Etat lors de l’entretien :

Très sérieux, souvent, il me regardait fixement dans les yeux. Ses regards tombaient parfois sur moi, d’autres fois sur le toit ou dans le vide. La plupart du temps, il jouait avec des papiers, sur le bureau, devant moi, il les fait bouger entre ses doigts.

Interprétation

Son père était handicapé, il a perdu la vue dix ans avant son décès. De sa famille d’origine il dit : « Tout allait bien, ils s’entendaient bien ensemble », il idéalise sa vie familiale et leur relation avec l’entourage : « la relation avec les voisins était parfaite, y a aucune mauvaise relation avec n’importe quelle personne de ma famille ».

En lui demandant de parler de sa mère, il répond : « c’est une bonne femme, obéissante, nous aime beaucoup, nous fait apprendre », de son père, il se contente de dire : « de même », il nous raconte peu de choses de son père, le reste de l’entretien nous ne apporte plus rien de lui, cependant, l’adjectif donné à la mère « obéissante » nous fait douter sur la nature de sa relation avec le père. Que voulait dire D.C par cela, la vie conjugale de ses parents était-elle si agitée et violente qu’il a fallu l’obéissance et la soumission complète de la mère ? Si oui, comment leur vie a-t-elle tourné après la perte de la vue rendant le père faible et vulnérable ?

Cependant un élément raconté plus tard peut nous être utile pour mieux comprendre sa vie familiale d’origine. A une question, il répond : « Cassé la loi ? Oui, j’étais étudiant, j’ai attaqué le prof. parce qu’il a frappé mon voisin, il souffrait, j’ai pas pu supporter, je l’ai attaqué, j’avais 15 ans, ils m’ont arrêté une semaine de l’école », pour lui, cet événement est une atteinte à la loi, le professeur représenterait-il l’image d’un père sévère, intolérant et agressif ? D.C défendrait-il son voisin au lieu de se défendre lui-même ? Sa mère devrait-elle être toujours « obéissante » pour fuir l’agressivité du père ? De même, pour lui le mot « enfant » vaut dire « refoulement », devant le mot « fils », il regarde à droite et à gauche, après une certaine réflexion, il reste incapable de faire une association.

D’autre part, D.C. semble avoir recours à la fois à la religion et au personnage du Christ comme substitut du besoin d’avoir une imago stable du père : « je suis un homme chrétien, peut-être que Dieu m’examine, j’ai une grande foi, j’accepte tout ce que vient de Dieu, ici, j’ai vu le Christ, j’ai vu la Vierge, mon coeur s’est ouvert, je suis devenu proche de Jésus, proche de Dieu, je vais ici trois fois à la messe, je lis des livres religieux », d’autre part, il ajoute : « je remercie Dieu qu’il m’a envoyé ici, pour pardonner mes fautes, personne n’est sans faute ! ». Fonctionnerait-il suivant un mode d’auto-punition, la punition trouvée en prison rencontrait-il en quelques sortes sa pulsion de mort ? Nous allons y revenir plus tard.

Il a fait plusieurs hospitalisations de nature psychiatrique, il nous raconte l’histoire : « J’ai eu une dépression, je me suis hospitalisé, le psychiatre m’a donne des médicaments, je me suis beaucoup reposé, j’ai changé d’ambiance ; un homme de notre voisinage est décédé, nous sommes allés pour l’enterrer247 nous étions quelques-uns, nous tenons le cercueil, qui veut rentrer ? A l’intérieur, y avait deux marches peu larges, trouvant à l’intérieur, on m’a mis le cercueil sur ma poitrine, je pouvais pas supporter le poids ou appuyer sur quelque chose, ni faire signe de la croix, je suis tombé, sur un cadavre frais, sur sa poitrine, j’ai senti quelque chose monter de mes pieds vers ma tête, je me rappelle, c’était un samedi (il met sa main sur sa jambe) ».

