C) Un programme de « rénovation chrétienne »

Des critiques formulées par Montuclard et ses amis, il ressort que l’action à entreprendre doit être centrée prioritairement sur la redécouverte de l’Eglise. « ‘Parce que le mystère de l’Eglise ne tient pas, dans la mentalité chrétienne actuelle, la place qui lui revient traditionnellement, parce que c’est en tant qu’il est Eglise que le christianisme est le plus en mesure de répondre aux aspirations profondes du monde moderne, [notre] entreprise est tout entière animée dans un esprit caractérisé par le sens de l’Eglise...’ »100. « ‘On cherche l’union des catholiques. Mais le seul organisme authentique d’union chrétienne, n’est-ce pas la paroisse ? Celle-ci n’est-elle pas l’incarnation de la Communauté chrétienne et donc du Corps mystique ? Et n’est-elle pas le plus beau témoignage et le plus convaincant à donner au monde présent ?’ »101.

Cette tâche passe d’abord par la réhabilitation de la paroisse : « ‘Pour cela il convient de la mettre au centre de la spiritualité, de la piété personnelle, de la conception chrétienne du monde et de l’histoire ; vivifier en elle les comportements collectifs des chrétiens (la liturgie, les sacrements, la prière commune) ; en faire la base de l’enseignement et de la prédication’ ». Il convient donc de « ‘défendre cette idée que la paroisse est le regroupement nécessaire des chrétiens séparés par les conditions de la vie sociale et les nécessités de l’Action catholique spécialisée, et le témoignage vivant de l’unité de tous dans le Christ ; collaborer à toute initiative tendant à revivifier la paroisse (vie liturgique, entraide sociale)’ »102. C’est avec la constitution progressive de l’équipe des prêtres au sein du groupe qu’une stratégie plus concrète s’élabore. L’idée de mettre ceux-ci à disposition des évêques qui comptent dans leurs diocèses des paroisses non desservies s’accompagne d’une réflexion sur la nécessité d’un renouvellement de la vie paroissiale. « ‘Témoignage de pauvreté chrétienne donné par le clergé, spécialement en matière sacramentaire (uniformité des classes d’enterrement ou de mariage), introduction dans toute la limite permise de la langue vulgaire dans la liturgie, rénovation de l’esprit communautaire paroissial, surtout par le sacrifice de la messe et la collaboration entre prêtres et laïcs ’»103. Un programme encore assez flou, qui emprunte largement aux idées novatrices de l’abbé Remillieux en matière liturgique, mêlées de quelques propositions audacieuses, comme la relation prêtres-laïcs, tout cela dans une perspective missionnaire de « rechristianisation » qui rejoint les diverses initiatives qui se développent alors.

Ce souci d’une prédication plus efficace et d’une vie paroissiale plus intense n’est pourtant, nous l’avons dit, que l’aspect technique d’une préoccupation bien plus vaste et d’un projet autrement ambitieux : la restauration de la conscience de l’Eglise chez les chrétiens. Montuclard propose de commencer par traiter la question de l’unité des Chrétiens comme tout fait social : « ‘Le christianisme, bien plus qu’une doctrine, est un fait social’ »104. Des hommes partagent une même foi, logiquement doit se créer entre eux une communauté de pensée et même de vie. Non sans ironie, Montuclard note : « ‘On aime à résumer le devoir chrétien dans celui d’incarnation (...) mais avant tout [il conviendrait] de l’incarner dans les formes et les institutions qui lui sont propres : vivre l’Eglise afin de rendre visiblement le Corps du Christ aussi semblable que possible à ce qu’il est invisiblement’ »105. Seulement cet objectif a été placé au second plan. Le souci prioritaire de la présence au monde et de la question sociale a fini par conduire à l’identification de la doctrine sociale de l’Eglise et du Royaume de Dieu. Au bout du compte, c’est non pas la conscience de l’Eglise, mais la conscience de classe qui en sort renforcée, car celle-ci apparaît comme la seule réalité collective. De plus, l’organisation ecclésiastique de l’Eglise a étouffé l’idéal communautaire en son sein. Les fidèles, exclus de la liturgie, de la mission pastorale, des responsabilités, ont laissé le destin de l’Eglise aux mains des clercs. L’Eglise-société a remplacé l’Eglise-communauté. Restaurer l’Eglise comme corps vivant est cependant possible par un approfondissement de la charité, une charité intensément vécue par les chrétiens entre eux et envers tous les hommes, plus soucieuse d’engagements que d’exercices et de préceptes moralisants, empreints de formalisme et inadaptés de toute façon aux circonstances multiples et imprévisibles de la vie d’adultes dans la société. « ‘Cette communion universelle, catholique, c’est l’Eglise. La réaliser entre ses membres, dans le corps tout entier et en chacune des cellules composantes, c’est la vie de l’Eglise au-dedans : la projeter et l’étendre parmi les hommes dans les groupes humains, c’est son rôle au-dehors. Il faut l’une et l’autre pour que l’Eglise soit pleinement charité’ »106.

