II.2. Résultats et discussion

Deux analyses de variance à mesures répétées (Anova)58 ont été réalisées sur les temps de réponse et les taux d’erreurs, pour les patients d’une part et pour les sujets contrôle d’autre part. Ces analyses comportent deux facteurs intra-individuels : Niveau (Entrée ou Supra-ordonné) et Nature (Fonctionnelle ou Structurale). Les comparaisons entre les deux groupes ont été réalisées avec le test non paramétrique de Mann Whitney (U).

La moyenne des temps de réponse est de 3522 ms (MSD = 1209 ms) pour les patients et de 2093 ms (MSD = 530 ms) pour les sujets âgés contrôles. Contrairement à l’expérience précédente (Expérience 9, version imagée), les patients vérifient plus lentement les propriétés que les sujets âgés contrôles (U = 19, p < .01). Ce ralentissement ne s’accompagne pas d’une augmentation des taux d’erreurs entre les deux groupes : les patients produisent en effet statistiquement autant de réponses erronées que la population âgée contrôle (respectivement 11.78 % et 11.22 %, U = 73,5, p > .05). La version entièrement verbale de cette expérience induit donc une certaine difficulté pour les patients. Mais cette difficulté n’est pas uniquement inhérente à la pathologie. En effet, la comparaison que nous avons effectuée entre les temps de vérification des propriétés des sujets jeunes et des sujets âgés contrôles indique un ralentissement global des temps de réponse pour les personnes âgées, U = 12, p < .01. Toutefois, l’analyse plus fine des temps de réponse pour les patients et les sujets contrôles montre que, dans cette version strictement verbale, comme dans la version imagée, les patients produisent plus de temps déviants que leurs contrôles (U = 43,5, p < .05). Ces temps déviants donnent plus souvent lieu à des réponses correctes qu’à des réponses incorrectes, F(1, 24) = 9.412, p < .01. Ces résultats nous permettent d’affirmer que le vieillissement affecte la vitesse de traitement de l’information mais que celle-ci est encore plus ralentie en cas de pathologie. Ce ralentissement pour les patients est interprétable comme une difficulté pour accéder aux connaissances sémantiques contenues en mémoire. Il traduit peut-être également le fait que, dans cette expérience strictement verbale, les sujets ne peuvent plus aussi facilement mettre en oeuvre la stratégie basée sur l’imagerie mentale visuelle qui facilitait le traitement des informations structurales dans la version imagée.

Les analyses de l’effet du Niveau montrent que les patients, tout comme les sujets âgés contrôles, vérifient plus rapidement les informations du niveau d’entrée que les informations du niveau supra-ordonné (pour les patients : F(1, 12) = 20.382, p < .01 ; pour les sujets âgés contrôles : F(1, 12) = 16.111, p < .01). Pour ces deux groupes, la vérification des informations au niveau d’entrée est aussi plus correcte (pour les patients, F(1, 12) = 10.427, p < .01 et pour les sujets âgés contrôles F(1, 12) = 14.681, p < .01). Ce traitement privilégié du niveau d’entrée est identique à celui observé auprès des jeunes adultes. Ceci conforte donc notre idée d’une certaine préservation de l’organisation des connaissances sémantiques relatives aux attributs des objets en mémoire malgré le vieillissement et le début de la DTA.

Concernant l’effet de la Nature de l’information, ce dernier n’est pas significatif chez les patients, ni sur les temps de réponse, F(1, 12) = 0.787, p > .05, ni sur les taux d’erreurs, F(1, 12) = 0.316, p > .05. Cette absence d’effet de la nature se vérifie également auprès des sujets contrôles pour les temps de réponse (F(1, 12) = 0.138, p > .05) et pour les taux d’erreurs (F(1, 12) = 0.16, p > .05). Dans l’expérience précédente (Expérience 9, version imagée), cet effet de la nature était pourtant significatif sur les temps de réponse pour les sujets contrôles et indiquait une tendance pour les patients : les informations structurales étaient traitées plus rapidement que les fonctionnelles. La disparition de l’effet de la nature dans la version verbale chez les personnes âgées (patients et contrôles) nous permet de suggérer que ces sujets avaient effectivement mis en oeuvre une stratégie basée sur l’imagerie mentale visuelle pour traiter les informations structurales dans l’Expérience 9 (version imagée). Rappelons que cette disparition de l’effet de la nature avec le changement de version de l’expérience (imagée puis verbale) était également relevée auprès de la population de sujets adultes jeunes et nous avait permis de parvenir à la même conclusion.

