«‘Toute association religieuse répond à un besoin de l’Eglise et du monde ; d’ordinaire au besoin principal de l’époque qui l’a vue naître. (...) La Communauté est née de la conscience des maux présents’ ».92 L ‘expérience de la Communauté s’est donc construite au départ en réaction contre une situation perçue comme négative, analyse rare et paradoxale dans le contexte d’unanimisme triomphant et de vitalité religieuse des années 1930. Tandis qu’aux lendemains de la première guerre mondiale les catholiques français retrouvent leur place dans la société française, le pontificat de Pie XI, avec la levée de l’hypothèque maurrassienne et l’essor de l’Action catholique, apparaît comme une période de reconquête tous azimuts. Dans ce contexte de réussites reconnues, une critique frontale, qui plus est interne à l’institution, est difficile à soutenir. D’ailleurs, Montuclard ne nie pas la qualité des actions conduites, mais en regrette, selon ses écrits, soit les excès en certains domaines, soit la portée jugée trop limitée dans d’autres.
Se plaçant, non sans habileté rhétorique, dans une perspective historique, il décrit la stratégie religieuse de l’époque comme une saine réaction aux dérives antérieures qu’il dénonce vigoureusement : individualisme religieux, coupure entre la religion et la vie qui conduit à une laïcisation de l’existence, incarnée dans un fade moralisme et à une spiritualité confinée dans la contemplation et le seul souci de la vie intérieure, du salut personnel. Ce rejet d’un christianisme bourgeois et saint-sulpicien justifie pleinement le redressement opéré au XXe siècle, mais le fléau de la balance est revenu, selon Montuclard, à la fois trop loin et pas assez. Dans Notre action , c’est contre la tendance à privilégier le collectif par rapport à l’individu, contre l’air du temps qui exalte le groupe aux dépens de la personne et la fascination que peuvent exercer sur les mentalités les idéologies de masse, comme les totalitarismes communiste et fasciste, que l’on met en garde.
De manière un peu contradictoire, dans « Tâches d’aujourd’hui », Montuclard reproche plutôt aux différents mouvements chrétiens de s’être « arrêtés à mi-chemin ».93 Certes, le catholicisme social, le scoutisme, ou encore l’Action catholique spécialisée ont développé un type neuf de chrétien, conscient de ses responsabilités sociales et soucieux d’incarnation, mais pèchent de trois manières : la plupart des mouvements, conçus pour des jeunes, sont inadaptés aux aspirations d’un laïcat adulte ; leur action dévalorise l’institution paroissiale, cellule de base de l’Eglise-communauté ; leur présence au monde n’est pas totale.
Le premier reproche est inspiré de l’expérience même de la Communauté, composée de jeunes adultes, issus de mouvements spécialisés - la J.E.C.F. pour l’essentiel -, et, qui, par leur âge, leur entrée dans la vie active ou par leur mariage, se trouvent exclus de mouvements principalement consacrés aux jeunes et qui, à l’époque, ne se sont pas dotés de prolongements adultes. Le risque apparaît double de ne consacrer les efforts de mobilisation qu’à la jeunesse : d’une part, si leur valeur religieuse n’est pas en cause, la richesse humaine de ces mouvements en est diminuée : « ‘Leur humanisme est encore incomplet. Celui d’un adolescent plus que celui d’un homme. Trop marqué par l’activisme (...). Un humanisme rétréci’ » ; d’autre part les mouvements de jeunesse ont besoin d’adultes, prêtres et laïcs, formés « ‘intellectuellement, moralement, religieusement’ »94, pour l’encadrement. D’ailleurs la Communauté ne songe nullement à fonder elle-même des mouvements d’Action catholique pour les adultes, mais plutôt à soutenir d’éventuelles créations, en formant des responsables.
Le second reproche adressé à l’Action catholique spécialisée est plus structurel, plus grave : c’est de discréditer l’institution paroissiale, d’en détourner les forces vives de l’Eglise. Certes, une certaine inadaptation de la paroisse aux nécessités du temps est reconnue : l’obligation d’y composer avec les oeuvres anciennes, un esprit quelquefois routinier, un fixisme liturgique excessif et un ritualisme qui ont vidé les sacrements de leur sens aux yeux de beaucoup, la difficulté d’une organisation de l’Action catholique au sein des structures traditionnelles et la nécessité de calquer celle-ci sur les milieux dans lesquels elle s’est constituée95. Certes, le clergé paroissial, relayé par la hiérarchie, a pu adopter une attitude défensive vis-à-vis des initiatives des mouvements et, ainsi, s’éloigner d’eux. Mais en multipliant les formules de cérémonies, de prières ou d’engagements hors de la liturgie, l’Action catholique favorise la désaffection de la paroisse et, dès le départ, un des objectifs clairement avancés de la Communauté est de « ‘défendre la paroisse contre la mésestime ou l’incompréhension que lui valent parfois les mouvements d’Action catholique ’»96.
Enfin, dernière critique fondamentale de l’oeuvre de l’Action catholique, la négation de la valeur propre du temporel. Reproche étonnant contre un mouvement qui se réclame justement d’une logique d’incarnation et a érigé en principe l’action dans le monde. Mais pour Montuclard, c’est l’intention et l’esprit de la démarche qui sont en cause : quand « ‘on s’occupe du temporel pour (pour porter témoignage, pour démontrer que le chrétien est aussi capable que quiconque dans les travaux humains, pour capter des occasions de conquête ou pour faire du bien)’ »97, on fait preuve d’un manque de désintéressement et, par là même, on nie la valeur du temporel, alors qu’‘» il s’agit de prendre le monde tel qu’il est : a-t-on toujours mesuré cette exigence ? ’»98, questionne Montuclard. La revendication s’affirme d’ailleurs dès les débuts du mouvement. Dans le premier rapport adressé au cardinal Gerlier sous le titre « Servir le monde », il est précisé : « Avec la conviction qu’il [le monde] est aussi partie du Royaume du Christ et que l’aimer, c’est encore aimer Celui qui « remplit tout » et « en qui tout subsiste ». Les citations sont puisées à bonne source : l’encyclique Quas primas.99
En définitive, le catholicisme militant de l’Action catholique tend à réduire le christianisme à une présence au monde, tout en subordonnant celui-ci à son programme de conquête. La recherche des remèdes à tous ces maux conduit à l’élaboration de l’appareil théorique du mouvement et à la définition d’un programme d’action.
Notre action , page 1.
Page 23.
Mémoire sur la Communauté du 8 décembre 1936. F.M., carton 7.
« Tâches d’aujourd’hui », page 31.
Ibid, page 32.
« Tâches d’aujourd’hui », page 24.
Ibid.
Sur la royauté sociale du Christ, de 1925.