La stratégie communautaire s’impose comme le moyen d’action qui évite les écueils tant de fois pointés : d’une part l’individualisme qui replie l’homme sur lui-même par un souci égoïste du salut personnel et débouche sur l’indifférence, voire le mépris vis-à-vis du monde ; d’autre part l’organisation de masse qui procure certes ferveur et enthousiasme, mais cherche à imposer sa doctrine et se révèle inefficace pour pénétrer le coeur de la société des hommes et ses problèmes concrets. Groupement d’une élite, elle vise toutefois l’adhésion ultérieure d’un nombre croissant de membres en même temps que l’approfondissement d’un programme de vie.
On peut certes chercher dans la tradition dominicaine les sources de l’adhésion de Montuclard à l ‘« utopie communautaire », on pensera alors avant tout à la conception ecclésiale de saint Thomas d’Aquin pour qui l’Eglise se définit face aux « gentils » comme société parfaite des chrétiens, en préfiguration à la fameuse image de l’Eglise « corps mystique du Christ » . Daniel Lindenberg pointe précisément cet héritage dans ses Années souterraines : « ‘Dans le champ de la pensée catholique, la communauté se situe au confluent conceptuel de la théologie du corps mystique et du néo-thomisme. Il y a communauté possible parce que, d’une part, la société, selon le Docteur Angélique est « ordonnée au bien commun » et parce que, d’autre part, l’Eglise s’identifie au Christ, éternellement vivant à travers elle’ ».114 On évoquera aussi immanquablement les statuts d’un ordre qui, sans minimiser le voeu d’obéissance, s’enorgueillit d’une pratique séculaire de l’electio, au sens de l’adhésion volontaire des membres à la communauté et à ses supérieurs librement choisis.
Cependant, c’est un spectre bien plus large qui est parcouru à l’époque par le concept de communauté, même s’il faut bien reconnaître avec Denis Pelletier que les frères prêcheurs sont partie prenante de nombre de ces expériences115. Avec Mounier, on peut bien parler de « ‘l’immense vague communautaire qui déferle sur l’Europe’ »116.
Dans le premier mémoire qu’il rédige sur la Communauté, Montuclard en mentionne les manifestations : « ‘La réaction générale contre l’individualisme a restauré l’idée de communauté : école sociologique française, fascisme, marxisme, national-socialisme ». Robert Nisbet’ ‘ a explicité en quoi « la notion de communauté constitue le plus fondamental des concepts élémentaires de la sociologie (...), de Comte’ ‘ jusqu’à Weber’ » et a mis en lumière la place de Le Play dans cette tradition, ainsi que l’influence de celui-ci dans la pensée catholique française117. Quant à la mention des grandes idéologies totalitaires de l’époque, Montuclard l’emprunte à Mounier ou Maritain qui y font référence à longueur de pages. « ‘Un double fait s’impose : communisme et fascisme, écrit Montuclard’ ‘ dans Notre action. Le premier est plus subversif de l’ordre humain, mais tous deux sont au fond identiques et également dangereux pour le christianisme, car l’un et l’autre absorbent l’individu dans la collectivité : Etat (fascisme italien), race (national-socialisme) ; classe prolétarienne (communisme)’ »118.
Pour réaliser sa rénovation, la chrétienté doit utiliser le même procédé : ‘« L’effort est si grand qu’il ne peut être entrepris avec l’ampleur et la convergence voulues par quelques individualités isolées, mais par une communauté de chrétiens résolus à se donner dans la discipline et l’abnégation à cette oeuvre de longue haleine ’»119.
La stratégie communautaire s’appuie ainsi sur deux fondements : d’une part, l’ampleur de la tâche à accomplir, qui s’apparente dans une perspective historique « ‘à celle des moines défricheurs et civilisateurs d’autrefois’ »120, dont le succès s’explique par la vie cénobitique, ou ‘« aux chrétiens des premiers siècles qui ont accompli leurs progrès parce qu’ils ont été sensibles à la réalité communautaire de l’Eglise’ »121 ; d’autre part, la réflexion d’éminents écrivains catholiques : Jacques Maritain, Etienne Borne, Arnold Rademacher, le père Teilhard de Chardin, Alexis Carrel122...
Mieux, l’aspect communautaire de l’expérience menée prend une dimension de plus en plus importante au fil du temps. La formule, qui semblait en quelque sorte aller de soi au départ et se présentait simplement comme moyen d’action, inspiré d’idées contenues dans l’air du temps ou puisées chez les maîtres spirituels comme Mounier ou Maritain, devient peu à peu le point central du projet. L’introduction du mémoire remis au cardinal Gerlier le 25 novembre 1940 illustre parfaitement cette évolution. Le rapport adressé à l’archevêque en 1938 sur les grandes orientations du groupe y est qualifié de « théorique » et les lignes qui suivent précisent clairement : « ‘Nous nous permettons d’insister ici sur un point qui, au cours de notre expérience, et dans la prière, s’est révélé comme essentiel et pour ainsi dire contenant tous les autres : vivre dans le monde le christianisme en tant qu’il est une communauté. Il y a dans l’Eglise divers groupements, chacun exprime un aspect du patrimoine chrétien : celui-ci par la contemplation ; celui-là par l’action ; d’autres honorant particulièrement tel mystère chrétien ou propageant telle dévotion. A côté d’eux, peuvent sans doute trouver place des groupements comme le nôtre, dont le but est de vivre de la réalité communautaire du christianisme et de le manifester. Car dans cette preuve vivante de l’unité qu’est la communauté, le Seigneur a mis un des motifs de crédibilité les plus efficaces : « Qu’ils soient uns comme nous sommes un, afin que le monde connaisse que vous m’avez envoyé et que je vous ai aimé comme vous m’avez aimé»’ ».
En cela la Communauté lyonnaise illustre parfaitement le modèle mis en lumière par Denis Pelletier d’une communauté comme forme de sociabilité avec ses deux versants, intérieur et extérieur : « ‘Modèle universel de société enfin réconciliée avec elle-même (...), elle est aussi le lien à mettre en oeuvre entre [les militants] ici et maintenant à l’échelle de leur militantisme. Elle est donc à la fois motif d’un engagement et forme possible de cet engagement, théorie et pratique, la seconde apparaissant à son échelle comme le modèle déjà à l’oeuvre de la première’ »123.
Reste à examiner les formes précises et concrètes de la réalisation menée. Toutefois, on s’est aperçu, chemin faisant, du poids des influences intellectuelles qui président à cette création et qu’il convient maintenant d’élucider dans la mesure du possible.
Daniel Lindenberg, Les années souterraines, 1937-1947,Editions La Découverte, Paris, 1990, page 208.
Denis Pelletier, » Utopie communautaire et sociabilité d’intellectuels en milieu catholique dans les années quarante », in Sociabilités intellectuelles, lieux, milieux, réseaux, Les cahiers de l’IHTP, numéro 20, mars 1992, pages 172 à 187.
In Révolution personnaliste et communautaire.
Robert Nisbet, La tradition sociologique, PUF, Paris, 1984.
Notre action s.d., papiers personnels d’Emile Poulat, page 3.
Ibid, pages 3 et 4.
Ibid.
Rapport au cardinal Gerlier, 25 novembre 1940, F.M., carton 7, liasse 2.
Sur Alexis Carrel, cf infra, dans le paragraphe « Influences ».
Op. cit., page 182.