Interprétation

« Nous habitions à Byblos188, le père est un salarié dans le centre historique de ruines de Byblos, nous sommes treize enfants, je suis l’aîné, ma mère travaillait dans un atelier de laine, à cause de la guerre, une explosion dans la maison a abouti au décès de ma mère en 78, j’avais vingt et un ans, le plus petit avait sept ans. Notre maison est formée de deux chambres, mes parents dormaient dans une et tous les autres enfants dans l’autre chambre. J’étais marié depuis six mois, et j’habitais Beyrouth, j’ai épousé ma femme contre la volonté de nos parents189, à cette époque j’étais membre dans un parti armé, mon salaire ne me suffisait pas mais comme je travaillais avec les grands190, alors tout était à la portée de mes mains ».

Avant d’aborder l’interprétation, plusieurs questions sont en relation avec le décès de la mère ; ses propos, à mon avis, manquent beaucoup de vrais détails ; il a dit « explosion dans la maison » et non un obus, alors l’accident était de l’intérieur, leur maison était formée de deux chambres qui abritaient quinze personnes avec les parents, le plus petit avait sept ans, c’est étonnant que la mère soit la seule victime dans cette petite surface surpeuplée. Ce qui nous fait douter de la réalité de cette histoire surtout que notre sujet était membre d’un parti, il pourrait posséder, chez lui, soit des armes soit des explosions, sa mère en serait-elle victime ? Des témoignages ultérieurs montreraient son état psychologique de désarroi suite à son décès, il en a beaucoup souffert, il a mal vécu sa disparition. D’autre part, une relation très profonde le liait à sa mère :» ma mère s’occupait beaucoup de moi, plus que les autres, elle comptait sur moi, je changeais191 ma soeur, je balayais, je faisais le ménage, elle avait envers moi une sorte de tendresse en plus, mon père est plus âgé que ma mère de 23 ans environ, très fatigué par son travail, il rentrait la nuit après la permanence, j’avais un professeur, ma mère invitait un missionnaire de la religion chrétienne, il dormait chez nous, j‘avais quatorze ans. Les deux (la mère et le père) étaient durs avec nous, notre famille n’accepte pas le faussé (les mauvais comportements), ils nous disaient pourquoi vous êtes différents de la famille, quand on faisait des bêtises, il (le père) nous frappait et nous attachait à une corde, les deux étaient responsables de nous battre »

Un paragraphe riche en significations et pour lequel l’association libre pourrait nous donner plusieurs clés. Un père âgé, qui passait tout son temps au travail, rentrant très fatigué, 23 ans plus âgé que la mère, présent-absent, n’admettant pas les mauvais comportements de ses enfants, n’ayant que la violence comme moyen d’éduquer, toute communication avec ses enfants est exclue, pour punir, il l’attache pour des heures entières, suite à n’importe quelle faute ; nous ne savons pas exactement comment notre interviewé vivait cette punition, il semblerait qu’il était face à une menace d’anéantissement, A.A. semble vivre un traumatisme narcissique précoce dur et que, par manque d’identification primaire, son identité sexuelle s’est mal installée. Un traumatisme narcissique, qui va jusqu’à la peur d’effondrement lui-même et par suite le fait d’exister rentre en jeu. A.A. passerait-il à l’acte délictuel face à ce sentiment pour prouver son pouvoir, voire sa puissance d’exister ?

Cependant et malgré l’absence d’une imago paternelle fixe, A.A. va la chercher auprès du parti, il travaillait avec les «grandes personnes», un autre substitut. Même parfois la mère, le battait fort, le sentiment de la bonne mère et la mauvaise mère peut être évoqué, mais il semble que A.A. projetait toute sa haine vers son père, il est presque totalement absent dans l’entretien.

L’ambiguïté des sentiments envers la mère peut être évoquée ; une jeune femme, beaucoup plus jeune que son mari, qui ne lui donne aucune satisfaction comme femme ni épouse, une femme insatisfaite par son mari, est selon Freud, une mère hyperprotectrice et hyperanxieuse pour son enfant sur lequel elle transfère son besoin d’amour et éveille en lui une précocité sexuelle ; aurait-elle trouvé en son fils aîné un substitut affectif, en lui faisant croire qu’il est le préféré et pour cette raison qu’elle compte sur lui, l’obligeant à faire le ménage, à s’occuper de la maison, de ses frères et soeurs, le battre parfois ?

