Interprétation

Il débute l’entretien ainsi : « Mon père est mort, ma mère nous a quittés, on a grandi chez notre grand-père (paternel), j’ai des soeurs, trois filles, moi je suis unique, l’aîné s’est décédé dans un accident de voiture, j’étais en service militaire, mon père est laboureur, j’ai une bonne relation avec mes grands-parents, je me rappelle pas de mon père, je me rappelle ma mère, mon grand-père nous frappait pour ne pas aller chez elle, il disait si elle vous voulait, elle aurait dû rester avec vous, il avait raison mon grand-père, elle s’est mariée, je sais qu’elle a eu une fille, on la visitait jamais. Mon père est décédé durant la guerre (il frotte ses mains... sourit) ma grand-mère est très tendre avec nous, mon grand-père de même (il sourit), je travaillais, on voulait m’emmener dans un institut qui s’occupe des enfants des martyrs, mon grand-père n’a pas accepté, il a dit, je les élève moi-même ».

Ce témoignage peut nous révéler plusieurs affects vécus durant l’enfance. Le tout petit enfant a premièrement perdu son père qui était lui aussi soldat217, il ne se rappelle rien de lui, toute sorte de présence physique et morale est tout à fait absente, de plus on le prive de sa mère.

Plus tard, à la fin de l’entretien, il nous fait partager un secret ; avant le mariage de ses parents, le père a kidnappé sa future épouse dans une montagne et l’a violée!

Pour des raisons que nous ignorons, il paraît que les grands-parents de A. M ont séparé les enfants de leur mère, à la fin de l’entretien nous découvrons qu’elle a elle-même choisi cette séparation cependant les grands-parents les frappaient pour assurer la continuité de cette séparation.

L’enfant est brutalement déraciné. Des sentiments d’une grande intensité sont éveillés ; tout semble incompréhensible autour de lui, la guerre, la perte de son père et cette obligatoire séparation loin de sa mère et tout ce qu’elle représente. Il est apparemment mis à la porte de chez lui, aucun lien dorénavant n’existe entre son passé et son présent actuel.

Nous sommes invitée à nous demander s’il a vite accepté de s’installer chez ses grand-parents ou s’il se fixait sur les souvenirs de sa propre famille ? Malheureusement, l’entretien ne nous permet pas d’en savoir plus, nous ne savons pas comment il appréhendait tous ces changements, comment étaient ses réactions à cette époque. Est-ce qu’il connaît des énurésies, des actes de vols, bref, des comportements qui peuvent traduire son inadaptation ? L’unique entretien n’est pas suffisant!

En étudiant les enfants évacués, durant la deuxième guerre mondiale, Winnicott remarque que l’enfant a une capacité limitée à garder vivante en lui la représentation d’une personne aimée, lorsqu’il n’a plus aucun contact avec elle, et que la séparation s’accompagne d’une idéalisation d’autant plus forte que le décalage entre la réalité et le fantasme est important. Dans notre cas, il se peut que l’enfant s’inventait une mère imaginaire idyllique, s’agirait-il d’une mère phallique ? Serait-il toujours parti à sa recherche ?

Les efforts de sa famille substitut, semble-t-il, ainsi que son environnement n’étaient pas adaptés aux besoins d’un tout petit enfant, pourtant indispensables à l’édification de sa santé psychique.

Son échec à l’école contrairement à toute sa fratrie, serait-il parmi les premiers signes de son inadaptation, qui malheureusement serait passé inaperçu ? De plus, il nous révèle que son grand-père lui fournissait toujours de l’argent sous la pression de sa grand-mère qui semblait être sous l’emprise de son petit-fils. Ce comportement ferait-il symptôme, serait-ce une autre sorte d’inadaptation précoce ? Il épuisait, semble-t-il, sa grand-mère par ses demandes afin de l’inviter à lui dresser les limites dont il avait besoin.

Cela lui cause toujours de la détresse et de l’angoisse : « je pense toujours de cette vie, comment je suis élevé sans père et sans mère, comment j’ai pas suivi des études, toute ma fratrie en ont suivi et moi je sais ni écrire ni lire, je suis dans l’armée et mon frère est mort, et moi qui va m’offrir, je pense, je pense, ça cause un mal à la tête, je suis à ma place, je joue au foot ou aux cartes avec mes copains, je perds le temps » ; reprocherait-il à ses grands-parents de n’avoir pas perçu sa demande d’aide ?

La famille n’est pas seulement tenue de nourrir et abriter l’enfant, mais doit répondre à ses besoins.

Dans son environnement actuel, il semble qu’il n’ait pas su jusqu’où pouvait aller son agressivité sans qu’elle devienne destructrice, et il ne peut distinguer le fantasme de la réalité.

