plus de temps que les sujets contrôles pour récupérer l’information.

Concernant l’effet du niveau, celui-ci est significatif sur les temps de réponse à la fois pour les patients, F(1, 12) = 27.249, p < .01 et pour les sujets contrôles âgés, F(1, 12) = 18.865, p < .01. Pour ces deux groupes, les informations récupérables au niveau d’entrée sont plus rapidement traitées que celles qui le sont au niveau supra-ordonné. Cet effet du niveau ne se retrouve cependant pas pour les taux d’erreurs que ce soit chez les patients, F(1, 12) = 1.047, p > .05, ou chez les sujets âgés contrôles, F(1, 12) = 0.452, p > .05. Cette configuration des résultats est conforme à celle obtenue auprès de la population des jeunes adultes (Expérience 4). Aussi, nous permettent-ils de conclure que, pour ces trois populations, le rythme de récupération des connaissances sur des propriétés diffère selon le niveau auquel elles sont pertinentes. Le vieillissement, tout comme la pathologie, n’affecterait donc pas significativement cette différence de traitement ; ceci suggère alors une relative préservation de l’organisation des connaissances sémantiques au cours du vieillissement normal et au début de la DTA.

La nature de l’attribut (fonctionnelle ou structurale) a un également un effet sur les temps de réponse pour les sujets contrôles, F(1, 12) = 9.070, p < .05. Pour les personnes âgées contrôles, comme cela était déjà le cas pour les sujets jeunes, les réponses sont globalement plus rapides pour traiter les informations structurales que pour traiter les informations fonctionnelles. Pour les patients, nous observons seulement une tendance en ce sens, F(1, 12) =3.95, p = .07 .

Pour les sujets adultes jeunes, nous avions interprété cette facilitation du traitement des attributs structuraux comme le résultat de la mise en oeuvre d’une stratégie basée sur l’imagerie mentale visuelle. Cette facilitation, relevée les sujets âgés contrôles laisse donc penser que, eux aussi, auraient utilisé une telle stratégie. Or, les travaux rapportant les effets du vieillissement sur les capacités de génération d’images mentales montrent que les personnes âgées éprouvent des difficultés par rapport aux sujets jeunes pour cette opération (Craik & Dirkx, 1992 ; Bruyer & Scailquin, 2000). Cependant, d’autres travaux mettent en évidence que toutes les composantes du processus d’imagerie mentale visuelle ne sont pas affectées identiquement par le vieillissement. Dror et Kosslyn (1994) puis Brown, Kosslyn et Dror (1998) démontrent en effet que les opérations d’imagerie permettant d’ajouter des éléments à une image mentale et celles permettant de scanner cette image sont préservées chez les personnes âgées. Or, ces deux opérations sont justement celles requises dans notre expérience. La génération d’images n’est en effet pas nécessaire dans cette expérience, puisque le mode de présentation imagé du stimulus se substitue à cette étape. Le sujet n’aurait alors plus qu’à compléter l’image mentale du dessin présenté avec une connaissance sur une partie de cet objet (externe ou interne) puis à scanner le résultat pour voir s’il est en accord avec ses connaissances contenues en mémoire.

Pour les patients, l’effet global de la nature indique seulement une tendance. Aussi, il est possible que la pathologie commence à rendre moins efficace cette stratégie pour le traitement des informations structurales (ou à rendre sa mise en place difficile), ce qui provoquerait la diminution de l’effet de la nature. Le suivi longitudinal que nous avons réalisé pendant 18 mois auprès de ces patients nous permettra d’observer si ces capacités de complément et de scanning se maintiennent tout de même avec la pathologie ou si elles disparaissent définitivement avec la progression de la pathologie. La perte définitive de ces capacités se traduirait par une disparition du traitement privilégié des informations structurales que l’on pourrait observer (1) à travers l’effet global de la nature de l’information (il serait alors non significatif) et (2) à travers les analyses issues des interactions soulignant des effets différents du niveau selon la nature de l’information (rappelons que l’utilisation de la stratégie d’imagerie mentale visuelle chez les sujets adultes jeunes favorisaient la récupération des informations structurales –plutôt que fonctionnelles- au point de gommer l’effet de niveau pour ces informations : les informations structurales de niveau d’entrée étaient aussi rapidement traitées que celles du niveau supra-ordonné).

Concernant l’interaction Niveau*Nature, celle-ci est significative pour les patients DTA sur les temps de réponse F(1, 12) = 14.223, p < .01. Bien que celle-ci soit globalement non significative chez les sujets âgés contrôles pour les temps de réponse F(1,12) = 1.574, p > .05, la configuration des résultats selon les différentes conditions expérimentales reste la même pour les deux groupes. La Figure 31 présente ces interactions pour les temps de réponse, chez les patients (à gauche) et chez les sujets âgés contrôles (à droite).

