CONCLUSION GENERALE

Cette thèse proposait d’étudier à travers plusieurs populations la question de la mise en place, de l’organisation et de la déstructuration des connaissances sémantiques en mémoire. Sans prétendre couvrir tous les âges de la vie, cette recherche est résolument développementale, avec une approche surtout transversale (enfants, jeunes adultes et personnes âgées présentant ou pas une DTA), mais aussi longitudinale (patients DTA).

Pour chacune de ces populations, une de nos préoccupations a été de prendre en compte la spécificité de domaine, à la fois à propos des connaissances impliquées et des traitements qu’elles autorisent. Pour cela, nous avons utilisé des paradigmes variés mettant en oeuvre des principes inférentiels : épreuves d’induction, de choix forcé, de vérification de propriétés... Nous les avons préférés aux épreuves classiques de regroupement, ces dernières ne favorisant pas toujours la mise en oeuvre des compétences catégorielles les plus élaborées.

Une originalité de ce travail a été de mettre en place et d’utiliser à travers différentes expériences du matériel non familier (dessins et propriétés), rendant nécessaire l’utilisation de connaissances générales de domaine plutôt que de connaissances plus spécifiques.

Nos expériences réalisées auprès d’enfants de 3 à 11 ans ont permis de mettre en évidence que ces connaissances relatives au domaine plutôt qu’à propos d’exemplaires particuliers, sont utilisées de façon particulièrement précoce et sont même parfois préférées par les enfants. Lorsqu’ils sont confrontés à des dessins non familiers représentant des animaux ou des artefacts, ils sont en mesure de raisonner à partir de connaissances vraies pour l’ensemble du domaine auquel cet objet appartient et non pas uniquement à propos de connaissances relevant d’exemplaires spécifiques. Nos travaux permettent donc de souligner l’importance des connaissances de domaine dans la construction des concepts chez les enfants, sans toutefois remettre en cause l’existence de connaissances plus spécifiques qui, elles aussi, contribueraient à la mise en place des concepts. Parallèlement à l’utilisation de connaissances de domaine pour raisonner, les enfants restent sensibles à la familiarité des objets présentés. Aussi, nos expériences apportent un élément de réponse quant à la controverse à propos du caractère linéaire et unidirectionnel du développement de catégories de niveaux hiérarchiques différents : nous pensons que connaissances de domaine et connaissances de niveau “de base” interragissent dans cette construction.

Nos expériences montrent que l’utilisation parfaite des connaissances de domaine est permise à des âges différents selon le domaine de connaissances impliqué. Les enfants semblent en effet maîtriser plus précocement les connaissances à propos des animaux plutôt qu’à propos des artefacts. Le décours différent du développement des domaines de connaissances que nous observons apporte un argument supplémentaire aux théories actuelles du développement de l’enfant qui défendent l’existence d’un mode de construction spécifique pour chacun des domaines de connaissances. La construction et l’organisation des connaissances pour le domaine Animal seraient sous-tendues par un réseau de relations causales alors que pour le domaine des Artefacts, un tel mode de construction et d’organisation n’existerait pas, la base constituante étant plutôt basée sur la seule fonction des objets pour ce domaine.

Partant de ce constat de non-équivalence des domaines Animal et Artefact, nous avons choisi de nous intéresser à l’organisation des connaissances pour le domaine des êtres vivants chez les adultes. Nos différentes études valident notre hypothèse de l’existence d’une organisation hiérarchique ou taxonomique pour les attributs des objets en mémoire et non plus seulement pour les noms des objets. Ainsi, les attributs qui définissent un même objet seraient stockés à différents niveaux : niveau d’entrée, niveau supra-ordonné ontologique et niveau supra-ordonné de domaine (notons que cette distinction entre différents niveaux supra-ordonné est particulièrement originale). Chacun de ces niveaux serait indépendant. Cette indépendance se manifeste à travers trois indices : (1) des effets différents du changement de niveau de traitement d’un même objet entre deux jugements successifs de cet objet (rappelons que, pour un même objet, le traitement d’un attribut de niveau supra-ordonné n’entrave pas le traitement ultérieur d’un attribut de niveau d’entrée alors que l’ordre inverse de traitement produit une inhibition), (2) une utilisation non systématique des indices facilitant la vérification des informations à chacun de ces niveaux, et (3) une sensibilité différente de chacun de ces niveaux à la nature (fonctionnelle ou structurale) de l’information.

Concernant cet effet différent de la nature de l’information suivant les deux niveaux de stockage, l’expérience réalisée avec la technique de l’IRMf apporte des résultats fondamentalement nouveaux. En effet, alors que l’influence de la nature fonctionnelle ou structurale était toujours étudiée indirectement à travers l’opposition entre les catégories Animal et Artefact, nous montrons que, au sein d’un même domaine de connaissances (celui des animaux) ces effets peuvent être étudiés et ainsi comparés directement. Pour le domaine des animaux, les traits activent un réseau d’aires cérébrales différent de celui mis en oeuvre pour le traitement des propriétés structurales et ceci même lorsque les connaissances sont récupérées au niveau supra-ordonné, ce qui implique vraisemblablement une inférence catégorielle. La localisation de ces aires indique qu’elles sont directement liées à la perception ou à l’exécution de ces propriétés.

