Interprétation :

Il débute l’entretien en parlant de sa famille d’origine : « la relation entre la mère et le père, pas de fratrie de mon père et ma mère, j’en avais mais ils sont décédés, la maison s’est écroulée sur eux et je suis resté, j’ai survécu et la mère, sa tête s’est ouverte d’en haut, et enfin, elle a eu une défaillance mentale, mon père passait la soirée chez des gens, et après il s’est remarié206. Parfois, je vivais seul et d’autre fois chez mon père, j’étais enfant quand elle s’est écroulée, je me rappelle pas tellement. Ils n’étaient pas en bonne relation (ses parents) puis ils se sont séparés, à cette époque, je travaillais dans le tabac207, quand mon père s’est marié, je suis resté seul, ma mère vivait à X208, je lui rendais visite parfois, quand, je me suis marié, je lui ai emmenée vivre chez moi, ma belle-mère n’était pas bonne, je fréquentais peu la maison (de son père), car elle faisait une scène à chaque fois qu’elle me voyait du loin, mon père était maçon. J’ai fait la connaissance de ma femme, parce que j‘ai vécu dans le même village, j’ai parlé avec son père209, j’avais pas de problème avec n’importe qui, j’étais toujours à l’écart ».

A signaler que sa réponse garde une certaine logique selon la question posée, sans que l’association libre perde son efficacité, il a suivi la méthode la plus traditionnelle dans son mariage où l’amour n’était pas impliqué. Il semble, que pour lui, ce qui lie un couple soient les enfants, l’expérience avec ses parent en est la démonstration.

Nous pouvons remarquer que sa vie familiale d’origine a été marquée par une date séparant les bons des mauvais souvenirs, c’est celle de l’accident catastrophique! F.I était tout petit, il ne se rappelle rien de l’accident, cela voudrait il dire qu’il ne veut pas s’en rappeler ? Mais nous savons bien que tout est retenu au fond de l’inconscient, un tel accident incompréhensible aux yeux de l’enfant ne peut être passer inaperçu ou être sans conséquences ; le bruit des fracas, les images qui se sont déroulées, le sang, l’odeur de la poussière, les affects douloureux, etc.... Tout peut-être refoulé à force de cette violence.

Dans le reste de l’entretien, F.I ne dit plus rien de ses parents, nous remarquons qu’il ne veut pas aborder ses souvenirs d’enfance surtout à propos de ses parents, mais il est évident que F.I. a vécu un traumatisme narcissique précoce réactivé plus tard par un second accident, où il tombe du haut d’un immeuble en construction : « ça m’a causé une faiblesse sexuelle », deux accidents qui ont mis en jeu l’identité de F.I, voire son existence toute entière.

Les soins parentaux ont brusquement cessé, les figures parentales ne présentaient plus des repères d’identification. L’accident a perturbé le processus affectif de l’enfant, des éventuels dangers sont à craindre, qu’ils viennent du dedans (les pulsions) ou de dehors (les défaillances de l’environnement).

L’environnement de F.I. ne pouvait désormais s’adapter d’une façon appropriée à l’enfant ; la maman s’affaiblit, le père est présent absent, il ne répond pas aux besoins de l’enfant, l’enfant n’acquiert pas le rapport à la loi, en fait de tout, il a donc été obligé soit d’assurer sa propre protection soit de pousser la société à le protéger afin d’avoir une chance de reprendre son évolution vers l’intégration. Il quitte la maison, mène sa vie à un âge très précoce, malheureusement, nous ignorons les détails de cette époque qui pourraient nous être utiles.

En lui demandant que lui dit le mot «père» il dit vite : - qu’est-ce-tu en veux dire ? Je réponds :- tu vas me le dire. - j‘ai pas compris la question, mais après quelques instants il ajoute : « Il est tout dans la vie!» Il répète la même chose pour le mot mère. Père, mère sont les deux imagos susceptibles de fonder le Moi et par suite son identité, leurs absences se traduiraient-elles par son sentiment de peur d’anéantissement ? Comme pour essayer de retrouver un autre repère d’identification, il s’intègre tôt à un parti armé. Cette appartenance refléterait-elle son besoin d’intégration, à la place de la protection que pouvait offrir la famille ? Il utilise la protection offerte par le groupe, cependant ses actes ultérieurs peuvent montrer que cette «thérapie- protection» est insuffisante, le besoin d’avoir une instance persiste, sans cependant pouvoir s’identifier à celle-ci.

Maintenant on peut comprendre ce que signifiait le mot « maison » pour lui : «celui qui n’a pas de maison, ne possède rien», car si une bonne maison est si importante au développement de l’enfant, ce n’est pas nécessairement une belle maison avec tout le confort, étroite, peut être mais, qui dans l’esprit de l’enfant est associée à son père et à sa mère.

Par faute d’intégration, F.I. se sent incapable de faire partie d’un groupe qui est tout d’abord sa famille plutôt que ses parents, puis la société, il n’a pas ni amis ni copains, il se mêle peu aux gens.

