Avec Berdiaev, c’est la même idée du surhomme, mais chrétien cette fois. Montuclard a évidemment lu Un nouveau Moyen-Âge « ‘Bible des jeunes chrétiens qui cherchent à retrouver un projet de société, difficile à trouver dans les litanies péguystes ou les fulminations de Léon Bloy’ ‘, dans la mesure où elles ne sont que le moment du négatif, l’éructation d’un Grand Refus »158.’ Il connaît l’oeuvre de Berdiaev par ses publications qui se succèdent dans les années trente et dont les titres sonnent comme autant d’échos aux écrits de la jeune Communauté : De la dignité du christianisme et de l’indignité des chrétiens 159 ; Christianisme et réalité sociale 160. Dans Notre action, il est fait directement référence à Destin de l’homme dans le monde actuel 161, évoqué aussi comme élément de définition d’un « nouveau style de sainteté » dans le mémoire du 8 décembre 1936. Le grand article paru dans le premier numéro d’Esprit, » ‘Vérité et mensonge du communisme’ », n’a pas échappé non plus à l’attention des membres du groupe qui trouvent chez Berdiaev un souffle prophétique et une condamnation du matérialisme qui frappe le libéralisme bourgeois tout en définissant le communisme comme la part de l’Evangile non assumée – et même trahie – par l’Eglise. Lecture lourde de sens et de postérité... L’appel à un « ‘Christianisme régénéré, réalisant sa vérité éternelle dans un concept de vie universelle, d’universelle culture, de justice sociale universelle »’ 162 rejoint parfaitement le projet de rénovation totale auquel Montuclard et ses amis espèrent contribuer.
A travers Berdiaev s’exprime non seulement une tradition russe et orthodoxe de critique de la société moderne et matérialiste, mais aussi le courant révolté et contempteur du monde qui traverse en France la littérature catholique dans le premier XXe siècle. L’influence de ce mouvement, s’il n’apparaît pas directement dans les écrits de Montuclard, n’en a pas moins une importance capitale dans la formation de son univers intellectuel. Ainsi, celui-ci place très haut dans son panthéon littéraire le Bernanos de La joie 163 et dit volontiers sa passion pour La femme pauvre 164 de Léon Bloy165. Deux écrivains catholiques qui incarnent l’intransigeance à l’égard du monde contemporain dont ils sont prompts à dénoncer la corruption par l’oubli de Dieu et l’idolâtrie matérielle. Deux esprits étrangers aux normes et aux coteries, mais qui partagent une vision des choses – du moins jusqu’à cette époque en ce qui concerne Bernanos – bien peu libérale et démocratique. Surtout une tradition littéraire qui s’en prend prioritairement aux catholiques eux-mêmes, jugés, par leur tiédeur et leur pâleur, premiers responsables de leurs misères et indignes représentants de leur maître. En citant Léon Bloy, Sophie Desormes rappelle qu’il ‘« exprime on ne peut mieux la révolte (...) contre les catholiques « qui déshonorent leur Dieu » moins par leurs sacrilèges que par leur médiocrité : « Malheur donc à moi qui ose imputer aux seuls catholiques la persécution dont ils se plaignent et qui est le juste salaire de leurs trahisons, de leur lâcheté inqualifiable’ »166.
Et si Montuclard peut difficilement adhérer à la profession de foi d’un corréligionnaire qui se veut un « catholique du Syllabus et de Boniface VIII », nostalgique de la théocratie et de la chrétienté médiévale, il n’en goûte pas moins à coup sûr l’anticonformisme et la révolte tonitruante contre les bien-pensants, aspects d’une oeuvre qui connut les faveurs de nombreux chrétiens révolutionnaires, à l’instar d’un Albert Béguin qui en publiera une anthologie en 1946167. Mieux, au-delà des imprécations du « mendiant ingrat », le dominicain pouvait trouver bien des résonances dans de tels propos : « Fils obéissant de l’Eglise, je suis néanmoins en communion d’impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde ». Il y a beaucoup de choses dans ce « néanmoins »... Montuclard aurait pu écrire, mot pour mot, les mêmes lignes en 1952 ou 1953...
Daniel Lindenberg, op.cit., page 33.
Editions Je sers, 1931.
Editions Je sers, 1934.
Edition Stock, 1938.
« Vérité et mensonge du communisme», Esprit, numéro 1, octobre 1932, page 128
Plon, 1929.
1re édition 1897 – 19e édition, Paris, Mercure de France, 1926, 393 pages.
Témoignage de Marie Montuclard, Nyons, 26 novembre 1992.
Sophie Desormes, « Léon Bloy l’imprécateur », in L’Histoire, numéro 239, janvier 2000, page 26.
Léon Bloy , choix de textes et introduction par A. Béguin, Fribourg, Egloff, 1946.