C’est un parrain d’un tout autre style que la Communauté lyonnaise s’est choisie en la personne de Mounier. De 25 ans plus jeune que Maritain, il diffère de lui tant par ses origines sociales et idéologiques que par son attitude à l’égard de l’Eglise : là où le converti recherche le moule de l’institution, le chrétien de toujours rue dans les brancards et dénonce l’envers du décor. Si Mounier a fréquenté le cercle de Meudon, si Maritain a patronné la naissance d’Esprit, la distance s’impose entre les deux hommes dès les premiers numéros de la revue, par le ton et l’orientation adoptés. ‘« Là où il [Maritain’ ‘] attendait une revue d’abord catholique, Mounier’ ‘ et ses amis publiaient une revue d’abord révolutionnaire’ »140. Or, ce qui a, chez Mounier, plu à Montuclard, c’est peut-être d’abord la révolte. D’emblée, Esprit s’est placé sous la bannière de la révolution141.
Lorsque la Communauté lyonnaise tente de préciser l’esprit de son action temporelle142, elle proclame en première instance : » ‘Nous ne sommes pas des conservateurs, ni même des réformateurs d’un ordre existant. Nous sommes, au sens désormais acceptable de ce mot, des novateurs et des révolutionnaires. (...) Un ordre nouveau se prépare. Nous ne voulons pas que l’Eglise du Christ, par la faute de ses fils inattentifs et timorés, arrive trop tard ».’
Puis, elle précise : « ‘La révolution doit se faire d’abord dans la pensée (...). Prendre conscience du caractère anti-personnaliste et anti-communautaire de la partie du monde où nous sommes placés’ ». Ici, plus de doute possible : le vocabulaire de Mounier est emprunté mot à mot. On le retrouverait dans bien des écrits de Montuclard : ainsi, dans le premier mémoire sur la Communauté du 8 décembre 1936 : « ‘Les efforts [des chrétiens] doivent aller actuellement à déterminer concrètement en politique, en sociologie, en économie... d’un humanisme personnaliste et communautaire, qui soit le champ de tous ceux qui se refusent à ne voir en l’homme que la matière et les forces de la matière. »’ Dans Notre action, l’ouvrage de Mounier, Révolution personnaliste et communautaire, figure aux côtés d’Humanisme intégral et de L’Homme, cet inconnu de Carrel , comme un livre qui ‘« fixe bien la ligne générale des réformes à faire pour améliorer humainement l’homme d’aujourd’hui’ »143. Auparavant, le texte s’était lancé dans une apologie du personnalisme que Mounier n’aurait pas reniée : « ‘Tout le malheur des temps vient d’un déséquilibre dans les rapports de l’individu et de la société. Or, ce déséquilibre a une cause : une erreur sur la nature de l’homme. (...) L’homme n’est plus considéré comme une personne144 ’ ». Suit une définition philosophique du terme qui se conclut ainsi : ‘« Tout effort opportun aujourd’hui doit se proposer un double but de pensée et d’action : retrouver en l’homme la personne et les exigences de celle-ci en tout ordre (famille, profession, travail, science, art, civilisation, politique, religion...) et retrouver les justes rapports de la personne et de la communauté en tout ordre aussi ’». Et lorsqu’il présente au cardinal Suhard son « programme de reconstruction sociale », Montuclard précise : « ‘Il sera opportun d’insister surtout sur la redécouverte pratique de deux vérités fondamentales dont l’oubli, au dire des penseurs, est à la base même du désordre actuel : l’homme est une personne ; il est essentiellement fait pour vivre en communauté’ »145.
Au départ, la Communauté n’a de la pensée de Mounier qu’une connaissance purement livresque, par les numéros d’Esprit ou la lecture de l’ouvrage-manifeste : Révolution personnaliste et communautaire, paru en 1935. Puis le contact se fait plus direct, par l’intermédiaire de Paul Fraisse. D’origine stéphanoise, comme Maurice Montuclard, il fréquente alors les cours de philosophie de la Faculté catholique de Lyon de la rue du Plat où il côtoie Marie Aubertin. Mais c’est par Jehanne Allemand-Martin qu’il rejoint le groupe. Elle est alors responsable de la section J.E.C.F. – Sciences de la Faculté d’Etat, tandis que lui-même occupe le poste de secrétaire fédéral de la J.E.C. sur Lyon. Or, dès cette époque, Paul Fraisse fait partie « ‘du lot de ceux que Mounier’ ‘ avait gagnés à lui lors de ses tournées provinciales’ »146. Ayant entendu une conférence du directeur d’Esprit sur « la nécessité de la violence », il fut convaincu de rompre « avec la limonade », autrement dit la démocratie chrétienne dont il était plus ou moins proche. A l’automne 1938, il rejoint Paris et intègre le cercle des proches de Mounier en devenant responsable du groupe Esprit. Mais il reste en relation avec ses amis lyonnais, comme en témoigne une correspondance dont on retrouve la trace dans Message, le bulletin interne de la Communauté. Il n’y a d’ailleurs pas lieu d’interpréter l’éloignement de Paul Fraisse comme une rupture avec la Communauté lyonnaise. Ce départ est motivé par des raisons personnelles – Paul Fraisse vient alors de perdre son épouse, Renée Dupuy, au bout d’un an de mariage – et par l’attraction de Mounier, certes visiblement plus forte pour lui que celle de Montuclard, mais non par d’éventuels désaccords avec ce dernier et ses compagnons, avec lesquels ses liens étaient d’ailleurs » plus une question d’amitié que de doctrine »147, même s’il a pu participer intensément à certaines réflexions, comme l’élaboration de la notion de superflu. Quelques annotations soulignent assez la persistance d’une communauté de vue, du moins jusqu’à Message n° 42/43 d’août-septembre 1943 : « ‘Retour de captivité de Paul Fraisse’ ‘. Tous, nous nous rappelons combien nettement, pendant la guerre148, il s’était affirmé avec nous (...). Ce qu’il a fait au Stalag et ce que nous avons fait, nous, de notre côté, dans le même temps, coïncide étonnamment’ ». Et, dans le numéro 44 du 1er octobre 1943 : « ‘Paul Fraisse’ ‘ et sa femme ont passé récemment’ (...). ‘Paul est à Paris : cela complique un peu notre collaboration. Nous avons décidé de faire un effort de liaison serrée. Dans ces prochaines semaines, Paul va voir comment son engagement avec nous s’exprimera.’ »
C’est par son entremise que Mounier et Montuclard se rencontreront dans la tourmente de 1940 et qu’ils entretiendront des relations complexes mais fidèles jusqu’à la mort du philosophe en 1950.149
M. Winock : Esprit, des intellectuels dans la cité,1930-1950, Paris, Seuil, page 41.
Les titres des premiers numéros l’attestent : La révolution contre les mythes (mars 1934), Révolution personnaliste (décembre 1934), Révolution communautaire (janvier 1935), Vers l’action. Mouvement pour la révolution spirituelle (février 1935), etc...
Notre action, page 5.
Page 12.
Le mot est souligné.
Rapport au cardinal Suhard, 26 juin 1937, page 2.
M. Winock, Esprit..., page 157.
Entretien avec l’auteur, Châtenay-Malabry, 22 octobre 1993.
En 1943, « la guerre » désigne la période officielle des hostilités, du 3 septembre 1939, date de la déclaration de guerre, au 22 juin 1940, date de la signature de l’armistice.
Cf infra, page 231 et sq.