C’est ainsi que le père Montuclard rencontre les cardinaux Verdier, archevêque de Paris, Liénart, évêque de Lille, Suhard, alors archevêque de Reims, ainsi que Monseigneur Dutoit, évêque d’Arras. A chaque fois, il adresse à son interlocuteur un mémoire quelques temps avant la date de l’entrevue200.
Là, il expose son point de vue sur l’inadaptation de l’institution paroissiale et la nécessité d’une rénovation, signale l’opportunité d’une action temporelle de laïcs formés pour l’engagement et évoque la nécessité d’un statut pour ces laïcs. Même si les arguments utilisés ne sont pas tout à fait exempts d’habileté rhétorique – la création d’un ordre est présentée comme remède à la prolifération de petits groupes fermés et trop indépendants à l’égard de la hiérarchie201... - Montuclard prend soin de développer ses idées et d’éviter toute équivoque. Il sollicite parfois ses interlocuteurs avec insistance pour peu qu’ils les sentent favorables à ses vues, notamment sur les deux points litigieux du projet : la possibilité de créer un ordre nouveau, celui-ci regroupant des prêtres et des laïcs des deux sexes, souvent mariés ; l’opportunité de constituer des équipes sacerdotales missionnaires. Dans ses démarches, Montuclard essuie une seule fin de non-recevoir, de la part de Monseigneur Beaussart, évêque auxiliaire du diocèse de Paris qui se déclare perplexe et même plutôt hostile : ‘« Si on pressait un peu certaines de vos allégations, on pourrait en faire sortir des conclusions qui n’auraient certainement pas l’approbation de l’Eglise »’ 202. En revanche, les prélats qui le reçoivent, accueillent plutôt avec bienveillance le programme de la Communauté.
A propos de la possibilité de l’état religieux pour les laïcs mariés, Monseigneur Verdier ne voit pas de difficultés théoriques. Quand à Monseigneur Suhard, lorsque Montuclard avance l’intérêt d’admettre « même » des gens mariés ; il s’exclame : « Pourquoi « même » ? Mais c’est « d’abord » qu’il faut dire. Il faut respecter l’ordre naturel. Le laïcat est composé de chrétiens mariés en très grande majorité. Les célibataires dans l’action devraient être considérés comme des subalternes, des domestiques », avant d’ajouter : « Ne leur dites pas cela ! ». L’idée du groupe sacerdotal ne soulève pas d’avantage de désapprobation. Monseigneur Verdier entrevoit des difficultés du côté des évêques, mais Monseigneur Suhard est d’autant plus enthousiaste qu’il a lui-même mis en place un groupe communautaire de trois prêtres dans une région déshéritée de son diocèse de Reims203, même s’il mesure la hardiesse d’un projet interdiocésain et prévoit la résistance d’une partie de l’épiscopat.
Les objections viennent d’ailleurs. Elles concernent le positionnement du mouvement vis-à-vis de l’Action catholique et sont émises principalement par le cardinal Liénart. Celui-ci se montre un interlocuteur redoutable pour Montuclard : il a étudié le projet en détail et pousse le Dominicain dans ses retranchements. Préparer des prêtres à l’assistance des communautés laïques ? C’est offrir aux autres un prétexte pour s’en désintéresser ! Former les militants ? C’est à chaque mouvement spécialisé qu’il revient de former les siens. Assimiler le mouvement futur aux tiers-ordres ? Oui, à condition que, comme ceux-ci, ils ne donnent pas de directives en matière d’Action catholique...En ce qui concerne le projet de société sacerdotale, l’évêque de Lille ne voit pas bien la nécessité de créer une nouvelle institution qui poursuivrait les mêmes buts que des fondations déjà existantes : OEuvre des missions dans les campagnes, Auxiliaires de l’apostolat, etc... Le cardinal semble même craindre davantage un débordement qu’une pénurie dans ce domaine : « ‘Ici, il y a une foison d’initiatives et mon effort doit être surtout de coordonner tout cela ’». Cette réaction est imputable sans doute à la situation particulière et privilégiée du diocèse de Lille, alors réputé pour son dynamisme ( « Je parle surtout comme évêque de Lille ») mais aussi à l’inquiétude du prélat devant le risque d’éparpillement des forces : « Le cardinal craint par-dessus tout la multiplicité des oeuvres et toutes créations nouvelles », note en marge de son compte rendu de l’entretien un Montuclard qui a cru aussi déceler chez son interlocuteur une certaine prévention à l’égard des religieux : » Il y en a trop à Lille pour les besoins réels de la ville : je n’en accepte plus », lui confie le cardinal. Mais l’essentiel est ailleurs, dans les prétentions de la Communauté à intervenir en matière d’Action catholique et à s’immiscer entre la hiérarchie épiscopale et le militant de base. Du moment qu’il a perçu le groupe comme un organisme de formation pour l’Action catholique, l’opinion du cardinal est faite : au moment où Monseigneur Chollet, archevêque de Cambrai prépare, à la demande de l’A.C.A., un rapport sur la nécessité et les moyens d’unifier tous les groupements de préparation à l’Action catholique qui surgissent, il serait malheureux d’encourager de nouvelles créations.