On voit par là que la volonté de rénovation de l’Eglise comme communauté débouche également sur un projet global de transformation de la société civile. « ‘La compréhension de la charité est fonction d’une vue complète de la destinée humaine’ »107. Il faut dire que la réflexion de Montuclard et de ses amis s’inscrit dans une conception de l’époque comme temps de rupture et de bouleversements : « ‘Chacun maintenant partage la conviction qu’un Ordre nouveau se prépare. Les chrétiens, qui sont la lumière du monde, doivent travailler à sa construction ’»108. Encore faut-il que les chrétiens soient à même d’investir le mouvement social et de répondre aux besoins du monde. La première condition de réussite de cet engagement est le respect de la pleine valeur de l’ordre temporel et ce pour trois raisons : tout d’abord, des militants chrétiens qui aborderaient l’action sociale ou politique avec un programme relevant explicitement de la doctrine de l’Eglise, inadmissible pour le plus grand nombre dans la société moderne, ajouteraient encore à la désunion contre laquelle ils prétendaient lutter ; ensuite, la subordination de l’ordre humain au projet de l’Eglise va à l’encontre du message du Christ qui, par la formule « ‘Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu’ », indique que César et l’ordre humain ont valeur en soi et, « ‘quoique subordonnées’ »109 doivent être considérées comme des fins. C’est la même injonction qui figurait dans le premier rapport adressé au cardinal Gerlier110, sous le titre « ‘Surtout servir le monde’ » ; enfin, les chrétiens peuvent donner un exemple de désintéressement et de pur service en servant le monde ni pour l’accaparer, ni pour le dominer.

Cette action doit viser la construction d’un « nouvel ordre humain » qui n’est pas contradictoire avec la doctrine de l’Eglise, mais en constitue un domaine, celui que la raison seule est capable de comprendre et d’accepter et sur lequel des chrétiens et des non-chrétiens peuvent se retrouver, ce programme de reconstruction sociale faisant figure de socle pour un « ‘ordre social chrétien que la Providence rendra peut-être possible plus tard’ »111. Car la tâche prioritaire, « ‘la grande tâche qu’impose le monde présent, dont le mal foncier est la division et, parmi toutes les divisions, le divorce entre l’humanisme et le christianisme, c’est de rapprocher harmonieusement ces deux courants, la religion et la vie’ »112. Rapprochement qui contribuerait, même indirectement, à la rechristianisation du monde, car ‘« si le monde est déchristianisé, c’est souvent pour être d’abord déshumanisé’ »113.

Cette « grande tâche » ne peut être confiée à n’importe quels chrétiens, mais à de « super-militants », préparés à leur mission, car celle-ci nécessite un total dévouement et ne va pas sans risque. Dans le rapport adressé au cardinal Suhard, Montuclard dresse le portrait de ces » nouveaux apôtres » : formés intellectuellement, consacrés profondément au Christ et donc disciplinés dans l’action, porteurs d’un témoignage chrétien authentique et presque héroïque de charité, très épris de la valeur de l’ordre humain et en même temps animés par un profond et constant esprit de religion. Mais, même si chacun d’eux doit agir seul, pour mieux rayonner dans le monde et ne pas compromettre l’Eglise, il n’en reste pas moins que ces chrétiens devront se regrouper. La forme que prendront ces groupements devra correspondre tant aux aspirations du laïcat qu’aux intérêts de l’Eglise et du monde. C’est par une réalisation du type communautaire que Montuclard et ses amis entendent atteindre cet objectif.

Notes
100.

Rapport du 2 mars 1944.

101.

Rapport au cardinal Suhard, 26 juin 1937, page 11. F.M., carton 7, liasse 4.

102.

Rapport du 8 décembre 1936, page 4. F.M., carton 7, liasse 4.

103.

Ibid, pages 11 et 12.

104.

Tâches d’aujourd’hui, page 34.

105.

Ibid.

106.

Ibid, page 38.

107.

Ibid, page 38.

108.

Rapport au cardinal Suhard, 26 juin 1937, page 1. On notera l’expression, alors triviale, mais appelée à une autre postérité, ainsi que la majuscule.

109.

Ibid, page 2.

110.

Rapport du 9 février 1938.

111.

Rapport au cardinal Suhard.

112.

Ibid, page 13.

113.

Mémoire sur la Communauté du 5 novembre 1937.