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Figure 31 — Interaction Niveau*Nature pour l’Expérience 9 (temps de réponse) chez les patients (à gauche) et chez les sujets âgés contrôles (à droite). Les liens entre deux conditions indiquent une comparaison de moyennes significative à p < .05

Si l’on considère les effets du niveau de stockage de l’information selon la nature des propriétés, on relève pour les patients (comme pour les sujets contrôles) un effet du niveau sur les informations fonctionnelles. Les informations fonctionnelles sont en effet plus rapidement traitées au niveau d’entrée qu’au niveau supra-ordonné (pour les patients, F(1, 12) = 37.376, p < .01 et pour les sujets contrôles F(1, 12) = 14.838, p < .01). Par contre, pour les informations structurales, l’effet du niveau disparaît : les informations structurales sont traitées aussi rapidement au niveau d’entrée qu’au niveau supra-ordonné (pour les patients F(1, 12) = 0.647, p > .05, et pour les sujets contrôles, F(1, 12) = 1.574, p > .05).

Si l’on considère les effets de la nature de l’information selon les niveaux de stockage, les analyses de contrastes révèlent qu’au niveau supra-ordonné, les patients traitent plus rapidement les informations structurales plutôt que fonctionnelles, F(1, 12) = 16.533, p < .01 (à titre indicatif56, pour les contrôles âgés une tendance est relevée : F(1, 12) = 3.421, p = .07). Par contre, pour le niveau d’entrée, les informations donnent lieu à des temps de réponses statistiquement non différents pour chacun des groupes.

Prise dans son ensemble, la comparaison entre les performances obtenues par les sujets jeunes, les personnes âgées contrôles et les patients DTA, nous informe de la relative préservation des connaissances sémantiques en mémoire au cours du vieillissement normal et du vieillissement pathologique. La Figure 31, présentant les résultats pour chacun de ces groupes, permet en effet de constater une configuration de résultats identique pour les trois populations.

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Figure 32 — Présentation des performances (temps de réponse et taux d’erreurs) pour le groupe des adultes jeunes, des personnes âgées contrôles et des patients atteints de début de DTA (Expérience 9). E = Entrée, S = Supra-ordonné, Fo = Fonctionnel, St = Structural.

Toutefois, le vieillissement affecte la rapidité des sujets. On constate en effet que les sujets jeunes répondent plus rapidement que les sujets âgées contrôles (U = 2, p < .01). Cette augmentation des temps de réponse ne s’accompagne cependant pas d’une hausse des taux d’erreurs (U = 73, p > .05). Rappelons que les performances des patients, à la fois pour les temps de réponse et les taux d’erreurs sont statistiquement les mêmes que celles observées chez leurs contrôles. Le ralentissement général observé est donc inhérent au vieillissement et non à la pathologie.

A l’issue de cette expérience en version imagée, il serait hâtif de conclure que la pathologie n’affecte pas le traitement des connaissances sémantiques. La proportion plus importante de temps déviants donnant lieu à une réponse positive pour le groupe de patients par rapport au groupe de personnes âgées contrôles en témoigne par exemple. De même, concernant la capacité à utiliser efficacement une stratégie basée sur l’imagerie mentale visuelle, les résultats des patients et de leurs sujets contrôles ne sont pas totalement superposables. Pour les sujets contrôles, et comme cela était déjà le cas pour les sujets adultes jeunes, deux éléments permettent de suggérer l’utilisation efficace d’un tel processus facilitant le traitement des informations structurales : (1) un effet significatif de la nature (les informations structurales sont plus rapidement vérifiées que les informations fonctionnelles) et (2) une disparition de l’effet du niveau seulement pour les informations structurales (ces informations sont alors tout aussi rapidement vérifiées au niveau d’entrée qu’au niveau supra-ordonné). Or, pour les patients en début de DTA, on observe bien une absence d’effet du niveau sur les structurales (alors que le niveau a un effet significatif sur les fonctionnelles) ; mais la facilitation globale pour les structurales est seulement une tendance. Un seul des deux critères pour l’utilisation de la stratégie d’imagerie est donc présent chez les patients. Aussi, il semblerait que la pathologie affecte quelque peu cette stratégie basée sur l’imagerie mentale visuelle.

Le suivi longitudinal que nous avons réalisé pendant 18 mois auprès de ces patients nous permettra peut-être de confirmer ces observations et éventuellement de relever d’autres manifestations de la pathologie.

Notes
54.

Les tableaux généraux des analyses Anova réalisées pour l’Expérience 9, pour les patients DTA et pour les sujets âgés contrôles, sont consultables en page 45 et 46 des Annexes. Pour plus de lisibilité, nous ne présentons pas les résultats des analyses pour les items (F2).

55.

Pour rappel, les temps déviants correspondent à des temps supérieurs à la moyenne plus deux écarts-types

56.

Bien que l’interaction Niveau*Nature ne soit pas significative pour les sujets contrôles, nous nous sommes autorisés à effectuer les analyses de contrastes en raison de nos hypothèses et de l’aspect général des graphiques présentant une allure semblable pour les deux populations.