Interprétation

Un cas difficile à interpréter qui relève peut-être de la psychose, nous avons eu recours à plusieurs cas cliniques de Balier pour pouvoir mieux le comprendre.

Contrairement à la plupart des interviewés, il débute l’entretien dans une tentative claire de défense : «la vie est très difficile dehors, j‘avais beaucoup d’ambitions qui m’ont obligé à faire ce que j’ai fait, j’étais fiancé, je l’ai abandonnée à cause de la matière» après, il répond à la question de son enfance : « mon père est très pauvre, nous sommes neuf personnes (puis, passe aux circonstances qu’ils l’ont amené en prison) vol d’une villa, il était seul (la victime), je lui ai tiré, il s’est décédé après » puis il ajoute : « il y avait toujours des problèmes entre ma mère et mon père, on s’est toujours éveillé sur des problèmes entre ma mère, mon père et mes frères, les parents paternels ne voulaient pas de ma mère, il y avait des problèmes familiaux entre les parents (des deux familles), ils étaient voisins, avant (il veut dire le décès du père), ma grand-mère vivait avec nous, on a grandi sur les problèmes entre ma mère et ma grand-mère, ma mère était tendre, elle travaillait pas».

De ses souvenirs d’enfance, seuls la pauvreté, la mauvaise entente de ses parents et la frustration lui restent dans la tête. Une série de témoignages pourrait évoquer entre autres l’idée d’une pathologie narcissique, sur laquelle nous allons revenir plus tard.

Des comportements d’inadaptation précoce ont accompagné le début de son adolescence, avec lesquels A.G paraît lancer ses premiers appels au secours, mais malheureusement son environnement paraît être incapable de répondre à son désir d’aide.

« Parfois, je sens que je suis heureux et parfois, j’éprouve le désir de mettre en feu la chambre (la cellule), une fois, j’ai fait brûler la couverture d’une personne (un autre prisonnier), ils ont couru l’éteindre », « Au boulot, je faisais beaucoup de bagarres, une fois j’ai fait enlever l’oeil d’un kurde, avec une pelle sans m’en apercevoir (cela nous fait douter de la réalité de son réel travail, comment serait-il confronté à un Kurde s’il était vraiment employé dans une institution publique223 ?) », « si parfois, je veux faire quelque chose, faire mal à quelqu’un, je dors pas avant qu’il aura du mal ou qu’il se paralyse ou se brûle avec sa famille », « si j’accomplis ce que je venais de dire, après deux heures, je sens qu’il s’est rentré en moi, il me fait reposer, c’est lui qui me dit, tue celui-là, je le tue et ça me repose », « parfois, je sens un mal dans la tête, j’imagine des choses, une vie qui marche à droite et à gauche, colorée, sur laquelle je marche, si quelqu’un me parle, je serai sur une autre planète, je l’écoute pas », « prendre une décision me cause de l’angoisse, si je veux te parler par exemple, j’en pense beaucoup, je me sens frustré, je prépare ce que je vais te dire, mais je l’exécute, si par exemple une me plaise, mon père aimait faire des bagarres avec les gens, j’y participais vite, j’ai frappé des membres du ‘service de renseignement X224’, j’ai voulu les tuer! Une fois, j’ai frappé six saoudiens, j’avais ma petite amie, ils draguaient une que je connaissais.»

« Quand j’étais petit, une seule fois mon père avait tort avec moi (nous n’avons pas su de quoi il s’agissait!), si je vois une employée de maison triste je l’invite à une soirée pour qu’elle soit contente, mon père m’a chassé plus d’une fois de la maison, je suis parti, j‘ai loué un appartement, il m’a beaucoup cherché, il a envoyé les gendarmes pour me trouver, mon oncle (maternel) nous a réconciliés (tu menais une mauvaise relation avec ton père ?) Oui, mais maintenant ça va, avec ma mère c’est superbe ! » (Il fait vibrer sa jambe).

Dans un autre témoignage, il nous livre une autre réalité de son père lors de sa première visite après son incarcération : « quand quelqu’un pleure, ça le fait reposer, combien, je suis fort, mon beau-frère est décédé mon ami, j’ai grandi avec lui, moi j’aime tuer pas pleurer, les larmes restent derrière mes yeux, pleurer c’est de la faiblesse, (après, je découvre que son beau-frère n’était que son complice, il est décédé durant le déroulement du crime, ce qui me fait revenir sur le début de son témoignage où au début de l’entretien, il me signale et sans lui demander qu’il avait accompli l’acte seul, serait-il toujours dans l’emprise de la notion de toute-puissance ?) Une seule fois, j’ai pleuré, quand ma mère et mon père sont venus la première fois me visiter, mon père, s’il a pu m’attraper à travers les grilles, il aurait dû me tuer (l’essai d’idéalisation de la relation avec le père tombe devant ce témoignage, il paraît que rien n’a changé ni avant ni après et que leur relation paraît toujours en difficulté), parce que je les ai beaucoup embêtés, j’ai mis leur tête dans la terre, j’ai noirci le visage de ma mère et mon père ensemble dans la boue225». D’autre part, la notion de toute puissance est encore évoquée, face au mot « père » il répond : « c’est le pilier de la maison », pour le mot « homme » il dit : « il est tout dans la vie », désignerait-il la faillite de l’imago paternelle ainsi que son rôle face aux enjeux de la vie ?

