C) 1936 : et alors ?

La date de la fondation de la Communauté invite évidemment aux conjectures. Adrien Dansette écrit carrément : « ‘Jeunesse de l’Eglise est né avant le progressisme. En 1936 s’est constitué sous ce nom un petit groupement de prêtres et de laïcs, en vue d’étudier la problématique apportée par le Front populaire’ »71. Pourtant un simple regard sur la chronologie rend cette interprétation contestable. Certes le Rassemblement Populaire a pris corps dès le courant de 1935, mais les projets de Montuclard sont, nous l’avons vu, antérieurs de plusieurs années à la fondation officielle du groupe, courant janvier 1936.

Surtout, il serait bien difficile, à la lecture des archives, d’axer les réflexions de la Communauté naissante selon une perspective proprement politique. Certes, on nous objectera que la défiance à l’égard du politique - et plus encore à l’égard des clivages traditionnels droite /gauche -, si souvent rencontrée chez les catholiques, est une attitude politique en soi ; que les préoccupations politiques ne sont pas absentes de la réflexion de la Communauté, du moment qu’elle réfléchit aux formes de l’engagement des chrétiens dans la société ; que Montuclard est loin d’être retiré sur l’Aventin, comme le prouvent ses responsabilités dans les Amis de Sept 72, dont il dirige le très actif groupe lyonnais, et qu’on peut même parler chez lui d’une « passion des événements »73 ; que le climat de 1936 est favorable aux réflexions et aux prises de position74.

Tout cela est parfaitement exact. Les références intellectuelles de Montuclard (Berdiaev, Carrel...) comme les parentés d’idées entre la Communauté et les revues comme Esprit ou Ordre nouveau suffisent à prouver que le groupe s’inscrit bel et bien dans la nébuleuse « non conformiste » de l’esprit des années trente, dont la position, en marge des clivages traditionnels, n’en aboutit pas moins à une attitude éminemment politique. Mais à condition de ne pas négliger qu’il ne s’agit en aucun cas d’une préoccupation prioritaire, en vue d’un quelconque engagement. Si André Manaranche fait référence aux débuts de la Communauté lorsqu’il écrit : « ‘L’idée neuve de Montuclard’ ‘, c’est de donner à son groupe une préoccupation politique ’», cela nous semble relever de la simplification, tentante certes, mais abusive par anachronisme. C’est la même tendance qu’on retrouve sous-jacente dans les premières pages du travail de Wenceslas Baudrillart qui s’ouvre de manière symptomatique sur une longue évocation du Front populaire et du fameux discours de Maurice Thorez sur la « ‘main tendue aux catholiques’ »75.

Certes, la référence mémorielle de 1936 est forte et la tentation est grande de jauger la Communauté lyonnaise à l’aune du Jeunesse de l’Eglise de 1953. Mais – nous aurons l’occasion de le vérifier pour la période 1940-1944 -, le temps de l’Eglise n’est pas toujours le temps du monde... Pour Montuclard et ses amis, la date emblématique dans les années de fondation, c’est bien davantage 1926 et la condamnation du « politique d’abord » de Maurras. Si la préoccupation de l’ouverture sur le temporel est non seulement présente mais fortement revendiquée, c’est dans une perspective globale et fondamentalement religieuse, dont les implications dans le champ politique ne sont pas clairement mesurées.

Quand, en 1937, Marie Aubertin revient de Paris où elle a assisté au congrès de la J.O.C. et dresse un compte rendu enthousiaste à ses compagnons, Montuclard se récrie : « ‘Mais ce sont des prises de position politiques’ ! »76 et même dans l’allocution que celui-ci prononce pour le congrès régional des Amis de Sept, on cherchera en vain une seule prise de position claire sur les événements politiques, au milieu d’un prudent relativisme : « ‘Nous affirmons aujourd’hui notre défiance à l’égard des fascismes : demain l’évolution du pays peut établir sur nous une dictature. Telle autre attitude que nous prenons, et qui répond au sens actuel de l’évolution politique, peut, dans trois ans, être en opposition avec elle. Nous nous refusons à perdre, une fois encore, après tant de compromissions catholiques avec des conceptions temporelles plus ou moins affichées, la transcendance de la pensée du Christ’ ». Les membres du groupe peuvent bien, dans leur action temporelle, contracter des engagements politiques, la Communauté, elle, doit se défendre de poursuivre des fins temporelles. « ‘L’écueil à éviter : qu’elle répète le glissement de Rex en Belgique, d’abord groupement d’action catholique, puis mouvement d’opposition politique’ »77.

Comme Michel Winock a pu l’écrire pour Esprit en 1934, on peut affirmer que pour les membres de la Communauté lyonnaise naissante, « ‘le monde politique restait le lieu de l’impur’ »78.


Notes
71.

Adrien Dansette, Destin du catholicisme français, page 234

72.

M.I. Montuclard, O.P., l’Amitié de Sept, rapport présenté au Congrès régional de Lyon le 31 janvier 1937, Edition du Cerf, Paris, 15 pages

73.

Témoignage de Marie Montuclard, Nyons, 26/11/1992

74.

Aline Coutrot, Un courant de la pensée catholique : l’hebdomadaire Sept, Cerf, Paris, 1961, 334 pages.

75.

Op . cit., page 16

76.

Témoignage de Marie Montuclard, Nyons, 26/11/1992

77.

Notre action, page 16.

78.

Michel Winock, Op.cit., page 110