Comportement durant l’entretien :

Différent de tous les autres interviewés, il se dressait devant moi, assis sur la chaise, le dos droit, regardant tout droit, dans une autre direction que la mienne.

Interprétation

Il commence son discours à la première question, sans reprendre souffle, il donnait l’impression d’être un élève sérieux récitant sa leçon, sans même y mettre ni virgule ni point, il s’arrêtait parfois, pour avaler sa salive, puis continuait à la même allure. Malgré le fait qu’il était, selon ses dires, presque analphabète, il utilisait un vocabulaire riche de la langue arabe mais qui rappelait celui quutilisent les enquêteurs. Il semble qu’il tentait de me laisser dans la confusion, face à ce tas d’informations transmis en une seule fois. J’ai découvert son plan, après certaines questions, il était obligé de répondre par la vérité, c’est ainsi que j‘ai su qu’il a deux mariages qui vont en parallèle et un enfant de chacun.

En ce qui concerne son crime, il le nie et ne semble pas concevoir sa culpabilité envers la victime.

Comme je l’ai déjà dit, il aborde abondamment sa vie d’enfance, les enfants étaient nombreux, son père ne pouvait pas les supporter, «ma mère ne travaillait pas, elle nous couvait dans la maison, nous avons déménagé chez mon grand-père paternel, à cause de la pauvreté et la guerre, une fois, (comme s’il racontait un conte de fée), un obus est tombé sur la maison, par suite, mon père et mon oncle sont décédés (sans aucune émotion, il continue), j’avais six ans, mon frère aîné dix ans et ma petite soeur dix mois, après la mort de mon père, maman nous a distribués dans des écoles d’orphelins, où ils nous frappaient, mon frère s’est blessé, ma mère l’a retiré, moi, j’ai pris la fuite de l’école vers un champ, à force que j’ai couru, j’ai dormi sur du carton et de l’herbe pour que personne ne me voie. Je suis allé à la maison, je l’ai observée du loin, j’ai ramassé les croûtons des trottoirs, j’ai passé une semaine sur cet état, après, mon oncle m’a attrapé et fait rentrer dans la maison, j’ai pleuré, elle (sa maman) m’a fait retourner dans l’école, je lui demandais de me mettre dans une école publique, les professeurs ne s’intéressaient pas à l’élève (je ne sais pas de quelle école il s’agit, de l’orphelinat ou l’école publique ?), mon frère commençait à travailler, (il joue avec un crayon entre ses doigts), il a travaillé pour une période puis a voyagé vers l’Allemagne.....».

A dix ans, il commence lui-même à travailler, à 15-16 ans « j’ai commencé à observer les miliciens armés dans les rues, cela me plaisait, je joignis le milice X, j’avais quinze ans, après ils m’ont donné des armes et de l’argent, j‘ai participé aux combats, j’avais aucune peur de la mort, quand ma mère m’a vu dans cet état, qu’ils me mettaient face à tous les dangers et les combats sans m’en apercevoir, elle m’a dit viens, prends une douche, m’a donné des nouveaux habits, elle avait déjà préparé mon passeport et un billet d’avion, j’ai suivi mon frère ! » Là-bas, se situe un autre épisode de ce feuilleton où il sera une victime facile face à d’autres sortes de dangers : « j’ai appris la langue, j’ai travaillé aux interdits, avec des gens mauvais, j’ai une fois essayé une cigarette (du haschich), j’ai senti le vertige, je l’ai abandonné, j’ai travaillé dans le vol et les femmes, le vol des vêtements, pour ne pas être différent des autres, puis je suis allé à Genève, où j’ai eu des aides sociales, je me suis marié avec une femme de ce pays, ça a pas trop duré avec elle, ici (au Liban) j’étais fiancé à ma cousine, là-bas, j’ai changé d’avis, j’avais vingt et un ans, mon frère me faisait promener au bord du lac. »

A.H semble être l’enfant type d’une enfance abandonnée et délaissée qui a éprouvé toutes les sortes de dangers et de violences, qu’elles soient physiques ou psychologiques, qu’une enfance peut subir. Enfant battu, qui a subi la violence psychologique et physique, enfance perdue entre la pauvreté, la séparation et une famille désunie, tels sont les grands titres de la vie de A.H.

