Préambule : Le monde catholique français à l’orée des années 1930

On a parfois évoqué les années 1920-1930 comme celles d’un « printemps » de l’Eglise de France.39 De fait, le foisonnement d’initiatives et le dynamisme dont fait preuve la sphère catholique alors frappent l’observateur. Surtout, le contraste est saisissant avec les années de « discordat »40 qui ont marqué la période d’avant 1914, durant laquelle, face à la double offensive antireligieuse et anticléricale, le monde catholique français paraît retranché dans un ghetto et contraint à une stratégie essentiellement défensive.

Il est vrai qu’entre-temps, la Grande Guerre est passée par là : l’Union sacrée, la fraternité des tranchées, le secours de la foi dans l’épreuve, le prix du sang payé par les fidèles et le clergé41... Le conflit a favorisé les rapprochements et les catholiques ont montré que leur patriotisme ne pouvait être mis en doute. Même si les personnalités catholiques de premier plan restent rares, la participation aux majorités républicaines modérées, qui gouvernent de 1919 à 1936 à l’exception de la parenthèse du Cartel des Gauches de 1924 à 1926, accrédite l’idée d’un ralliement en bonne voie.

La canonisation de Jeanne d’Arc, le rétablissement des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège symbolisent ce climat de pacification que le regain de tension attisé par les tentatives infructueuses du gouvernement Herriot – suppression de l’ambassade française auprès du Vatican, expulsion des congréganistes rentrés en France et surtout suppression du régime concordataire en Alsace-Moselle – ne parviendra pas à ruiner.

Il ne faut certes pas idéaliser le rapprochement de la masse catholique avec la République. Le meilleur signe de cette adhésion relative est la puissance renforcée de l’Action française dont l’influence est alors très grande. Or, le mouvement demeure foncièrement antirépublicain et antilibéral.42 C’est pourquoi sa condamnation par le Vatican en 1926 va profondément modifier la donne.

Mais l’événement déborde largement la sphère politique et détermine toute l’évolution ultérieure du catholicisme français.43 En revendiquant l’autonomie puis le primat du politique, Maurras et ses amis instillaient dans les rangs catholiques un poison dont Pie XI sut mesurer le danger pour ses prétentions à faire triompher « la royauté sociale du Christ ». Non seulement le parti de Maurras risquait d’enfermer à nouveau les catholiques dans un ghetto, mais surtout le « catholique d’abord » ne pouvait s’accommoder du « politique d’abord » de l’Action française.

Cette condamnation, au-delà de l’émoi qu’elle provoqua, allait entraîner des lames de fond considérables. L’effet le plus directement visible fut le profond renouvellement du personnel épiscopal. Avec l’aide du nouveau nonce, Mgr Maglione, nommé en 1926, Pie XI promouvait une nouvelle génération de prélats plus jeunes, plus enclins au dialogue avec le régime et davantage préoccupés par les questions apostoliques. Surtout, la levée de l’hypothèque politique libérait toutes sortes d’énergies. Celles-ci allaient s’investir dans la définition d’une nouvelle spiritualité – c’est l’âge d’or des « théologiens en veston » –, mais aussi dans un apostolat rénové qui marque l’entrée en scène massive des laïcs et des jeunes dans l’institution. « L’Histoire, dégagée de toute polémique, enregistrera que c’est à partir du moment où les doctrines maurassiennes ont cessé de stériliser le coeur et l’esprit des catholiques français que ceux-ci ont fait éclater, dans une floraison d’oeuvres religieuses et sociales, tout ce qu’un positivisme desséchant avait tristement comprimé pendant trop d’années. L’équivoque une fois brisée, le champ était libre pour l’apostolat », affirme Louis Terrenoire, certes non sans arrière-pensées, dans L’Aube du 14 février 1939, à l’occasion de la mort de Pie XI.44 Si cette évolution se paye d’une désaffection et d’une défiance durables pour la politique qui auront de lourdes conséquences ultérieures, elle se concrétise aussi dans un grand mouvement de rénovation de l’Action catholique. Celle-ci connaît alors une spécialisation par milieu, sur le modèle de la J.O.C. dont l’existence est officialisée en 1927.

«  Refaire chrétiens nos frères », « remettre le christianisme dans toute la vie ». Ces mots d’ordre vont galvaniser des milliers de jeunes gens et de jeunes filles qui trouvent dans le militantisme le moyen d’exprimer conjointement leur foi et leur volonté de transformation sociale, dans leur travail, dans leur quartier, dans leur village.45 Le mouvement est porté par une mystique enthousiaste, que le slogan « fier, pur, joyeux, conquérant » traduit bien et par des succès de recrutement qui emportent toutes les réticences. Au Xème congrès de la J.O.C. en 1937, les plus hauts dignitaires de l’Eglise de France sont un peu grisés par le défilé de leurs troupes qui supplantent par leur nombre toutes les autres organisations de jeunesse en France à l’époque.46

Le phénomène a aussi des répercussions dans le domaine de la spiritualité : l’engagement dans le monde favorise une théologie de l’incarnation, tandis que le rôle nouveau des laïcs trouve son prolongement dans la théorie de l’Eglise comme corps mystique du Christ.