Il quitte les funérailles, rentre chez lui, demande à sa mère de lui faire chauffer de l’eau pour prendre un bain : « J’ai dormi, j’ai perdu conscience pour une semaine, quand je me suis réveillé, j’ai demandé ma mère depuis quand je m’étais endormi ? Elle m’a répondu que c’était depuis une semaine ! Le prêtre est venu, il m’a mis de l’eau sacrée, lu l’évangile, je me suis guéri, depuis lors, je suis toujours énervé, je vois mes copains rigoler et moi, j’ai pas envie de le faire, je rentre chez moi et je dors, je me suis hospitalisé, j’ai changé d’ambiance, je suis parti en Syrie, j’ai essayé de dormir sans pilule et ça a marché (il joue avec les papiers devant lui sur le bureau) je l’ai suivie une fois (il passe maintenant au sujet de sa fille agressée, l’association libre peut nous montrer d’un côté que parler de pilule lui fait se rappeler de sa fille, la forcerait-il à prendre la pilule ? Etait-il si angoissé jusqu’au degré d’insomnie avant le passage à l’acte ? ) Elle a eu peur de moi, je lui ai demandé, j’ai mis les mains sur son cou, je l’ai fait blesser, j’ai dormi trois jours, je me suis réveillé sans m’en rappeler, j’ai vu les traces sur son cou, sans conscience, il se passe des choses pareilles, maintenant je suis redevenu naturel ».

Il semble que les circonstances de funérailles ont réactivé, après coup, certains traumatismes vécus auparavant durant l’enfance du sujet, qui sont en relation, avec la pulsion de mort, mettant le sujet lui-même face à un sentiment d’anéantissement, d’une puissance insupportable qui l’a fait recourir à une défense.

Les blessures paraissent-elles vécues sur le mode de la disparition d’où menace continue d’une dépression ? La faille fondamentale, de l’ordre du narcissisme primaire, n’a pas pu permettre, comme il semble, la construction d’un imaginaire capable de lier le réel et le symbolique.

D’autre part, parler du narcissisme nous invite à évoquer ses liens avec la problématique de la pulsion de mort. Il semble que le narcissisme négatif et la pulsion de mort soient fortement articulés. La complétude narcissique est selon Balier, mirage de mort, visant à effacer l’objet, c’est le retour à l’absence des tensions. De même, la phase de séparation-individualisation semble avoir été perturbée, suivant cette structure narcissique il semble que le temps de la nostalgie, de la fusion est toujours gardé et en même temps redouté, dans un souhait de séparation, l’autonomie.

L’incident des funérailles nous fait poser la possibilité que D.C lui-même était peut-être, à son tour, victime d’un abus sexuel, que cet incident a de nouveau réactivé les sentiments ressentis face à ce traumatisme ? Etait-il face à un sentiment de mort ?

D’autre part, D.C. paraît fonctionner suivant un certain clivage comme mode de défense, et selon Balier, deux modes de fonctionnements qui vont en parallèles : l’un qui opère à un niveau archaïque, responsable de la répétition des passages à l’acte dont se trouve évacués les processus de mentalisation, l’autre qui est d’ordre névrotique, capable de tenir compte du principe de réalité248. D. C. aurait-il recours au sommeil après chaque passage à l’acte ? Le sommeil jouerait-il le même rôle du déni dans le but de garder l’équilibre après le passage à l’acte ?

De l’enfance de D.C. nous savons peu de choses, cependant, la suite de son comportement après l’accident des funérailles et sa fuite vers sa mère au lieu de s’adresser à sa femme (il lui demande de préparer le bain, etc.) nous font douter de la bonne répartition des rôles parentaux et leurs images. Il semble que dès le début, les imagos parentales et leurs rôles soient mal introduites ; il semble que l’imago maternelle chez l’enfant était, dès le départ, mal construite, par contre, toutes les autres imagos dérivées de cette image archaïque semblent s’enchaîner entre elles sans une association donnée, d’où le vide dans la représentation. Il semble que la femme n’existe pas, elle paraît être la mère qui lui a tant fait défaut.

