II PARTICIPATION AUX DEBATS DU TEMPS

En dehors des influences prégnantes de Maritain et Mounier, les textes produits par la Communauté font référence à de nombreux auteurs dont les réflexions touchent les principales préoccupations du groupe. Ces citations nombreuses prouvent le souci ardent de l’équipe de se documenter et son immersion dans les débats de son temps.

Dans un essai de nomenclature, on repère une première série composée de théologiens et d’essayistes dont les travaux sondent la question de la place des chrétiens dans les sociétés modernes et les défis posés à l’Eglise par le monde contemporain. Ainsi Montuclard lit dès sa parution le fameux ouvrage du père de Lubac : Catholicisme, les aspects sociaux du dogme 150. Par la lecture de la Vie intellectuelle, il suit les réflexions du père Congar, notamment à l’occasion de la grande enquête menée en 1935 sur l’incroyance151. Il s’intéresse également aux travaux du père Chenu dont la brochure Dimension nouvelle de la Chrétienté paraît au Cerf en 1937. Dans cette nébuleuse, l’influence dominicaine est prépondérante et les liens personnels de Montuclard via Sept ou les éditions du Cerf, facilitent les échanges.

Ce sont les mêmes préoccupations, mais exprimées dans une perspective plus concrète, que Montuclard trouve dans l’oeuvre de l’Allemand Arnold Rademacher, dont il cite fréquemment les thèses152, exposées dans l’ouvrage Religion et Vie, où celui-ci propose, à côté d’une méditation sur les rapports entre l’Eglise et le monde, un programme de réalisations communautaires, « exigences des temps nouveaux », destinées à « travailler dans le monde à l’avènement du règne de Dieu ».

On s’étonnera peut-être de la rareté des références à la littérature d’Action catholique que l’on serait en droit d’attendre sous la plume d’un aumônier de J.E.C.F. A part le classique Action catholique et action temporelle du père de Soras153, on en trouve peu de traces dans les écrits de Montuclard. Il faut dire que celui-ci est investi de fraîche date de cette fonction qui est décidément secondaire pour lui. Absent de France jusqu’en 1934, enseignant plus que prêtre, il est davantage versé dans les sommes théologiques et les encycliques pontificales – qu’il cite abondamment – que dans les manuels d’Action catholique.

Mais de toutes façons, sa réflexion sur les réalisations à entreprendre s’inscrit dans une vision bien plus vaste, qui appelle une transformation radicale de la société, du chrétien, de l’homme tout court.

Dans Notre action, sous le titre « Objectifs de notre action temporelle », un paragraphe se propose d’ « ‘aider l’homme d’aujourd’hui à prendre conscience de son être spirituel et de sa vocation d’homme »’. Suit une longue liste de ce qui tend à diminuer l’homme : « ‘fausse notion de l’éducation..., conception simpliste de la morale..., confusion entre morale et religion..., tyrannie syndicale..., sport mal compris..., les buildings..., l’abus des congrès et des meetings... ’»154 Tout y passe. Ce tableau se conclut par une évocation de l’oeuvre du docteur Carrel, érigée en inspiration de la Communauté : « ‘Ce livre-là [’ ‘L’homme cet inconnu’ ‘] avec ’ ‘Révolution personnaliste et communautaire’ ‘ d’Emmanuel Mounier’ ‘ et ’ ‘Humanisme intégral’ ‘, malgré les réserves que sur quelques points on doive faire, fixe bien la ligne générale des réformes à faire pour améliorer humainement l’homme d’aujourd’hui’ ».

Si aujourd’hui certains développements sur l’eugénisme - qui motivent peut-être les « réserves » dont il est ici question -, ont rendu l’auteur peu fréquentable, Carrel a tout, à l’époque, pour séduire les esprits en quête de rénovation sociale et spirituelle. La publication simultanée de L’homme, cet inconnu en français et en anglais (Man the unknown), lui a assuré, plus encore que le Nobel en 1919, une célébrité mondiale ; de plus, il se rapproche dans les années trente de la doctrine catholique et fréquente des religieux, parmi lesquels plusieurs dominicains auprès desquels il s’initie au thomisme, notamment le père Sertillanges155. Surtout, les membres de la Communauté peuvent trouver dans ces pages un écho de leur conception du monde et de l’action. « ‘Il s’agit de tirer l’individu de l’état de diminution intellectuelle, morale et physiologique amené par les conditions modernes de la vie ( ...). Il faut donc refaire notre cadre matériel et mental (...). La restauration de l’homme doit être commencée immédiatement, dans les conditions actuelles de la vie ’» et surtout : ‘« Il n’y aurait pas besoin d’un groupe dissident très nombreux pour changer profondément la société moderne. Une minorité ascétique et mystique acquerrait rapidement un pouvoir irrésistible sur la majorité – jouisseuse et aveulie’ »156. Et Montuclard d’assimiler carrément la Communauté au projet carrélien : ‘« Cette Communauté nouvelle d’hommes et de femmes dont parle Carrel adoptant une discipline physiologique et mentale humaine pour renouveler l’homme contemporain, ce sera évidemment d’abord notre Communauté’  » !157

Par leur adhésion au programme de Carrel, Montuclard et ses amis témoignent autant de leur volonté d’une démarche révolutionnaire et globale dans la définition d’un humanisme nouveau que de leur intérêt pour la dimension proprement temporelle des changements à accomplir. C’est un pendant spirituel et prophétique que la Communauté trouve dans la lecture de Berdiaev.

Notes
150.

Cerf, 1938.

151.

Yves Congar, « Une conclusion théologique à l’enquête sur les raisons actuelles de l’incroyance », La Vie intellectuelle , n° 37, 1935, pages 214-249.

152.

Ainsi dans le rapport au cardinal Suhard (26 juin 1937) , page 13 ; dans le mémoire du 6 janvier 1938, page 2 .

153.

Paris, Spes, 1938.

154.

Notre action, page 11 et 12.

155.

Daniel Lindenberg, Les années souterraines, op.cit., pages 177–194.

156.

Alexis Carrel, L’homme, cet inconnu, pages 355-358.

157.

Notre action, page 14.