Les deux variables Niveau et Nature interagissent uniquement pour les temps de réponse, pour les patients et pour les sujets âgés contrôles (respectivement, F(1, 12) = 4.923, p < .05 et F(1, 12) = 7.872, p < .05). La Figure 34 présente ces interactions pour les patients (à gauche) et pour les sujets contrôles âgés (à droite).

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Figure 34 — Interaction Niveau*Nature pour l’Expérience 10 pour les temps de réponse pour les patients (à gauche) et pour les sujets âgés contrôles (à droite). Les liens entre deux conditions indiquent une comparaison de moyennes significative à p < .05.

Nous pouvons remarquer que l’allure globale de ces interactions est la même pour les deux groupes. Cependant, l’analyse plus fine des contrastes met en évidence quelques différences entre ces deux populations.

Si l’on considère l’effet du niveau sur la nature de l’information, celui-ci a un effet significatif pour les informations fonctionnelles et pour les informations structurales, pour chacun des deux groupes de sujets. Les informations fonctionnelles sont en effet plus rapidement vérifiées au niveau d’entrée qu’au niveau supra-ordonné (pour les personnes âgées contrôles : F(1, 12) = 61.802, p < .01) et pour les patients : F(1, 12) = 34.39, p < .01). De même, les informations structurales de niveau d’entrée sont plus rapidement traitées que les informations structurales de niveau supra-ordonné, pour les deux groupes (pour les personnes âgées contrôles : F(1, 12) = 15.159, p < .01, pour les patients : F(1, 12) = 7.436, p < .05). Rappelons que dans la version imagée (Expérience 9), l’effet du niveau était significatif seulement pour les informations fonctionnelles. Les informations structurales, étaient tout aussi rapidement traitées au niveau d’entrée qu’au niveau supra-ordonné. Ainsi, pour les personnes âgées (contrôles et patients), le changement du mode de présentation des stimuli induit une modification de l’effet de niveau pour les informations structurales, comme cela était déjà le cas pour les sujets adultes jeunes. Cette modification illustre le fait que dans cette version verbale, les sujets sont moins enclins à appliquer une stratégie basée sur l’imagerie mentale visuelle qui favorise spécifiquement le traitement des informations structurales. Cette facilitation était tellement massive qu’elle parvenait à gommer l’effet du niveau pour ces informations structurales. Dans la version strictement verbale, l’utilisation de cette stratégie est moins permise et, par conséquent, l’effet du niveau sur les informations structurales est observable chez les trois groupes étudiés.

Si l’on considère les effets de la nature de l’information selon les différents niveaux de stockage, des différences émergent entre les trois populations. Rappelons que chez les sujets adultes jeunes, la vérification des propriétés fonctionnelles (plutôt que structurales) était plus rapide au niveau d’entrée alors que le traitement des informations structurales (plutôt que fonctionnelles) donnait lieu à moins d’erreurs au niveau supra-ordonné.

Pour les sujets âgés contrôles, le traitement privilégié (en termes de temps de réponse) des informations fonctionnelles au niveau d’entrée se maintient. En effet, pour les sujets âgés contrôles, les informations fonctionnelles sont traitées plus rapidement que les informations structurales au niveau d’entrée, F(1, 12) = 5.139, p < .05. Notons que ce traitement privilégié des informations fonctionnelles ne s’observe pas sur les informations de niveau supra-ordonné, F(1, 12) = 2.893, p > .05. Bien que l’interaction entre les variables Niveau et Nature ne soit pas significative pour les taux d’erreurs, nous avons tout de même analysé les contrastes. Ces derniers nous apprennent que le traitement privilégié des informations structurales au niveau supra-ordonné se confirme chez les personnes âgées contrôles. Pour cette population, les informations structurales sont en effet plus correctement traitées que les informations fonctionnelles au niveau supra-ordonné (F(1,12) = 16.137, p < .01) alors que cela n’est pas le cas au niveau d’entrée, F(1, 12) = 3.479, p > .05.

Ainsi, il semble que les sujets âgés contrôles comme les sujets adultes jeunes présentent une sensibilité différente à la nature de l’information selon les niveaux de stockage de cette information : les informations fonctionnelles sont privilégiées au niveau d’entrée alors que les informations structurales le sont au niveau supra-ordonné. Ces observations s’accordent avec notre hypothèse d’indépendance des niveaux de stockage d’entrée et supra-ordonné et ajoutent que cette indépendance reste stable au cours du vieillissement.