D’autre part, dans ce témoignage, nous pourrons détecter un besoin énorme de s’identifier voire d’être semblable. Tout d’abord, durant son adolescence perdue, il observait les miliciens se promener dans les rues, les armes à la main avec toute la force et le pouvoir qu’ils pouvaient représenter à cette époque, un désir d’appartenance et d’identification nous semble apparaître. Il se joint à la milice dans un essai d’identification, et il commence réellement ses actes de délinquance. A quinze ans, une arme à la main il affrontait la peur, la solitude et la mort seul sur le front, était-il toujours attiré par la pulsion de mort, vers la fusion primaire ? Passerait-il à l’acte face à un sentiment émergeant de non existence ?

D’autre part, le désir d’identification nous fait supposer que dès le départ, son identité était peut-être mal intégrée. De son père, il raconte peu de chose, presque rien, qu’un seul souvenir qui lui reste toujours dans la tête : la scène de son enterrement ; un vécu de séparation pourrait alors être évoqué.

Il semble que l’environnement de A.H. ait rendu vulnérable le développement affectif et psychologique de l’enfant, avec tout ce qu’il présentait à l’époque : une famille nombreuse, pauvreté et misère, espace étroit où vivait la famille, enfance abusée, peur et guerre sans oublier bien sûr la disparition tragique du père...etc.

A.H est le cadet de neuf enfants « nous étions l’un après l’autre » signale qu’il n’y avait à peine une année entre chaque enfant. Il semble que sa mère est à ses yeux comme une mère instable, que l’arrivée d’un nouveau bébé semble être conçu comme le signe de sa trahison.

Il signale une insomnie ainsi qu’une angoisse insoutenable, il nous semble que le sujet a été confronté à des événements durant lesquels son intégrité physique semble avoir été menacée, que la réaction de A.H à ces événements s’est traduite par une peur intense, un sentiment d’impuissance ou d’horreur, souvent il lui arrive de revoir la scène de l’enterrement de son père « on nous a dressé devant la tombe166 de mon père, mes frères pleuraient, moi, j’étais un peu loin, j’ai voulu pleurer mais j’ai pas pu, comme si quelqu’un me tenait, j’étais debout sur une haute place, personne ne me voyait, ma soeur s’est illustrée devant la tombe, mon père était souriant, ouvrant un seul oeil, chaque fois, je me reste seul, je revois cette scène », « je ne peux pas rester seul, j’aime blaguer avec les autres. »

Il semble que devant un tel événement, l’absence des signes de deuil peut marquer des déficiences importantes dans son développement. De son père, il ne retient que ce souvenir, au cours de l’entretien, il n’aborde plus son souvenir. Le père était présent-absent, absorbé par son travail, semblant incapable de servir à l’enfant de repère d’identification et d’intériorisation.

D’autre part, dès son dernier mariage, qui va de même avec son passage à l’acte délictuel, il se sent beaucoup mieux, cette angoisse s’est relativement retirée : « à présent, je deviens plus calme (il regarde vers le sol), je pense à tout ce qui ce passe maintenant ».

Trouverait-il le calme et la paix après la décharge de son passage à l’acte ? Etait-il si mauvais à supporter, qu’il fallait le décharger à tout prix ? Connaîtra-t-il une récidive ?

D’autre part, « à présent je pense à tout ce qui ce passe ». Ce dernier témoignage avec d’autres nous font penser à la scène primitive et nous demander comment il pourrait concevoir la réalité sexuelle de ses parents.

Tous les membres de la famille dormaient dans une seule chambre, il se peut que A.H ait entendu ou surpris ses parents durant un rapport sexuel, depuis, il entend souvent comme des hallucinations « des voix terrifiantes, des cris, pas un qui demande le secours mais comme si quelqu’un veut attaquer. » Serait-ce en rapport avec le bruit du coït parental, incompris encore à ce stade de l’enfance, il semble que, aux yeux de l’enfant, la violence régnait dans cet acte. Etait-il victime d’un vécu narcissique précoce, en voyant sa maman subir cette violence ? S’identifierait-il à son père en mettant en acte lui-même la violence pratiquée dans les combats et l’affront à la mort ?

De sa mère, il dit : « on lui a pas encore rendu hommage, elle a beaucoup sacrifié pour nous et a durement travaillé pour nous, elle l’est toujours, elle souffre pour nous, elle est très croyante, elle s’est jamais remariée à cause de nous. » Il paraît idéaliser l’imago maternelle. Face au mot “mère” il répond “c’est toute la vie”, au mot : “seins” il dit “tendresse, appartenance et affection”. Aurait-il un désir de retour vers l’objet primaire ?