Se blâmerait-il toujours d’avoir survécu tandis que toute sa fratrie a trouvé la mort, déplacerait-il ce blâme vers son père qui a survécu lui aussi sans aucune trace. La mère semble-t-il, inconsciemment s’accusait ainsi que le père de cet accident, affligé de la perte de presque tous ses enfants, les querelles commencent, l’enfant, témoin des malentendus et problèmes de ses parents, semble mal supporter mal cette situation, ne la comprend pas, ce qui selon Freud exciterait la vie affective de l’enfant- Serait-ce pour cette raison (les querelles) qu’il a toujours cru que l’accident a causé une défaillance mentale à sa mère, car si cela était vrai, cette dernière serait incapable de vivre et de mener les tâches de sa vie seule, loin du village où elle est née210 contrairement à ce qui se passait.

A propos de son mariage, s’agirait-il, selon Winnicott211, d’un acte hétérosexuel compulsif, où l’individu cherche à abîmer ce qui est parfait ou être lui-même abîmé et donc à ne plus être parfait, afin d’atténuer son angoisse ?

D’après son témoignage, nous remarquons qu’il s’entend mal avec son épouse, pour lui son rôle se limite à l’enfantement, il ne prend pas son avis dans la vie, il semble que la seule communication entre eux soit l’acte sexuel.

Après le décès de son fils, le blâme se transfert pour s’installer chez son épouse, il lui reproche la mort de son fils : « nous nous entendons mal, mon épouse et moi, elle n’est pas encore divorcée, elle m’a envoyé demander le divorce, elle veut les enfants et l’appartement, j’ai pas accepté, ça lui suffit pas d’avoir perdu le fils et moi je suis en prison, moi, quand j’allais là-bas212, je le gardais, je tâchais à ce qu’il ne suive aucun parti ni X, ni Y, pas de loi au monde accepte qu’un garçon sur sept filles va seul vers une loi suicidaire, pourtant, le mien n’est pas meilleur que ceux qui ont trouvé la mort au Liban, toi, t’as des parents et tu connais l’affection des parents, ma femme est divorcée législativement213, ma femme m’a acheté par le sang de mon fils et m’a hérité, moi, j’ai demandé aucun sou de mon père! Même, mon fils (qui a cinq ans) je l’ai fait sortir de l’école pour le faire travailler, je veux pas une huitième fille, il faut qu’il travaille, depuis bien longtemps et je travaille moi-même ». Des sentiments d’angoisse, de blâme et de haine se distribuent partout autour de lui, sa femme, son père pour enfin atteindre toute la société, qui à son avis a contribué à la mort de son fils, il semble qu’il fonctionne dans une sorte d’amnésie qui lui sert de défense, il oublie que lui personnellement était membre du même parti armé dans lequel il occupait un poste militaire sensible.

Il éprouve la plus grande joie de sa vie : « quand j’ai eu mon second fils, parce qu’il est venu après sept filles, j’ai senti que j’ai le monde à ma possession, mais malheureusement, la chance ne s’est pas accomplie (il essuie ses larmes de sa chemise), parce qu’il avait trois mois quand je suis rentré chez lui et puis on m’a dit du décès de mon fils, j’ai trop souffert, moi ! »

Serait-il à la recherche du phallus paternel ? «Le monde à ma possession», se sentirait-il enfin le posséder ? Posséder quelque chose peut provoquer une peur de le perdre, passerait-il à l’acte de viol, face à ce sentiment de perte ? La pénétration lui assurerait-elle un état de réassurance après avoir prouvé son existence ? Passerait-il à l’acte face à un sentiment d’anéantissement ? Vaut-il mieux exister en prison qu’être anéanti ?

Des circonstances qui lui ont amené en prison, regardant par la fenêtre, il dit : «c’est très difficile à te répondre, un silence, c’est difficile..., les circonstances qui m’ont emmené ici, je vais te raconter, mon procès est « faire perdre la virginité », ces informations où vont-elles aller ?

Pour l’étude seulement (il hésite un moment), si tu veux pas, c’est bon!

Tu peux laisser tomber à condition que ça n’affecte pas ton travail ?

Comme tu veux!

Puis il passe au sujet de son fils décédé, cependant, à la fin de l’entretien et sans qu’il s’en rende compte, je lui demande l’âge de la jeune fille qui l’accusait sans utiliser le mot «victime », il répond « seize, dix-sept, malheureusement elle a témoigné contre moi que c’est vrai, mais je sais qu’elle eu un accident, une voiture l’a fait voler, je sais pas ce qui est fait est fait (pour indiquer que c’était plus fort que lui ou qu’il s’est passé sans qu’il l’aperçoive), mon destin est de dormir en prison ».

Après ce témoignage, je lui demande de dessiner, il est agressif et enfin, dessine un pigeon.

Notes
206.

- Sa religion lui permet un double mariage.

207.

- Sa culture est très connue dans sa région.

208.

- Un quartier très populaire de la capitale.

209.

- C’est la méthode traditionnelle du mariage, il faut d’abord avoir la permission et l’accord du père.

210.

- En absence des proches pouvant les aider.

211.

-D.W. WINNICOTT, Déprivation et délinquance, traduit de l’anglais par Madelaine Michelin et Lynn Rozas, Payot, 1994, p.250.

212.

- Dans leur village.

213.

- Leur religion peut accorder le divorce à la femme si cette dernière le demande.