Au cours d’une visite canonique, le père Montuclard a remis un mémoire sur la Communauté au père Gillet. Celui-ci a soumis le document à une commission de religieux de l’Ordre, dont le verdict tombe en juin suivant : ils ont jugé « ‘cette conception de la vie chrétienne dangereuse et irréalisable ’», en conséquence de quoi le père Montuclard se voit intimer l’ordre d’abandonner toute participation à cette oeuvre et de se consacrer exclusivement à sa charge de professeur au couvent d’études.
Parmi les arguments qui ont motivé cette décision194, certains ont déjà été évoqués ailleurs : c’est à l’Action catholique qu’il appartient de former une élite laïque ; il existe déjà des associations qui se sont données ce but et il ne convient pas d’en créer une nouvelle. Mais l’accent est porté sur deux autres points : la conception qui préside à la création de la Communauté méconnaît trop la hiérarchie qui a la charge de l’Action catholique ; on mêle sous le nom de Communauté des groupes qui gagneraient à être formés séparément.
Avec ces deux derniers griefs, on touche le coeur du désaccord entre Montuclard et ses supérieurs : les prérogatives du magistère ne sauraient être limitées par une autorité qui n’entre pas clairement dans la hiérarchie ecclésiastique et dont l’activité, faute d’une direction clairement identifiée – parce que voulue collégiale par les statuts du mouvement – risque d’être incontrôlable : « ‘En fait, il est presque impossible de déterminer exactement l’autorité qui préside la vie de la « Communauté’ » », s’inquiète le père Gillet.
Pire, cette organisation, en mêlant laïcs et clercs et en plaçant de facto des prêtres sous l’autorité des laïcs – puisque le conseil de la Communauté doit comprendre des représentants de chaque branche – contrevient aux principes sacro-saints de la séparation des états et de la prééminence des clercs sur les fidèles auxquels la hiérarchie demeure indéfectiblement attachée. Ainsi le rapport clercs-laïcs va se révéler comme un des points permanents du conflit entre la hiérarchie et Montuclard, - alors que celui-ci en fait un préalable à toute rénovation dans l’Eglise : « ‘On replie le prêtre sur « l’éminente dignité du clergé paroissial », et on l’isole du monde ; on fait un état de la cléricature, qui est fonction. On cultive alors le prêtre comme un solitaire, qu’on appelle à une ascèse individuelle, pour être digne de son état, au lieu de le former à une présence temporelle totale...’ »195.
Pour l’heure, Montuclard accuse le coup et semble se soumettre : « ‘Votre décision m’atteint on ne peut plus profondément. Vous l’avez cependant entourée de tant d’autorité, de tant de délicatesse surtout, que je suis heureux malgré mon brisement intime, de pouvoir, en me soumettant, donner au Père vénéré et très aimé de notre Ordre, une preuve de mon filial abandon ’»196, au point d’impressionner et d’émouvoir le Maître général197. Mais deux semaines plus tard, il s’est visiblement ressaisi et adresse à Sainte-Sabine un long plaidoyer dans lequel il expose son déchirement, se comparant à Abraham partant immoler son fils198, et sollicite une entrevue. La réponse, cinglante et sans équivoque, arrive cette fois par la voie hiérarchique : le père Gillet fait savoir qu’il a dit son dernier mot, qu’il estime un entretien superflu et que l’oeuvre doit être liquidée en septembre au plus tard199.
L’existence de la Communauté aurait pu – aurait dû, dans une logique institutionnelle -, s’arrêter là. Or, le père Montuclard ne renonce pas. Deux arguments lui permettent de justifier sa conduite : l’interdiction qui le concerne ne peut s’appliquer au mouvement, qui n’est pas placé sous l’autorité de l’Ordre dominicain ; le jugement des censeurs reposant sur des documents incomplets et rédigés à d’autres fins, leur décision est susceptible d’être modifiée par une meilleure information.
C’est pourquoi, profitant des vacances estivales, Montuclard entreprend un véritable tour de France, afin de présenter son projet aux membres les plus éminents de la hiérarchie, recueillir leur avis et, si possible, leur approbation.
Ces motifs nous sont connus grâce à deux lettres, l’une du père Gillet au père Montuclard du 5 ou 6 juin 1937, l’autre du père Louis, vicaire général de l’Ordre, au père Cathelineau, alors prieur de Saint-Alban, du 12 janvier 1938.
Mounier, Oeuvres, Tome 1, pages 260-261. Le philosophe rapporte ici les grandes lignes du projet de Montuclard. Maurice Combe évoque aussi, à ce propos, une boutade de Montuclard en privé : « Pour réformer l’Eglise, il faut supprimer trois choses : le baptême des enfants, le célibat des prêtres... et l’Ordre des Jésuites ». Entretien avec l’auteur, 18 octobre 1994.
Lettre du père Montuclard au père Gillet, 7 juin 1937.
Réponse du père Gillet, 13 juin 1937, ibid.
Lettre du père Montuclard au père Gillet, 24 juin 1937 , ibid.
Lettre du père Perrier ( ?) au père Montuclard, 30 juin 1937, ibid.