Interprétation

Il commence par : « Je suis unique (dans le sens d’être seul), sans frère ni soeur, je me suis élevé seul, séparé de ma mère et mon père, pas tellement (le vécu d’abandon et de rejet est rapidement évoqué), il y avait pas une bonne relation entre mon père et ma mère, j’étudiais par force, j’étais seul, j’aimais la solitude, même quand j’ai travaillé, je suis resté seul, je travaillais ; de mon boulot à ma maison, mes amis sont très rares, ils ont des limites (le sentiment de toute puissance commence à apparaître même dans ses relations sociales), il y a pas entre nous un mélange (de quel mélange aurait-il peur, s’agirait-il d’une fusion, d’un retour au ventre de la mère et d’y trouver le repos définitif ?), franchement je sais pas comment l’expliquer, j’avais pas une connaissance dans les femmes, sans expériences, je n’en mêlais pas, à vingt ans, ma soeur ; ma cousine, son père est décédé, c’est elle qui m’a élevé, elle m’a fait marier, avec cette femme maudite, les deux premières années, on s’est querellé ensemble jusqu’au divorce, mes cousins voulaient mettre la main sur le bâtiment. » En 75, il fait la connaissance d’une femme qu’il épouse sans inscrire le mariage officiellement (ils le font chez l’Imam), « puis commencent les problèmes entre mon beau-frère et moi, il veut prendre la maison , je l’ai élevé et éduqué, je l’ai chassé de l’immeuble et depuis il a ouvert un front contre moi, lui et sa soeur (son épouse, une combinaison fraternelle peut-être évoquée) (il fait bouger son corps, bouge trop), il a ouvert un front, elle a commencé à corrompre les enfants, j’avais des filles 15, 16 ans, un jeune garçon de 16, 17 ans, il commençait à veiller à X240, à fumer, à boire, rentrant ivre, il voulait me frappait, moi, je veux t’apprendre (en s’adressant à sa femme, signalant la force et la toute puissance), il faut pas corrompre les enfants pour ton frère, elle a une place spéciale dans son coeur pour son frère », (comme pour dire plus que moi, serait-ce une combinaison incestueuse ? Ou simplement il était lui-même victime d’abus ou d’attouchements sexuels de sa cousine supposée prendre la place d’une mère ? Les interdits n’étaient-ils pas signifiés dans la génération précédente et maintenant tout deviendrait possible ? Reproduirait-il l’abus sexuel d’une génération à une autre ? « Lui est noir et elle est noire de même » ajoute-t-il, normalement, sa femme doit être libanaise, et comme la peau noire existe très rarement au Liban ou presque jamais, cela nous fait penser à une identification avec sa mère qui, à l’époque portait une longue robe et voile noires ne laissant apparaître que les yeux.

L’idée de la femme « putain » peut de même être évoquée, sa femme est « noire », sa mère de même mais dans un autre sens, en décrivant sa maman, il dit : « Elle est parmi celles qui mettent un voile sur son visage, ignorante, ne sait pas parler, seule, n’a pas de parents, très sage, plus que le nécessaire, mon père de même, il y avait jamais de problèmes familiaux à la maison ».

Il semble qu’il fonctionne sur un sorte de clivage, un déni de la réalité, dans un essai d’idéalisation des relations parentales. Sa mère est voilée, voilerait-elle certaines réalités, certains vécus traumatiques ? Serait-elle « ignorante » des besoins de son fils, carençante dans son rôle de protectrice ?

L’histoire de sa vie nous révèle la réalité d’une grande instabilité durant sa petite enfance. Malgré la présence physique de sa mère et malgré qu’il soit fils unique, son éducation a été confiée, pour des raisons que nous ignorons, à sa cousine. Il semble que l’enfant ait été abandonné à un certain niveau, rejeté, par suite il en a résulté des carences affectives graves. En conséquence, sa relation à l’imago maternelle pourrait être complètement détériorée, les carences maternelles graves ont causé, à ce qu’il semble, une confusion des rôles dans la famille. K.B paraît considérer ses filles comme sa femme et ne pouvait s’empêcher de les posséder sexuellement, serait-il dans un fantasme de retour à la situation intra-utérine, ou fantasme foetal ?

Il semble que de père en mère et inversement, K.B était malmené. Il ne raconte presque rien de son père, il est presque absent dans ses souvenirs d’enfances et même dans ses représentations parentales. A un âge précoce, il commence à travailler au port où il commet ses premières transactions de vol, avec un certain déni il embellit le fait en disant : « Je faisais sortir des biens, c’était pas de vol, mais un sorte de gain ». Il semble que l’imago paternelle n’était pas bien introduite, K.B n’acquiert pas les limites ni la différence des générations.