Les données obtenues auprès des patients atteints de début de DTA montrent que cette sensibilité à la nature de l’information suivant les niveaux de stockage de l’information disparaît avec la maladie. Au niveau d’entrée, nous n’observons aucun effet de la nature : les informations fonctionnelles sont vérifiées aussi rapidement que les informations structurales, F(1, 12) = 1.546, p > .05. Au niveau supra-ordonné, les sujets vérifient aussi précisément les informations structurales que les informations fonctionnelles (F(1, 12) = 0.035, p > .05,)59.

Ainsi, alors que pour les personnes jeunes et les personnes âgées, le niveau d’entrée est le niveau de traitement privilégié des informations fonctionnelles et que le niveau supra-ordonné est celui des informations structurales, cette sensibilité à la nature de l’information selon les niveaux disparaît chez les patients atteints de DTA. Cela est l’indice d’une certaine disparition de l’indépendance des niveaux de connaissances sur les attributs.

La comparaison des performances entre les trois populations pour chacune des conditions (Figure 35) permet de mettre en évidence un phénomène particulier pour les informations supra-ordonnées fonctionnelles, qui pourrait lui aussi s’avérer être un effet de la DTA sur l’organisation des connaissances sémantiques en mémoire.

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Figure 35 — Graphiques des temps de réponse et des taux d’erreurs pour les trois populations (jeunes, âgés sains et patients DTA) ayant réalisé l’Expérience 10. (E = Entrée, S = Supra-ordonné, Fo = Fonctionnel, St = Structural).

Pour chacune des conditions, une augmentation progressive des temps de réponse entre les trois groupes est observable. Les sujets jeunes sont plus rapides que les sujets âgés contrôles (différence de 766 ms, U = 12, p < .01) qui, eux mêmes, sont plus rapides que les patients (différence de 1428 ms, U = 19, p < .01).

Concernant les taux d’erreurs, les analyses statistiques ne révèlent significativement pas de différence entre les groupes. Cependant, l’allure générale du graphique suggère une augmentation des erreurs due au vieillissement et qui s’aggraverait avec la pathologie. Cette augmentation progressive des taux d’erreurs est suggérée pour toutes les conditions expérimentales hormis pour la condition dans laquelle les items fonctionnels sont à vérifier au niveau supra-ordonné (condition S-Fo).

En effet, pour cette condition, et seulement pour celle-ci, l’augmentation des temps de réponse à travers les groupes s’accompagne d’une diminution des taux d’erreurs. Bien que la comparaison des performances pour cette condition entre les personnes âgées et les patients ne soient pas significative, U = 70, p > .05, l’allure des résultats tend à montrer l’apparition d’un phénomène tout à fait spécifique à ce type de propriété.

Ce phénomène pourrait correspondre à la manifestation d’un début de désorganisation des connaissances sémantiques en mémoire, celle-ci touchant dans un premier temps les informations supra-ordonnées fonctionnelles. Il se peut qu’au cours du vieillissement, l’accès à ces informations soit de plus en plus difficile et que cette difficulté s’accentue encore avec la maladie. Pour faire face, les sujets se verraient alors dans l’obligation d’adopter une stratégie et réaliseraient un compromis entre la rapidité pour donner leur réponse et l’exactitude de celle-ci : afin de pouvoir répondre de façon correcte aux informations supra-ordonnées fonctionnelles, ils mettraient plus de temps. Si cette hypothèse se confirmait, nous devrions observer, au cours du suivi longitudinal réalisé pendant 18 mois auprès de ces patients, une accentuation de ce compromis entre rapidité et exactitude pour ces informations supra-ordonnées fonctionnelles.

Ce suivi longitudinal nous permettra également d’observer d’autres effets de la pathologie et de confirmer nos observations à propos de la perte de l’indépendance entre les différents niveaux de stockage. En effet, les comparaisons entre les sujets adultes jeunes, les contrôles âgés et les patients DTA montraient que la sensibilité différente à la nature de l’information selon les niveaux disparaissait spécifiquement pour les patients. Si cela se confirme, nous devrions donc toujours observer un traitement équivalent des informations fonctionnelles et structurales, que ce soit au niveau d’entrée ou au niveau fonctionnel, pour cette population.

Notes
58.

Les tableaux généraux des analyses Anova, pour les patients et pour les sujets âgés, sont consultables en page 50 et 51 Comme précédemment, pour plus de lisibilité, nous ne présentons que les analyses par sujet.

59.

Rappelons que l’interaction entre les variables Niveau et Nature n’était pas significative sur les taux d’erreurs pour les patients mais, que, étant donné nos hypothèses, nous avons avons tout de même analysé les contrastes issus de cette interaction.