D) Un nouvel ordre religieux ?

Engagement définitif, voeux solennels, pratique de la coulpe... Par bien des aspects, la Communauté lyonnaise évoque un ordre religieux. Si l’on ajoute la rédaction d’une règle – le Carnet de route, rédigé  en 1940 à Montverdun par Montuclard en collaboration avec Emmanuel Mounier, et revendiqué comme tel185 -, le parallèle est inévitable. Et lorsque Montuclard présente son projet au cardinal Suhard à Reims au cours de l’été 1937, celui-ci s’exclame : « ‘En somme, vous voulez fonder un institut nouveau !’ » Il faut dire que tout, dans le rapport que l’archevêque de Reims a reçu quelques jours plus tôt, le conduisait à une telle conclusion. Un long développement y traite de l’opportunité d’un groupement de laïcs chrétiens « ‘conçu, sinon canoniquement, du moins en fait par son esprit, ses moyens de formation et la profondeur de ses engagements, sur le type traditionnel, quoique nouvellement adapté, de la vie religieuse’ ». La valeur des formes traditionnelles de communautés religieuses y est vigoureusement démontrée, tout comme leur viabilité dans le temps présent, au prix de quelques modifications nécessaires pour rendre l’engagement religieux possible aux gens mariés.

Dans plusieurs documents, il est fait mention d’institutions dont la Communauté se rapproche : les ordres militaires du Moyen Age, comme celui de saint Jacques qui admit des chevaliers mariés ; les Filles de Marie et plus spécialement les tiers-ordres, comme celui de saint François d’Assise, le plus connu, ou encore celui du Carmel qui impose à ses membres un voeu d’obéissance aux supérieurs de l’Ordre et un voeu de chasteté.

Plus qu’à l’oblature, le projet de Montuclard s’apparente bien au modèle du tiers-ordre. « ‘Sans être un institut religieux proprement dit, le tiers-ordre est, comme son nom l’indique, un ordre : ordre d’une nature spéciale puisqu’il est ouvert même à ceux devant qui le cloître ferme ses portes ; mais ordre véritable parce qu’il propose à ses membres l’essence même de la vie religieuse’ »186. Certes la Communauté, pour être née comme une oeuvre dominicaine (sans obtenir toutefois la moindre reconnaissance de ce côté-là), n’en souhaite pas moins se constituer en institut séculier, d’obédience diocésaine et surtout se distinguer des tiers-ordres qu’elle juge trop exclusivement spirituels et impropres à répondre aux besoins de formation des militants d’Action catholique187. Pourtant, la parenté est si grande que Montuclard se heurte souvent à l’incompréhension de ses interlocuteurs lorsqu’il présente son expérience : « ‘Je ne pense pas qu’il faille créer quelque chose de nouveau. Plutôt utiliser ce qui existe ’», lui rétorque le cardinal Liénart, rencontré à Lille le 6 septembre 1937 ; et Monseigneur Beaussart, évêque auxiliaire de Paris, est encore plus net, dans sa lettre du 12 novembre 1937 : « ‘Il n’y a vraiment pas de quoi faire une congrégation nouvelle ; il y en a déjà tant et qui n’ont pas d’autre but que le vôtre’ ».

Si ces prélats n’ont pas été convaincus de la spécificité du projet lyonnais, ils l’ont en tout cas bien perçu comme une volonté de créer un ordre religieux nouveau. Se réclamant de parrainages éminents, comme Jacques Maritain, Etienne Borne, le père Teilhard de Chardin ou encore le Pape, cité en exergue d’un mémoire de 1937 (« ‘Les nécessités des temps exigent (...) de nouvelles formes d’apostolat chrétien ’»), Montuclard évoque clairement face au cardinal Gerlier la création d’un « ordre laïc », encouragé peut-être en cela par les propos tenus devant lui par Monseigneur Suhard quelques mois plus tôt : « ‘Il n’y a pas de doute que cela entre tout à fait dans les vues du Pape ’»188, ainsi que par le cardinal Verdier : « ‘Je ne vois pas de difficultés théoriques. Je parlais de cela avec le Pape. Pie XI’ ‘ me disait :  pour les groupements religieux de ce genre (dont les membres sont dispersés dans le monde), il n’existe rien dans le droit canonique. Ils n’ont pas de statut, mais le Pape peut leur en donner un ’». Et le cardinal ajoutait : «  ‘Ces groupements semblent un peu destinés à remplacer les ordres anciens. Actuellement, nous allons, à l’Assemblée des cardinaux et archevêques, nous occuper du statut des groupes féminins, parce qu’elles ont déjà réalisé. Amenez-nous, dans quelques temps, des hommes, des ménages... nous nous en occuperons aussi’ ».

Juridiquement proches des tiers-ordres, au point de risquer la confusion avec eux, mais souhaitant résolument s’en distinguer par les buts et les formes d’action, la Communauté lyonnaise se voit donc bien comme la préfiguration d’un ordre religieux d’un type nouveau, consacré aux laïcs et prioritairement aux laïcs mariés, dans une relation inédite avec le milieu clérical.

Notes
185.

« Une règle fixera bientôt en détail l’esprit et le contenu de cet engagement » Rapport au cardinal Gerlier, 25 novembre 1940, F.M., carton 7.

186.

R. Lesage, Dictionnaire de liturgie romaine, cité par le père Montuclard.

187.

Projet de la Communauté, janvier 1936, F.M.

188.

Compte rendu des entretiens de l’été 1937, F.M., carton 7.