Il semble que A.A. fonctionne sur un certain clivage, pour ne pas haïr sa mère, il lui donne une excuse, il s’est convaincu que c’est par amour qu’elle se comporte pareillement et qu’elle réagit par amour et non pas par indifférence ou haine. Sa mère, semble-t-il, est à la fois « froide et chaleureuse » ; « aimable et haïssable », une mère instable qui d’autre part et selon ses propos, en lui demandant s’il y a un secret dans sa vie, ayant l’envie de le partager avec quelqu’un, il répond : « non, il n’y en a pas, à mon avis, tout ce qui est caché, certes, un jour, il en reviendra » ; puis après quelques secondes « ma mère s’occupait beaucoup de moi, elle mettait l’ordre à mes cravates, elle faisait briller mes souliers pour être le meilleurs des gens, après sa mort, je suis resté deux ans perdu » ; un secret caché qui reviendra, de lequel il parle, s’agirait-il de la scène primitive et du coït parental ? Sa découverte de la réalité sexuelle de ses parents était-elle si triste, si dure à croire ? Le fait de croire qu’une autre personne prend la place supposée réservée à lui seul ? Sa première relation sexuelle à l’âge de 14 ans est considérée à ses yeux comme sa première transgression de la loi, est-ce pour cette raison que sa mère a appelé l’aide du missionnaire, est-ce pour le corriger ?

Malheureusement, le contenu de l’entretien nous révèle peu de choses sur la scène primitive et sur comment il la concevait.

D’autre part, l’association libre nous a mené vers un autre secret ; le soin de sa mère, pourquoi ce soin est-il vu comme un secret ? Il nous semble que la mère initiait une relation incestueuse avec son fils qui n’est pas forcement une relation physique mais qui, suivant les circonstances de cette dernière, un mari âgé, absorbé par son travail, ne pouvant remplir son rôle en tant qu’époux etc...., tendait à mettre son fils aîné dans la place de l’époux, ce qui a perturbé le développement de son identité ainsi que la hiérarchie des rôles et la fonction de chaque membre de la famille. A.A rêve toujours de cette époque, il tend toujours vers ce temps-là, le temps de sa mère, le temps de la sécurité, de l’union mère-fils, un sentiment d’anéantissement semble surgir de cette séparation : «j’avais un manque d’affection car ma mère est morte et je suis devenu étranger dans une région étrangère, j’avais besoin d’une personne qui me soulage et d’être à côté de moi» répond-il à une question de maladie, il conçoit son manque d’affection comme une maladie ; la disparition de sa mère semble le mettre face à un sentiment d’anéantissement, il se sent sur le point de s’effondrer dans un monde devenu, à présent, étranger, il semble qu’au départ, la séparation mère-fils est mal vécue, son identité subjective est perturbée, et suite d’un manque d’un repère d’identification paternelle fixe ou d’intériorisation, l‘identité sexuelle de A.A. soit mal instaurée.

D’autres témoignages révèlent son angoisse face à cette situation ; « je suis très triste à un degré de mourir, je pleure quand je suis loin de mes parents », il semble qu’il tend toujours à la période mère-fils ; « une idée me venait toujours à la tête, c’est de revenir et vivre auprès de mes parents, mais les circonstances politiques192 me le permettaient pas», «je suis très triste, mais je le laisse pas apparaître», sa tristesse et sa mélancolie sont toujours en rapport avec la séparation de la mère, passerait-il à l’acte, à chaque reprise, suite à un surgissement de sentiment d’effondrement ?

Revenant à sa tâche ménagère, forcé à l’admettre, car en cas de refus, non seulement il pourrait perdre la place privilégiée auprès de sa mère mais son amour de même. Il faisait le ménage, cette tâche supposée réservée aux filles, même, il changeait les couches à sa petite soeur ; il découvre la différence des sexes, l’organe de sa soeur, la peur de la castration peut-être alors vécue, A.A. peut se raconter une histoire : si je continue toujours à prendre le rôle des filles alors je peux devenir comme elles : « châtrées », si je refuse, je perdrai l’amour de ma mère, alors la peur de castration vient de la mère.

Le complexe d’oedipe avec tous ces significations et représentations semble encore non résolus chez A.A. Les rôles du trio : père, mère, fils, semblent être toujours confondus, le mot père évoque l’idée de la mère et cette dernière l’idée des enfants, tout se mélange chez A.A. Il tend toujours à cette période d’union, il dessine une scène folklorique, en disant « à chaque fois, je vois une scène vieille, ancienne qui me renvoie au passé, je prouve l’envie de pleurer ».

Notes
188.

- Une ville à l’Est de Beyrouth.

189.

- Dans notre société, normalement, le mariage doit avoir l’approbation des parents des deux côtés, si non, il est dit « khatifé » qui, en arabe prend le sens de kidnapper, en signe de l’enlèvement de la fille de sa maison sans le consentement des parents.

190.

- D’importantes personnes qui ont un cadre intéressant dans le parti et possédant de nombreux privilèges.

191.

- Les couches.

192.

- Son propre parti, à une période donnée, se scinde en deux sous partis adversaires entre eux bien qu’ils appartiennent à la même religion. D’ailleurs, il attribue son premier divorce à ces raisons-là, sa femme et son frère (celui de l’épouse) appartenaient à un sous parti différent du sien.