Cette spiritualité n’épuise pas, loin s’en faut, le champ de la réflexion théologique. Dans ce domaine, le thomisme occupe une position quasi hégémonique depuis que le pape Léon XIII en a promu la restauration par l’encyclique Aeterni Patris de 1879. A sa suite, les différents pontifes ont tous renouvelé l’injonction d’exprimer la foi catholique dans ce cadre et se sont employés à rendre leurs consignes opératoires à travers tout l’appareil des séminaires et des universités.47

La vague thomiste touche ainsi tout ce que la catholicité compte d’intellectuels et de théologiens ecclésiastiques, mais aussi laïcs. A tel point qu’à l’exception de la nébuleuse blondélienne et de quelques chevau-légers, c ‘est plutôt au sein d’un thomisme plus ou moins scolastique qu’il faut chercher les nuances de la recherche théologienne dans la France d’alors.

Le plus ardent disciple du Docteur angélique est d’ailleurs Jacques Maritain qui passe communément pour le plus grand intellectuel catholique français de l’époque.48 Issu d’un milieu libéral et protestant, attiré dans sa jeunesse par les idéaux socialistes, il se convertit sous l’influence de Léon Bloy. Initié au thomisme par le père dominicain Clérissac, son directeur de conscience, il anime avec sa femme Raïssa, dans leur propriété de Meudon, un cercle fréquenté par de nombreux intellectuels et artistes. Très actif dans la mouvance de l’Action française, il se soumet à la condamnation du mouvement et va s’employer, dans un esprit de fidélité à Rome, à justifier la décision pontificale. Ses adversaires l’accusèrent alors d’avoir trahi ses anciennes positions théologiques en même temps que ses convictions politiques premières, mais les choses sont plus complexes : Maritain rejette surtout le rationalisme étroit des thomistes les plus orthodoxes et les plus rigoureusement antimodernistes. Cette évolution fait de lui le meilleur relais, voire l’aiguillon, de la pensée de Pie XI en France. Son ouvrage fondamental, Humanisme intégral, résume les recherches autant qu’il ouvre de nouvelles pistes à propos de la place de l’Eglise dans le monde moderne et l’engagement des chrétiens dans une société pluraliste et démocratique. Il n’est pas étonnant que le père Montuclard se soit, comme d’autres, longtemps placé dans son sillage.

C’est donc dans un climat de bouillonnement intense que va naître la Communauté créée à Lyon en 1936 autour du père Montuclard. Portée par une dynamique de recherche, elle illustre bien la volonté d’une partie des catholiques de prendre toute leur part dans les bouleversements sociaux qu’ils ressentent comme imminents. Même si les pesanteurs institutionnelles, l’autorité du magistère et une stricte acception du devoir d’obéissance limitent encore fortement les marges de manoeuvre dans le cas d’initiatives informelles et venues de la base, le sentiment impérieux de l’urgence des changements et l’ardeur apostolique engendrent la naissance de telles initiatives.

Notes
39.

René Rémond, Les catholiques dans la France des années trente, Cana, 1979.

40.

Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire , Histoire religieuse de la France contemporaine, tome 2, pages 13 et sq.

41.

Annette Becker, La guerre et la foi : de la mort à la mémoire : 1914-1930, Armand Colin, 1994.

42.

Jacques Prévotat , Catholiques français et Action française. Etude de deux condamnations romaines, thèse inédite, Université Paris X – Nanterre, 1994.

43.

« La condamnation de l’Action française est, pour une génération d’intellectuels catholiques, un événement fondateur ». Denis Pelletier , article « Condamnation de l’Action française » du Dictionnaire des intellectuels français, sous la direction de Jacques Julliard et Michel Winock, Seuil, 1996, page 41.

44.

Cité par Etienne Fouilloux , Les chrétiens français entre crise et libération, p 55.

45.

Gérard Cholvy, Bernard Comte, Vincent Feroldi, Jeunesses chrétiennes au XXème siècle, Editions ouvrières, 1991.

46.

Jean-Pierre Coco, Joseph Debes, 1937, L’élan jociste, le dixième anniversaire de la J.O.C., 1937, Paris, Editions ouvrières, 1989.

47.

Etienne Fouilloux , Une Eglise en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II. 1914-1962, Desclée de Brouwer, 1998, notamment pages 39 et sq.

48.

Ibid, pages 59 à 65. Voir aussi Jean-Luc Barré, Jacques et Raïssa Maritain .Les mendiants du ciel, Stock, 1995.