Les travaux conduits auprès des personnes âgées mettent en évidence que l’organisation des connaissances telle que nous l’avons décrite pour les sujets adultes jeunes se maintient au cours du vieillissement. Ces passations auprès de sujets adultes âgés ne présentant pas de pathologie particulière permettent également de montrer la préservation des capacités d’imagerie (et plus particulièrement de complément et de scanning) avec le vieillissement. Au-delà de cette observation, les expériences réalisées auprès des personnes âgées permettent de distinguer les effets du vieillissement des effets de la pathologie sur l’organisation des connaissances sémantiques en mémoire. Nos travaux conduis auprès de différents groupes de patients atteints de DTA confirment que cette pathologie affecte l’organisation des connaissances sémantiques en mémoire et permettent de préciser le décours de cette détérioration. L’organisation hiérarchique des connaissances sur les attributs disparaît progressivement et l’indépendance entre les niveaux , sans disparaître totalement, s’exprime de façon différente au cours de la progression de la pathologie : le niveau d’entrée et le niveau supra-ordonné sont affectés de manière qualitativement différente par la DTA.

Par ailleurs, notons que la prise en compte des temps de réponse des patients et non pas simplement des taux d’erreurs comme cela est très souvent le cas dans les expériences réalisées auprès de ces patients, permet de mettre en évidence des effets de la DTA non révélés jusqu’alors. Comme nous l’avons vu, les études rapportent classiquement une perte des informations spécifiques au cours de la DTA alors que les informations plus générales semblent relativement préservées, tout du moins au début de la pathologie. Cette observation est conforme à nos résultats car c’est effectivement pour les informations de niveau d’entrée (et plus précisément les informations structurales) que la perte du stock des connaissances débute (cette dernière se traduisant par une augmentation du temps de réponse corrélée à une augmentation du taux d’erreurs entre les patients DTA débutants et modérés, pour ces seuls attributs). Pourtant, dès la première passation de l’expérience en version verbale, nos résultats suggéraient la mise en place d’une stratégie particulière pour les informations supra-ordonnées fonctionnelles. Le suivi longitudinal ainsi que les passations conduites auprès des deux groupes de patients plus affectés par la pathologie ont montré que ce compromis entre rapidité et exactitude était spécifiquement développé par les patients pour faire face aux difficultés qu’ils rencontraient pour le traitement des informations de niveau supra-ordonné. La seule prise en compte des taux d’erreurs n’auraient pas permis une telle observation et aurait alors conduit à occulter l’effet initial de la DTA sur les informations de niveau supra-ordonné. Ainsi, la prise en compte conjointe des temps de réponse et des taux d’erreurs nous permet d’affirmer que la DTA affecte dans un premier temps l’accès aux informations de niveau supra-ordonné mais que, pendant un certain temps, les patients mettent en place une stratégie basée sur un compromis entre rapidité et exactitude pour lui faire face ; puis, la DTA conduit à une perte du stock des connaissances de niveau d’entrée. Enfin, lorsque la stratégie palliative trouve ses limites, la perte du stock des connaissances supra-ordonnées survient.

Ce travail montre donc que la prise en compte des temps de réponse des patients est fondamentale. Nous pensons qu’il serait particulièrement intéressant de développer d’autres tests en prenant en considération ce critère. Peut-être que cette variable dépendante permettra de mettre en évidence des indicateurs subtiles et spécifiques à la DTA. Ainsi, ces travaux trouveraient une application directement pratique, éventuellement comme outils d’aide au diagnostic. Nous pouvons noter que dans cette optique, nos deux épreuves de vérification de propriétés (version verbale et version image) sont utilisées ponctuellement au sein du service de Neurologie de l’Hôpital Bellevue de Saint Etienne. Leurs passations ont par exemple permis de préciser le diagnostic de démence sémantique pour la patiente JR. Cette patiente, âgée de 58 ans, présentait un manque du mot grandissant (noms des fleurs, noms des animaux...) que les batteries de tests classiquement utilisées ne parvenaient pas à objectiver. La passation de nos deux épreuves (version verbale et imagée), ainsi que celle du questionnaire de sémantique général élaborée par O. Moreaud dans le cadre de sa thèse (2000) ont permis de révéler des déficits particulièrement fins pour cette patiente65. Cette contribution montre donc toute l’importance de l’application de tels tests a des cas “pratiques”.

D’autres pistes de recherche ultérieures émergent de cette thèse. Par exemple, concernant les travaux auprès des enfants, nous pensons qu’un suivi longitudinal serait particulièrement précieux pour observer plus en détails la construction des connaissances conceptuelles et ce, particulièrement entre trois et sept ans, une période apparaissant comme charnière pour l’élaboration de ces connaissances. De plus, la tâche d’induction (Expérience 3) que nous avons réalisée pour les enfants est actuellement intégrée dans plusieurs recherches dont une portant sur les connaissances conceptuelles chez les enfants dysphasiques. Chez ces enfants, les données montrent que l’ajout d’informations verbales dans l’épreuve incite ces enfants à produire d’avantage d’inférences catégorielles que perceptives. Malgré les difficultés langagières massives des enfants dysphasiques, ces derniers parviennent tout de même à tirer un bénéfice de la présence d’informations verbales. La mise en évidence de ce bénéfice montre tout l’intérêt pour ces enfants d’une prise en charge laissant une large part au contexte langagier.

Lors de cette thèse, nous avons également élaboré plusieurs projets d’expériences portant particulièrement sur le domaine des artefacts. Nous souhaitions connaître et quantifier l’importance de dimensions telles que la fonction de l’objet, l’intention de l’utilisateur envers cet objet, l’influence de l’utilisation d’un objet dans un rôle autre que celui qui lui est habituellement associé... car peu de choses sont connues à propos des bases constituantes de ce domaine des artefacts. La poursuite de ces travaux est un de nos objectifs.

Notes
65.

Le cas de cette patiente a fait l’objet d’une récente communication lors de la Réunion de la Région Sud-Est (Lebrun, Collomb-Lazzerini, Thomas-Antérion & Laurent, 2002).