D’autre part, entre « elle nous couvait » et « nous a distribués », qui y a-t-il de changé ? Entre avant et après, il paraît que tout a changé! Avant la mort de son père, elle les couvait à la maison, après, elle les a distribués dans des écoles d’orphelins, un sentiment d’abandon serait-il évoqué ?

A un autre niveau, nombreuses sont ses expériences d’amour l’attachant à des filles de tout type et de toute nationalité, avec qui il investissait son énergie libidinale et essayait toutes les passions ; il s’épuisait lui-même, de la drogue jusqu’aux relations les plus sensuelles.

Chercherait-il l’imago perdue d’une mère instable ?

Des cauchemars nocturnes et des hallucinations qui vont de pair pourraient être le signe d’une menace de castration ou d’un stress post-traumatique, cela nous fait penser que l’enfant a peut-être été victime d’un abus sexuel.

Il semble que le jeune enfant revive le traumatisme par des souvenirs répétitifs et envahissants, des cauchemars relatifs à l’agression ou des rêves effrayants, des réveils nocturnes brutaux seraient-ils après un stimulus extérieur ou des situations symbolisant les circonstances de l’agression sexuelle?. Serait-ce la cause de sa fugue de l’école ? « Parfois, je vois des rêves dangereux, je vois des ogres en forme d’un être humain voulant m’attaquer dont je peux le vaincre, d’autres fois je vois une femme (peut-être que l’enfant a attribué au père la castration de la mère, l’absence du phallus, à laquelle l’enfant s’était initialement identifié. Il nous semble que ce douloureux constat a peut-être obligé l’enfant à se poser le problème de sa propre castration, qui normalement et le plus souvent émané de la femme), cela se répète toujours, je l’ai vue une fois, durant mon enfance, une femme avec des longs ongles, m’attaque, m’attrape dans les places sensibles du derrière et du devant dans une salle dans une cave (représenterait-elle le dedans, la cavité l’intérieur de la femme ?), une fois, j’étais endormi ici (en prison), couvert d’un drap, quelqu’un est venu m’attraper dans mon cou, après il s’est envolé avec le drap, ce dernier est resté sur les grilles de la fenêtre, mais lui, je l’ai pas vu, j’ai retiré le drap, j’ai mis mon dos à côté de la mur, j’ai récité quelques lignes du Coran et je me suis rendormi ».

D’autres propos qui peuvent aller dans le même sens sont plus tard avancés, la présence « d’une odeur, je peux pas la préciser, mais je la déteste, elle se crée sans en avoir une trace, j’avais vingt-sept ans (l’âge de son dernier mariage et son passage à l’acte), je senti que quelqu’un me pique dans mon buste à cause de cette odeur », « j’ai, un goût bizarre dans ma bouche », « souvent en dormant, je sens quelqu’un me tenir, me laisse pas bouger, (je lui demande ; ici ou dehors ?) Non dehors, ici rien m’est arrivé en prison, je me rappelle une fois (toujours dans la période juste avant son passage à l’acte), je dormais chez mes beaux-parents, je l’ai senti comme s’il tenait fort tout mon corps, j’ai pas pu bouger de toute ma force, j’ai essayé de faire bouger ma langue, j‘ai lu du Coran jusqu’à, enfin il m’a relâché ! » Tout cela pourrait nous faire imaginer les détails d’un abus sexuel, l’odeur de l’agresseur, comment peut-être il le serrait contre lui en paralysant son autonomie, le forçait-il à exécuter des actes que l’enfant pouvait juger nocifs ? A.H passerait-il à l’acte criminel par identification plutôt introjection de l’agresseur ?

Ce traumatisme était-il si insoutenable, obligeant l’enfant à le refouler pour pouvoir garder son équilibre intérieur, le précipiterait-il dans la psychose ? « J’avais treize ans, j’étais assis, un grand oiseau est descendu avec le coucher du soleil, son visage est rouge, ses yeux sont noirs, il avait des plumes vertes et un mélange doré, j’ai crié à mes parents, ses pieds et mains étaient pour un être humain, mais son visage pour un oiseau.»

Il paraît qu’il fonctionne sur un clivage de moi et un déni comme sorte de défense, il nie son crime « mon beau-frère m’a inventé ce procès, je lui ai auparavant envoyé dix milles dollars, ils les a mis sous son nom, il veut pas me les rendre ! »

L’identification à l’agresseur, l’introjection de l’agresseur, le futur passage à l’acte, seraient-ils d’autres mécanismes de défense ?

Notes
166.

- Selon sa religion, le corps est enterré directement dans la terre sans cercueil.