Au bout du compte, c’est cette réaction qui prévaut dans les différents entretiens. S’il faut mettre à part celle du cardinal Suhard, qui témoigne d’un chaleureux enthousiasme au cours de trois longues entrevues204, l’attitude des dignitaires consultés est empreinte de prudence, sinon d’hostilité et aucun évêque n’accepte finalement d’offrir un soutien direct au projet de la Communauté, qui renvoyant Montuclard à l’ordinaire dont il dépend (Lyon ou Chambéry, selon ses interlocuteurs), qui demandant des réalisations concrètes, un commencement d’exécution pour pouvoir susciter une approbation. « ‘Les administrations ecclésiastiques n’ont pas l’habitude de se compromettre. Comme vous le dites fort bien, elles aiment mieux consacrer le succès déjà obtenu ’», écrit à Montuclard un de ses amis à ce propos205.
Finalement, les démarches de l’été 1937 n’auront guère servi la stratégie du père Montuclard. Au contraire, il donne l’impression, et à juste titre, de continuer à s’occuper de l’oeuvre désavouée, malgré l’interdiction formelle du Maître général.
Certes, dans un premier temps, par l’intermédiaire du père Cathelineau, Montuclard réussit à obtenir que son cas soit reconsidéré. Le père Louis, vicaire général, qui n’est pas au courant des développements de l’affaire, accepte d’abord de revoir la position du Père général et consent à examiner un nouveau rapport du père Montuclard. Mais, après examen des archives, il fait marche arrière et confirme les décisions précédentes. Quant au rapport, soumis aux canonistes qui avaient examiné les précédents, il est également assorti d’un avis défavorable. Sur le fond, la situation en reste à ce statu quo : pour l’heure, l’Ordre maintient son opposition206, et il faudra le succès du premier cahier de Jeunesse de l’Eglise, en 1942, pour dédouaner Montuclard de toute tracasserie. En revanche, les choses ne s’apaisèrent jamais tout à fait au sujet du statut canonique du religieux et des modalités pratiques engendrées par sa situation.
Certes, Montuclard voit avec satisfaction un ami et un allié accéder au provincialiat en juillet 1939 en la personne du père Cathelineau207. Toutefois, les échanges épistolaires avec ses supérieurs font sans cesse état d’infinies tractations sur le temps maximum de présence hors du couvent, surtout à partir du moment où Maurice Montuclard s’installe à Montverdun208. Il est symptomatique qu’il conclue ainsi une lettre au père Crozier, prieur du couvent de Lyon, « ‘Je ne suis qu’en apparence un dissident’ ... ».
Nous disposons des documents adressés aux cardinaux Verdier et Suhard ; par recoupements, on peut déduire de manière quasi certaine que les autres prélats ont reçu sensiblement le même texte.
Lettre du père Montuclard au père Cathelineau, 18 décembre 1937, ibid.
Lettre du 12 novembre 1937.
Voir J. Vinatier, Le cardinal Suhard , l’évêque du renouveau missionnaire en France, Paris, 1983.
Thierry Keck, « Le père Montuclard, l’Action catholique et la mission », in Revue d’histoire de l’Eglise de France, tome LXXXII, numéro 209, juillet-décembre 1996, page 301-310.
Lettre de M. Lepin à Maurice Montuclard, 29 janvier 1938.
« Cette oeuvre est irréalisable me dit-on ». Réflexion après ma conversation du 26 mai [1940] avec le TRP Gerlaud.
Message n°1 (27 juillet 1939) : « Une bonne nouvelle : un nouveau provincial vient d’être élu chez les Dominicains : le père Cathelineau qui, l’an dernier, s’est employé très « chiquement » à aplanir toute difficulté à Rome... »
Cf aussi : « Réflexions après ma conversation du 26 mai[1940] avec le TRP Gerlaud » in Correspondance avec les supérieurs dominicains, F.M., carton 8,chemise 5, liasse 1.