Sur l’importance des réunions, l’avis du groupe a évolué. Au départ, l’idée est de ne pas les multiplier pour laisser la plus grande latitude aux membres de la Communauté. ‘« La Communauté a pour principe de ne tenir que les réunions indispensables et d’utiliser les messages écrits et la correspondance, afin de ne sortir que le moins possible les laïcs de l’action temporelle, catholique et paroissiale ’»169. Plus qu’un souci d’alléger les obligations, c’est là une donnée qui s’inscrit dans l’essence même du mouvement : si chaque membre doit agir dans le monde, le groupe, lui, doit seulement préparer à l’action : chaque membre mènera une action d’autant plus fructueuse dans le monde qu’il se consacrera davantage au sein du groupe au perfectionnement de sa vie chrétienne et à l’approfondissement de sa foi.
Mais au fur et à mesure que l’aspect communautaire est apparu comme prioritaire, l’importance des réunions s’est accrue du fait même qu’elles en sont la seule manifestation spatiale. Il faut voir en effet que cette organisation, quasi institutionnelle, est le seul témoignage concret de la Communauté en l’absence d’une vie commune, la création d’une communauté de vie physique n’ayant jamais été envisagée, d’abord parce que rendue impossible par le statut religieux du père Montuclard et la présence de prêtres dans l’équipe, puis par l’opinion peu favorable des participants à cet égard : « ‘La cohabitation ne favorise pas toujours la vraie vie de communauté, c’est-à-dire le don profond de chacun à tous : il n’y a qu’à regarder pour s’en convaincre bien des couvents et bien des ménages ; [de plus], s’isoler du monde et de l’Eglise pour vivre dans une société choisie risque fort d’entraîner un oubli du véritable esprit de communauté »’ 170.
Dans un rapport de 1940, on peut lire : « ‘Si la vie de communauté a pour fondement l’effort personnel de chacun, elle trouve son expression concrète surtout dans les réunions’ ». Et, dans le numéro 39 de Message, Montuclard écrit : « ‘La vie de communauté s’exprime d’abord et avant tout par la réunion, c’est l’unique manifestation collective qui se suffit à elle-même parce qu’elle donne l’essentiel de la réunion chrétienne ; elle représente le « moment religieux » par excellence ou « l’office », qui comporte à la fois culte, enseignement, mise en commun du superflu (...), échanges fraternels ; c’est pourquoi l’engagement à la Communauté repose essentiellement sur la fidélité à son égard’ ».
Parallèlement, la fréquence des réunions est aussi une préoccupation. Dans une première formule, les réunions se font sans périodicité fixe, puis, lorsque le groupe renforce son organisation, chaque équipe se réunit deux fois par mois : une fois seule ; une fois avec les autres équipes de la Communauté qui se retrouve ainsi au complet une fois par mois. Enfin, dans les derniers mois d’existence du groupe, le rythme semble être devenu hebdomadaire, avec une réunion chaque samedi soir, du moins pour les membres du conseil, ce qui ne va pas sans interrogations de la part de quelques membres, comme en témoigne la réaction de Paul Montuclard : « ‘Les nouvelles décisions ne vont-elles pas contredire l’ancien point de départ : un minimum d’activités communes qui permettent de se donner pleinement ailleurs’ »171.
La vie de la Communauté se traduit chaque année par des journées de prières et d’études, sortes de séminaires qui réunissent les membres, comme en septembre 1937 à l’ancien couvent de Chalais dont les propriétaires d’alors, sont proches des Dominicains172 ; en décembre 1938, à l’Alpe d’Huez, dans le chalet des Allemand-Martin ; à Montverdun aussi, dont François Fontvieille est le curé173 et où l’équipe de prêtres avait pris l’habitude de se retrouver dès sa constitution.
Une réunion communautaire comprend plusieurs temps : une recherche partagée sur un des engagements communautaires ou un point de théologie fixé à l’avance soit sous forme d’exposé d’un des membres, soit par une discussion orientée ; la communication des « feuilles de route » ; la mise en commun du superflu ; la prière liturgique.
La forme précise du moment liturgique est difficile à déterminer. Dans un mémoire remis au cardinal Gerlier le 2 mars 1944, la Communauté sollicite l’autorisation de célébrer la messe dans son local, lors de ses réunions. Mais une simple feuille intitulée Les réunions hebdomadaires, sans date, mais visiblement antérieure, fait état d’un office liturgique en début de réunion...
Le temps consacré à la recherche s’inscrit dans un véritable programme de formation qui répond non seulement au souci de perfectionnement de la vie chrétienne, mais aussi à la volonté de donner aux laïcs un bagage doctrinal trop souvent réservé aux clercs et destiné à renforcer leur action temporelle. Le souhait d’organiser à terme des cours de théologie et de philosophie par correspondance à l’usage des laïcs va dans le même sens. Un premier degré comprend d’une part une étude de la doctrine chrétienne, des éléments d’apologétique, l’examen des principes chrétiens en matière de sociologie et de politique ; d’autre part, une initiation philosophique. Le deuxième degré prévoit l’analyse des questions importantes du dogme et de la morale, ainsi que l’approfondissement des notions de philosophie abordées au cours du premier degré.
Le travail de chacun est contrôlé (présentation des notes individuelles, exposés sur un point particulier des matières étudiées) et évalué : l’admission définitive des membres au sein du groupe y est subordonnée.