Il paraît connaître, durant l’enfance, des carences affectives graves, sa relation à l’image maternelle semble détériorée. Le mot “sein” lui dit “la vie de l’enfant”, la phase de séparation de la mère ; la séparation-individualisation paraît être perturbée. L’image de la mère semble être floue avec celle de la femme. Le recours au passage à l’acte incestueux représenterait-il le schéma des représentations d’après lesquelles D.C fonctionne ? L’image de la mère, de la femme, de la fille se confondraient-elles en une seule image ? Intérioriser la fille serait-il intérioriser la mère comme l’a déjà fait auparavant son père ? Le désir de la mère serait-il le désir au retour à l’intérieur de sa mère, à la phase de fusion ? L’acte incestueux serait-il une décharge face à la pulsion de mort ?

D.C nous raconte un de ces rêves nocturnes et angoissants : « J‘ai vu ma fille debout avec des gens, je lui dis : viens, va à la maison, elle est partie s’asseoir dans une autre place, je me suis fâché et puis je me suis réveillé, j’ai senti que c’est ma mère qui est en train de me toucher pour me faire réveiller ! », ce rêve a tourné en cauchemar, et a pris la particularité de provoquer le réveil du dormeur. Ce cauchemar angoissant peut annoncer le départ ou la cessation de son emprise envers sa famille et surtout sa fille, il semble que cette emprise était parfois ou souvent violente ; (la peur de la fille et l’attaque sur son cou) pour lui le mot « fils » et « fille » lui disent « obéissant-e », lui garantissant la fidélité continue et qui ne connaît pas l’abandon. Au mot “maison” il dit « le bienfait », serait-ce « le bien fait » qui équivaudrait à l’intérieur de la mère ? D’autre part, les imagos féminines paraissent encore se confondre, l’image de la fille avec celle de la mère qui lui annonce le réveil, ce dernier annoncerait-il la fin de l’emprise ?

Un autre rêve répétitif durant l’enfance : « Toujours, je me vois en train de voler dans le ciel, je suis léger, je tape mes deux pieds ensemble et je me lève de la terre », qui pourrait montrer l’élation sexuelle..., et la toute puissance.

Sous un autre angle, il essaie d’apparaître comme le père aimable, concerné par les problèmes de sa famille, et que tout l’intérêt de sa vie tournerait autour de celui de sa famille : « J’ai l’angoisse concernant l’état de vie, la vie familiale, mes enfants ont pris le premier diplôme, j‘ai pas pu leur faire poursuivre leurs études, ils ont trouvé un boulot », à une autre question, il répond qu’il a éprouvé sa plus grande joie quand sa fille aînée s’est mariée, pour ses projets, il dit : « J’ai des projets, pas pour moi mais pour mes enfants, je voudrais les faire hériter surtout que mon père m’a rien laissé, surtout car j’ai un fils unique, je voudrais réaliser ses espoirs ».

Aux raisons pour lesquelles il est en prison, il dit : « C’est à cause de ma femme », sans éprouver aucun sentiment de culpabilité envers sa fille, ce désaveu des conséquences du traumatisme subi sur sa fille semble jouer le rôle d’une défense. Dans ses tentatives de justifications, il raconte une longue histoire, tout en pleurant parfois, qui semblent se concentrer dans le transfert de culpabilité vers les autres membres, une fois sur sa femme et une autre fois sur l’amie de la famille, celle à qui la fille a confié l’agression, il ajoute : « Elles ont fait tout cela pour se débarrasser de moi » en précisant que « Dieu n’a rien à faire ici, le diable on en a, Dieu ne fait pas de mal, Dieu donne, Dieu est gracieux, Dieu pardonne mais je suis opprimé ».

Notes
247.

- Selon sa religion, on met les divers cercueils dans une sorte de chambre qui prend la place de la tombe. Chaque communauté possède plusieurs chambres, plutôt des cimetières

248.

- C. BALIER, Psychanalyse des comportements violents, Le fil rouge, Puf, 1998, p. 49.