L’enfant a perdu son objet primaire et par suite il paraît être incapable de produire une identification primaire, ce qui a perturbé son identité. Malgré les efforts de sa grand-mère qui le gâtait beaucoup, il semble que cette dernière n’a pas pu remplacer la mère ni dans ses représentations ni pouvoir réellement répondre à ses besoins affectifs. Par suite l’imago maternelle de l’enfant est restée, semble-t-il, absente et pour combler ce vide de représentations, il semble que l’enfant a eu recours à des fantasmes. De même, quant au père, l’absence aurait pu être de même idéalisée comme étant un héros de guerre, peut-être l’enfant essayait-il de s’identifier avec cette imago paternelle forte qui ne durera pas aussi longtemps, une fois affrontée à la réalité, il fait de son frère aîné un substitut qu’il va malheureusement perdre aussi, une partie de son témoignage pourrait nous indiquer que le frère aîné de A.M remplaçait le père en termes d’identification : « mon frère est mort, et moi qui va m’offrir ? » Sa mort le mettrait-il face à un sentiment d’anéantissement qui le conduit au passage à l’acte ?

Découvrant l’histoire du viol de sa mère (nous ignorons comment et de qui il reçut ces informations ?), cet acte pourrait entraîner à ses yeux la destruction et l’effondrement de la personne de sa mère chère et idéalisée par des fantasmes se rapportant à la séparation, serait-il face à un sentiment d’anéantissement personnel, à une menace d’identité ?

Pour lui, il n’a jamais rien accompli dans sa vie. Il est toujours triste, très nerveux. «je travaille dans l’usine (en prison), nuit et jour la tristesse me quitte pas ».

Des sentiments de compréhension et de haine sont plus tard évoqués envers sa mère : « Il l’a violée, c’est pour ça qu’elle nous a quittés après sa mort, elle m’a envoyé une lettre comme si elle est ma mère réelle, celle qui m‘a élevé, mon copain l’a lue, il a commencé à pleurer, il m’a demandé pourquoi tu pleures pas, j‘ai répondu n’y crois pas, tout est mensonge, si elle était tendre envers moi elle n’aurait pas dû me quitter, elle aurait dû m’élever ! ». Face au mot « époux » que lui propose dans mon questionnaire, il répond vite «épouse ou une tasse en verre ». Serait-ce une allusion à la sensibilité du verre comme matière, lorsqu’il est brisé, on ne pourrait jamais cacher ses lignes de brisures, serait-il signe de la perte de l’organe cher à sa mère : la membrane de virginité avec tout ce qu’elle représente ? Cela serait-il l’évocation du viol accompli par son propre père ?

Au mot « femme », le mot « veuve » qui n’est autre que sa mère, au mot « seins », il sourit, regarde le sol, après une minute il répond « rien ! » Aucune expérience consciente ou inconsciente ne le lie aux « seins », son premier choix d’amour et de haine. Au mot «mère » il répond « ma mère218, si c’est ma mère ou si je sais pas ni lire ni écrire ».

De sa première infraction contre la loi, il révèle les jeux précoces sexuels avec ses copines, sa première relation sexuelle date de l’âge de douze ans avec une fille de son village. Les impulsions sexuelles sont conçues à ses yeux suivant sa société comme transgression de la loi et ne sont pas tolérées.

A propos des circonstances qui l’ont amené en prison, il se lance dans les détails en souriant, avec un ton monotone, comme s’il nous racontait un film, en fait un scénario bien préparé. Entre les faits réels et fictifs de l’histoire qu’il a fabriquée, on peut en déduire que deux filles ont été enlevées, une qui a quinze ans et l’autre dix-sept ans, et qu’il a emmené la plus jeune avec lui en Syrie (on ne sait pas comment il a pu lui faire traverser les frontières, il semble qu’il a utilisé ses privilèges étant en service militaire), il nie avoir consommé avec la deuxième et avoue la consommation avec la plus jeune six fois. Il semble qu’il ne conçoive pas son acte comme criminel.

Le décès du frère était-il derrière le passage à l’acte, était-il face à un sentiment subit d’anéantissement encore une fois, pour sentir son existence et sa puissance, par régression, passerait-il à l’acte en s’identifiant à son père ? N’est-ce pour cette raison qu’il supporte tous les risques et dangers en emmenant une jeune fille de quinze ans à travers les frontières, simplement pour consommer dans son village natal en Syrie, il ne serait peut-être pas surprenant d’apprendre qu’il l’a emmenée dans le même lieu où son père a jadis violé sa mère!

S’agit-il de revenir à un état de non vie, de non existence plutôt, comme celui qui a marqué la fusion de l’enfant avec l’objet primaire ? Le viol aurait-il cette première signification ? Cela donnerait une place à la référence directe à la pulsion de mort. La victime serait-elle perdue à la place de sa mère ?

Notes
217.

- Il participait obligatoirement à la guerre.

218.

- A signaler que le phonétique et l’orthographe du mot «ma mère : oummi» recouvre deux sens : ma mère, et analphabète.