Durant l’enfance, une hospitalisation est notée, à l’âge de huit ans, un obus tombe sur leur toit, Z.G a été touché gravement à la tête et sa jambe a été fracturée, il semble qu’un traumatisme narcissique ait été de même durement vécu.

Des topiques comme le feu, la cendre, la paralysie sont toujours cités. En apparence cela pourrait nous conduire vers la possibilité d’une punition physique que peut-être l’enfant a subie durant son enfance et que peut-être le père lui infligeait, le ligotant par exemple, lui faisant brûler les doigts ou des menaces de le faire. Mais une autre réflexion plus profonde pourrait nous laisser supposer une pathologie narcissique.

Au départ, il semble que l’imago paternelle soit très perturbée Les problèmes de ses parents, la violence de son père, le sentiment qu’on ne tenait pas compte de lui, une demande affective évidente à l’égard de sa mère, plus ambivalente avec son père, n’expliquent pas l’importance de ces troubles. Un « Moi grandiose » pourrait être noté : désir d’être le meilleur partout, refus des limites et des ordres donnés par les supérieurs ou les personnes plus âgées, sentiment de n’être pas reconnu pour sa valeur : « j‘aime personne me guider ni me donner des remarques! ». Il semble que notre sujet se sente facilement persécuté, et tende à se faire justice lui-même. Serions-nous devant une note paranoïque, enfin un fond dépressif ?

La mère paraît tenir une place idéalisée alors que le père joue un rôle curieusement estompé dans le monde interne. Ce qui est bon est attribué à la mère et ce qui est mauvais au père, objet désavoué, dénigré. Il semble que derrière ce portrait de famille, il existe une autre mère, mortellement dangereuse pour son enfant, que la haine et l’agression attachées à cette image soient détournées sur d’autres objets.

Durant l’entretien, il avouera la sensation extraordinaire ressentie lorsqu’il accomplit un acte criminel. Serait-ce une ivresse de toute-puissance qui peut traduire une élation narcissique, serait-elle une revanche sur le vécu d’inexistence ?

Dans la même manifestation de toute puissance, il nous témoigne : «oui, j’ai des copains, j’ai une petite amie, j’ai des russes et des romaines226», les femmes de ses relations amoureuses sont toujours choisies dans le milieu rural, sentirait-il son pouvoir et sa toute-puissance à travers ces relations ?

D’autre part, son désir de faire souffrir ses victimes serait-il de nature sexuelle ou essentiellement antidépressif dans l’ordre d’une assomption narcissique ?

L’acte de viol est peut-être conçu pour Z.G comme moyen de se sauver de la fusion, autrement dit c’est récupérer de la toute-puissance. Pour Balier, ceci nous ramène à la fonction du Moi- Idéal, assimilé à la puissance phallique confondue avec une image paternelle mal dégagée de représentations primaires. Le sentiment d’identité semble être en cause.

Il nous raconte qu’une fois, debout durant une prière : «j’étais petit, j’avais neuf ans, je voyais une femme vêtue en blanc me faisant signe avec sa main en me disant de venir, parfois je voyais une femme en noir avec des enfants faisant signe de vouloir m’étrangler!»

Ce témoignage pourrait nous révéler à la fois la bonne et la mauvaise mère, les qualités impliquées sont le bon et le mauvais qui conformément aux premiers éléments de constitution de l’objet décrits par Freud, le bon se prend en soi pour former le Moi-plaisir purifié et le mauvais se rejette au-dehors. Pour des raisons qui nous échappent, le processus ici nous semble bloqué : le bon entraîne avec lui le mauvais qui se retrouve au-dedans, dont le sujet ne peut se défaire ; autrement dit, il le veut sans le vouloir car, ne l’ayant pas, il se retrouverait sans rien, inexistant.

A un autre niveau, son choix d’objet d’amour (les prostituées) relèverait-il de l’idée de la mère « putain » ?