D’autre part, il semble que la femme n’existe pas en tant que telle, elle n’est que la mère qui lui a tant fait défaut. Il semble que ce père, bien avant le passage à l’acte incestueux, était incapable d’occuper la place d’un vrai père vis à vis de ses enfants, puisqu’il est avant tout l’enfant de sa femme.

D’autre part, concernant les faits qui l’ont conduit en prison, il dit : « Depuis cinq ans, ma cousine est derrière ces problèmes, quand mon père est décédé, elle poussait mes autres cousins (en ce qui concerne le partage de l’héritage241), a causé une cessation entre nous, je les ai affrontés, je les ai bravés! Et elle vient toujours me visiter (d’ailleurs, elle est la seule à le faire), elle joue sur deux visages, elle a causé les problèmes, c’est elle le serpent, elle en est toujours, elle me rend visite, elle est toujours avide ! ».

Il semble que le sentiment de haine du féminin va de la mère vers sa femme puis tantôt vers sa cousine, supposée remplacer la mère dans son rôle, tantôt vers sa belle-soeur qu’il intercale soudainement, à ce qu’il semble, dans une tentative d’idéaliser sa femme qui n’est qu’une idéalisation de l’imago maternelle : « c’est la faute de sa soeur seule, qu’elle est devenue (son épouse) contre moi, au lieu d’être moi-même indulgent, j’étais très dur, pareil au petit garçon, qui à force d’être trop serré par sa mère, que Dieu soit à son aide ». Pour dire que l’enfant trouva la mort à force d’être serré.

A première vue, cet exemple montre que la force de l’amour peut-être parfois cruelle, et que notre interviewé, pareil à cette mère, n’a pas bien su comment faire jouer son amour pour sa famille. Cependant une réflexion plus approfondie nous fait nous interroger : la mort de l’enfant serait-elle sa propre mort, son propre anéantissement face à la perte d’emprise sur sa famille toute entière ? Sentirait lui-même comme ce garçon le vide, la non existence loin de sa famille ? Perdrait-il sa toute puissance, sa toute puissance phallique ?

Il semble que K.B fonctionne sur un clivage, sur un déni de la réalité, contrairement à ce que peut montrer cet exemple qu’il vient de nous raconter, c’est lui la victime et non sa famille.

D’autre part, il révèle avoir parfois un goût amer dans la bouche, dans un autre propos, il dit : « si j’exécute pas une chose, je meurs si je le fais pas, je dors pas la nuit avant de terminer la tâche, l’électricité, l’eau à la maison. » C’est toujours une tâche qui doit être faite à l’intérieur de la maison, à l’intérieur de quelque chose, ce goût amer serait-il le résultat de l’angoisse, si puissante qu’elle doive être déchargée à tout prix, ou bien : « Il meurt et ne dort pas la nuit » ?

K.B adopte une position dictatoriale, tous les membres de la famille lui appartiennent, il tresse leur vie, souvent cette forme prenait des allures très radicales, son exercice de pouvoir exigeait l’usage de violence, il paraît dépasser le langage fictif de l’amour pour atteindre celui de la toute puissance phallique ?

Le père paraît fonctionner sur un type de communication paradoxale que peut subir l’enfant incestueux, il leur reproche l’impolitesse et la mauvaise éducation, normalement, les enfants sont considérés comme seuls responsables des carences de l’éducation paternelle, cependant dans ce cas, B.K blâme aussi la mère.

Il imposait une soumission complète, contrôlait leurs vies privées, leurs sorties, leurs fréquentations, l’intimité personnelle des membres de sa famille était strictement impossible, l’intrusion était permanente. Il les punissait souvent. B paraît le père incestueux type, il se livrait à une surveillance étroite de ses enfants, les privait du minimum de liberté nécessaire à leur développement, ainsi leur développement naturel devait être freiné, il leur interdisait de connaître et de sortir avec d’autres garçons, cette interdiction allait jusqu’au même sexe, il était strictement interdit d’avoir des relations sociales et amicales même avec leurs copines d’école, il semble qu’il considérait ses enfants comme ses propriétés. Il les surveillait à la sortie du collège, une grande scène de violence avait éclaté à la suite de sa découverte qu’une de ses filles avait adressé la parole à un jeune garçon à l’entrée du lycée. Il l’avait battue violemment, lui avait causé quelques fractures dans tout le corps, ni sa mère ni les voisins ne sont intervenus, la violence s’adresse à tous les autres membres de la famille, même la mère en prend une grande part, elles sont toutes emprisonnées dans leur chambre et la sortie de la maison est définitivement interdite.