La mise en commun des « feuilles de route », c’est-à-dire la notation par chacun de son respect ou de ses manquements vis-à-vis des engagements communs, apparaît aux yeux des membres comme l’exercice de loin le plus important de la vie de communauté : « Nous communions par les idées dans nos séances d’études. Là, nous explicitons la communauté de nos vies ». Appelé encore « la coulpe », ce moment emprunte beaucoup à la correction fraternelle de la vie monastique, mais ne consiste pas seulement en une confession et un repentir. S’il convient d’avouer ses fautes et de se juger mutuellement, il faut aussi faire part de ses réussites, en « faire le don » aux autres pour les instruire et les fortifier. Ce difficile exercice a aussi pour vocation de cimenter l’amitié communautaire et de permettre l’approfondissement de l’action de chacun. Quant au partage du superflu, il est apparu d’emblée comme essentiel : « ‘Tout de suite, il nous a semblé que nous devions prendre ensemble un engagement à l’égard de l’argent. (...) Nous craignions fort que reste irréelle et peu durable une vie de communauté qui n’irait pas jusqu’à une certaine communauté de l’argent »’ 174. Volonté donc de créer entre les membres un engagement matériel fort et contraignant, mais souci d’en limiter l’exercice à une pratique raisonnée et réaliste ; ce qui n’épargnera pas au groupe d’interminables discussions sur la notion de superflu et surtout sa définition par rapport au nécessaire...
Mounier les évoque ainsi dans le récit de son passage dans la Communauté lyonnaise 175 : ‘« Longue discussion, avant-hier à table, sur le nécessaire et le superflu. Décidément, ce sont des notions boiteuses et inconfortables. Le superflu de l’un est le nécessaire de l’autre. Je rencontre, ayant peu mangé, des hommes qui n’ont pas mangé : je leur dois mon nécessaire, le dernier quignon de pain de mon sac. J’ai besoin, pour être, d’un minimum de vie esthétique : ce concert – quarante francs la place -, ce vase pour mettre une tâche dans ma chambre, sont un pain quotidien. Nécessaire, superflu, une échelle avec des barres, c’est vision quantitative du problème. Je ne vois décidément que trois pôles au problème de la richesse : l’existence de la misère et ses exigences ; l’attachement des biens et la nécessité, pour créer le climat de la grâce, de développer la vertu de libéralité ; enfin, les exigences des objets qui demandent de nous le respect et l’amour franciscain et de ne point les détourner de leur place, de leur rôle d’hommage’ »176.
Tout le numéro 11 de Message y est consacré, mais la question reste épineuse. « ‘Le grand danger, écrit Paul Fraisse,’ ‘ mobilisé en janvier 1940, c’est de confondre pauvreté et économie. Et ce danger est surtout grand chez les petits bourgeois que nous sommes. Le vrai riche et le vrai pauvre sont près l’un de l’autre en ce sens qu’ils ne croient pas à l’argent ’»177. Régulièrement, le bulletin interne du mouvement se fait écho des interrogations de ses membres. Ici, c’est la difficulté de remettre son superflu à la Communauté alors que tant d’oeuvres en feraient bon usage178. Là, c’est l’utilisation de l’argent qui est mise en cause : plutôt que de l’employer à couvrir les frais de la Communauté (location, impôts du local, frais de publication et de diffusion de Message), ne pourrait-il pas être consacré à une entraide fraternelle, « ‘pour s’apprendre mutuellement la vie de charité ?’ »179. Quant aux sommes concernées, il est difficile d’en connaître le montant. Une indication peut cependant permettre une estimation : du 15 novembre 1942 au 22 février 1943 : 5 510 francs180. Somme relativement importante, malgré la guerre et les difficultés, du fait de l’origine sociale de la plupart des membres et du nombre croissant de ceux qui entrent alors dans la vie professionnelle.
Mémoire, 5 novembre 1937.
Message, numéro 1, F.M., carton 7.
Message, numéro 26, 1er avril 1942, F.M., carton 7.
Cf lettre du R.P. Duployé aux pères Chifflot et Dorange, s.d. [hypothèse octobre 1943], A.D. « Le couvent de Chalais a actuellement comme propriétaires Courbier et Rollet, qui voudraient en faire un centre d’accueil et en confier l’aumônerie aux Dominicains. Sur mon conseil, ils se proposent de confier Chalais aux Editions du Cerf ». Dès 1937, le père Montuclard est en contact avec les propriétaires grenoblois de l’abbaye. Il envisageait d’en faire une sorte de centre pour la Communauté (témoignage de l’abbé Robert Juron, 20 mars 2001).
Lettre d’E. Garnier à l’abbé Labrosse : « Les démarches au sujet de la location de Montverdun pour la Communauté sont en bonne voie depuis huit jours et une demande va être adressée par le président de l’A.R.S. au maire pour cela.
Message, numéro 11, 10 mai 1940. Les mots soulignés le sont dans le texte.
Cf infra, page 96 et sq.
Mounier et sa génération, Entretiens, page 272.
Message, numéro 4, 25 janvier 1940, F.M., carton 7.
Brigitte Rony, Message, numéro 11.
Denise Brihat, ibid.
soit environ 6700 francs de 2001, d’après l’indicateur de pouvoir d’achat du franc fourni par l’I.N.S.E.E.