La femme (victime de viol) qui a empêché Z.G de pénétrer dans la villa répète pour un temps la situation en rapport avec l’imago maternelle. L’hallucination négative, déclenchée au moment du viol, la dépouille de cette signification. Il paraît que les motions pulsionnelles, liées à la représentation inconsciente (la mère), et la perception, liée uniquement à la préoccupation du moment (pénétrer), vont à l’encontre l’une de l’autre, la condensation est extrême, les imagos superposées ; une explosion paraît inévitable. Le meurtre de l’homme semble entrer dans l’élimination de l’un pour garder l’autre, l’inexistence de l’autre pour exister soi-même, peut-être est-ce éliminer le père ?

« J’ai une habitude (Z.G. ajoute) j’aime passer le temps dans le cimetière, spécialement la nuit, j’aime sentir l’odeur des morts, ça me repose, pour que je me fasse pas mal ou faire mal aux autres, quand je me sens étouffer et que je supporte plus, je vais aux cimetières ». Serions-nous devant une nécrophilie que notre interviewé semble n’utiliser que sous forme de fantasmes ? Ses promenades dans les cimetières, son désir de sentir les morts, son désir de torturer les gens, aurait-il un rapport avec la recherche d’un père fort ?

Ces promenades nocturnes et le désir de sentir l’odeur des cadavres qui le « repose », tout cela pourrait nous faire penser à la nécrophilie, citée par certains auteurs comme la façon plus pure de contrôler totalement l’objet et de maîtriser la scène primitive, cependant dans notre cas, il nous semble qu’il ne l’utilise que sous forme de fantasmes.

Ses actes de cruauté envers son entourage : « Si quelqu’un essaie de me faire mal, je les laisse pas revoir le jour suivant», serait-il un moyen pour maîtriser ces phobies ? Balier remarque, dans une observation clinique, que le fantasme de nécrophilie est lié aux pulsions sexuelles incestueuses.

L’intégration de celui qui est dans lui : « quelqu’un rentre en moi, il m’ordonne de tuer ». Selon son témoignage, il dit qu’il y a quelqu’un qui est en lui, semblable au «diable», à un méchant qui lui ordonne de faire de mal tout autour de lui. Ce dernier est chargé, d’une toute puissance (malgré qu’elle soit négative : celle du mal) qui est pareille à

celle recherchée dans l’imago paternelle. D’autre part, comme le père, selon lui (le sujet), il doit être capable d’assimiler ou de contenir les désirs sexuels de la mère (conçues négativement pour lui), d’où découle la ressemblance entre les deux figure du « diable » et du père.

Balier remarque de même que, dans un cas pareil, le meurtre ne se suit pas d’amnésie (Z.G ne nie pas son crime de meurtre mais il paraît, au contraire, en être fier), qui fait partie de nombreuses agressions en relation avec des perturbations narcissiques. Il semble que tout se passe si cet homme était tout entier construit sur l’opposition : inexistence/toute-puissance. D’autre part, le déni des autres faits de la réalité (le viol) apparaît pour conserver la toute-puissance.

De ses hallucinations, il dit : « parfois, y a une voix, très forte, je mets l’oreiller sur mes oreilles », « Un goût bizarre, c’est vrai, l’argent illégal, mes affreux crimes, je sens que dans ma bouche, c’est toujours amer, quand je vois un bon argent je sens que je suis heureux ». Il semble que la pathologie narcissique a mis peut-être à rude épreuve ses limites, il paraît avoir des regrets, plus tard, de l’avoir fait. Mais sans savoir non plus si, de ne l’avoir pas fait, les choses eussent été meilleures.

Il a eu sa première relation sexuelle à l’âge de dix-sept ans : «c’est notre voisine, elle est mariée avec trois enfants, elle m’a dragué de sous la table, et après on a dormi ensemble ».

Sa grand-mère lui raconte que la raison pour laquelle ses trois frères trouvèrent la mort est «un coup d’oeil » de la part de leur voisine, qui veut dire de la sorcellerie, “après je me suis vengé d’elle, je l’ai paralysée ! ». Nous ne savons pas s’il s’agit de la même voisine avec laquelle il a eu sa première relation sexuelle.

Du dessin, il me dit « qu’est-ce-tu veux que je te dessine ? Un marié et une mariée, deux qui s’aiment, bon je vais dessiner deux mariés à côté d’eux une rivière et de la nature». En fin du compte il ne dessine rien.

Notes
223.

- Les institutions publiques n’acceptent que les employés de nationalité libanaise.

224.

- D’un pays qui a beaucoup de privilèges et d’autorité au Liban.

225.

- Traduction exacte de l’Arabe. C’est une expression utilisée pour montrer la honte infinie qu’on peut causer à quelqu’un.

226.

- Au Liban, la plupart des prostituées entre autres sont de ces deux nationalités.