Comme pour toutes les dictatures, la complexité de l’extérieur est nécessaire à la survie, le voisin de cette famille aidait le père dans la surveillance de ses filles, c’est lui qui transmettait au père le fait d’une communication téléphonique d’une de ses filles avec un copain. Il semble que ce soit la conversation entre sa fille abusée et le garçon qui ait déclenché la peur d’une perte, ait annoncé de façon angoissante le départ futur et le sentiment d’abandon, que malheureusement elle a payé fort cher : « elle lui a donné un rendez-vous quand je sors, elle m’a pris à un âne, je suis très fort en boxe, je l’ai exercé sur la fille, son oeil est sorti de son visage, je l’ai fait saigner, mes coups ne sont pas légers, je l’ai jetée sur la porte elle en revenait comme un ressort, je l’ai tapée de mon pied, écris autant que tu veux (en s’adressant à moi), elle est tombée par terre, je me suis dit : elle est morte, sa maman voulait la défendre, je l’ai frappée de même, je voulais ouvrir la porte, j’ai fait taper sa tête très fort dans la porte, puis je suis parti chez lui (le garçon), je l’ai tenu de son coup, il m’a dit c’est elle qui m’a appelé, je l’ai laissé, retourné à la maison, j’ai cherché les ciseaux, j’ai tenu ses cheveux (il jouait les scènes par geste, parfois s’approchait de moi, me montrait comment il a vraiment agi), je l’ai enlevée de ses cheveux, j’ai fait planter les ciseaux dans sa tête et j’ai coupé, j’enlevais la chair avec les cheveux (toujours avec les gestes, puis ajoute avec un ton triomphant) personne n’ose ouvrir sa bouche je le permets pas, je suis le juge, le précurseur général, je suis le voleur, mes enfants et ma femme, je suis libre à en faire ce que je veux ! «  C’est la logique type de tous les pères incestueux, K.B paraît le père incestueux « fidèle » à sa famille par excellence !

Il semble suivre une stratégie lui garantissant le sentiment de toute puissance ainsi que le contrôle absolu de sa propre famille ; le propos ci-dessus pourrait résumer ce fait, il paraît avoir un désir mystique de créer à tout instant un « ordre nouveau » dont lui seul

serait le chef, le propriétaire de toutes les femmes, B.K vit comme le chef d’une nouvelle « horde primitive », dont bien souvent il se dresse comme garant exclusif et jaloux.

Un autre propos raconte une autre scène de violence mais cette fois-ci subie par le jeune fils après une rentrée tardive la nuit, il lui jette une bouteille en verre sur la tête, du balcon et lui cause une grave blessure.

Devant le mot « père » il dit : « respecté, le chef de la famille », pour le mot « époux » il dit « chef de la maison, chef de la famille », pour le mot « maison », il dit : « elle fait joindre la famille, nous voile notre fin », les autres mots concernant les autres membres de la famille ne lui disent rien !

D’autres de ses propos vont dans le même sens d’une manifestation paranoïque et de toute puissance : « je suis le meilleur, tout le monde me prend comme exemple, ils prennent mon avis », « avant, dans un instant je pense quoi faire du monde entier », « je suis le chef, personne n’a avec moi! », « je suis très calme et très nerveux, quand je découvre le faux, comment te dire, je bouillonne, même en travail, je m’intéresse aux autres mais sans prendre leurs avis, ils parlent, à la fin, je leur montre que mon avis est le plus correct ».

A propos de sa vie sexuelle avec sa femme, il parle d’une relation mensuelle, chaque mois et demi ou trois, d’une non-satisfaction et d’une rupture complète depuis deux ans avant son incarcération, puis il ajoute : « tous ont commencé à dormir dans une chambre et moi dans l’autre (la mère commençait-elle enfin à se rendre compte des faits traumatiques pour ses filles ?), elle essaie de me concilier (sa femme), je fais renverser le plateau du café de mon pied, c’est avant sept mois de mon arrestation. »

Notes
240.

- Un quartier où il y a de nombreuses boîtes de nuit.

241.

- Selon ses dires, le bâtiment était la propriété de son grand-père, d’où le fait que, selon la religion de l’interviewé, les cousins ont droit à l’héritage.