C’est un père de 29 ans qui rentre en France pour y vivre sa vocation dominicaine. Plutôt grand, svelte, il est cependant un peu trop maigre pour ne pas sembler flotter dans l’habit blanc des frères prêcheurs. Le visage, émacié, mangé par des lunettes à l’épaisse monture, laisse deviner une nature dont la sérénité et le contentement de soi sont absents. Non pas que le jeune religieux soit d’humeur atrabilaire : toute sa trajectoire ne peut se comprendre sans l’intervention d’un optimisme fondamental, tant du point de vue religieux que de la lecture de l’histoire du monde. Mais la conscience de la mission à accomplir et de l’ampleur de la tâche consument l’homme de l’intérieur. Il faut peut-être chercher là la source de la fragilité nerveuse qui provoquera chez lui plusieurs crises graves de dépression.
Lorsqu’il ne se sent pas à la hauteur des buts qu’il s’est fixés ou que les obstacles paraissent décidément insurmontables, il sombre dans un profond désespoir. Pourtant, sa nette tendance à l’intellectualisation, qui le porte à se complaire dans les raisonnements les plus compliqués et à discourir interminablement pour convaincre ses interlocuteurs, a toujours été contrebalancée par un fort ancrage dans le réel, hérité d’un milieu familial engagé dans les affaires. Cette dychotomie marque toute la vie du personnage. D’une part, il éprouve sans cesse le besoin de théoriser, au point d’agacer son entourage lorsqu’il élabore, à propos du transfert du centre Jeunesse de l’Eglise de Petit-Clamart au Quartier latin, fin 1949, une « théologie du déménagement »... Mais, d’autre part, il éprouve le souci constant de ne pas se couper des réalités matérielles et sait faire preuve d’un redoutable esprit pratique lorsqu’il s’agit de négocier un contrat ou de réaliser une opération pour le compte de J.E.. C’est ce souci, tout autant que l’épuisement nerveux dû à un travail intellectuel trop intense, qui le pousse en 1949 à quitter l’équipe du Petit-Clamart pour vivre une expérience de travail manuel. Même si cette tentative se révèlera être un échec, notamment du fait de la fragilité physique du religieux, elle dénote une volonté de connaître la vie ouvrière de l’intérieur et d’en partager les aspects concrets. Mais cette tentation permanente de l’engagement ne doit pas faire oublier l’intensité de ses capacités réflexives. C’est là un trait qui a marqué tous ceux qui l’ont côtoyé : cette manière d’être littéralement habité par son sujet, cette façon de s’exprimer par formules-chocs et par flashes lumineux, cette capacité de se retirer en lui-même dans une profonde méditation. Ce goût du silence est en partie dû à la surdité qui le frappe et ne cesse de s’aggraver au fil des années. Le plongeant dans un profond isolement, elle influence fortement sa personnalité. L’homme utilise aussi son handicap lorsqu’il ne se sent pas en confiance ou qu’il a affaire à un interlocuteur trop éloigné de sa pensée. Le père Varillon, essayant de discuter avec lui en 1952, a pu dire que « ‘Montuclard’ ‘ était sourd dans tous les sens du terme’ »59, tandis que le cardinal Suhard le qualifia de « ‘sourd psychologique’ »60. Mais ce refus d’entendre la contradiction, sauf si elle venait d’amis proches, se doublait d’une vraie souffrance, qui contribua sans doute grandement aux troubles nerveux déjà évoqués. Il n’empêche que cette concentration intense à laquelle l’homme est en quelque sorte contraint participe de la séduction qu’il exerce sur ceux qui l’approchent et s’intéressent à ses projets.
A son retour en France, le père Montuclard réside quelques mois à Lyon. Il y est nommé aumônier de la J.E.C.F. (section Sciences, Beaux-Arts et Conservatoire) et anime le groupe lyonnais des Amis de Sept 61. Mais peu de temps plus tard, il est envoyé au studium de Saint-Alban-Leysse près de Chambéry, où le couvent d’études de Rijckholt a été transféré en 1932, pour y enseigner la théologie morale fondamentale. Cependant, le religieux qui supporte mal les contraintes de la vie conventuelle, ne se résoud pas à rompre avec ses activités lyonnaises et les multiples contacts qu’il a noués dans le milieu étudiant. « ‘Je suis resté à Lyon trop et trop peu. Trop pour ne pas y avoir contracté des relations et trouvé des appuis ; trop peu pour avoir eu le temps d’utiliser ces avantages.’ »62. Ces relations sont la source des premiers différends avec ses supérieurs. Ainsi, dans une lettre du 26 octobre 1935, adressée au père Cathelineau qui dirige Saint-Alban, le père Paragot, prieur du couvent du Saint Nom de Jésus à Lyon écrit : ‘« Déjà au mois de juillet, mes préventions portaient sur ce fait que le père prenait des initiatives sans me consulter et au lieu de demander les permissions, usait de subterfuges pour que je ne puisse pas les refuser’ ». De fait, dans sa correspondance, Montuclard invoque bien souvent la « distraction » ou son « étourderie » pour réclamer les autorisations...a posteriori. Il faut dire que, dans ces derniers mois de 1935, son projet commence à se dessiner clairement. En effet, s’il a pu écrire en 1937 : ‘« Il y a dix ans que mes préoccupations convergent plus ou moins directement vers ce projet de communauté, trois ou quatre que je me consacre presque entièrement à cette ébauche de réalisation ’»63, c’est de cette période que datent les orientations précises : « ‘Mon séjour à Lyon en 1933/1935 a été une recherche constante de la formule, dont l’idée explicite et à peu près complète, date de décembre 1935 (...), je ne pense rigoureusement qu’à cela et ne peux penser à autre chose. Mon infirmité favorise encore cette concentration’ »64. En effet, sa surdité, tout comme les voyages en train qu’il multiplie entre Saint-Alban-Leysse et Lyon, le poussent alors à une concentration très forte.
Témoignage de Mme Marie Montuclard, 26 juillet 2001.
Témoignage de Maurice Combe, 18 octobre 1994.
Cf M.I. Montuclard, o.p., L’amitié de Sept, rapport sur Les amis de Sept, leur esprit, leur rôle , présenté au congrès régional de Lyon le 31 janvier 1937, Paris, Editions du Cerf, 15 pages, F.M., carton 7.
Montuclard au père Paragot, prieur du convent de Lyon, 28 octobre 1935, F.M., carton 7
Lettre au Maître Général, 7/12/1937, F.M., carton 7
Mémoire sur la Communauté, 8/12/1936, 10 pages dactylographiées, F.M., carton 7.