Avant-guerre, la Communauté avait connu une existence quasi confidentielle. Accaparée par sa recherche et ses tâtonnements, elle n’entretenait que peu de relations avec le milieu catholique et intellectuel lyonnais. Les maîtres à penser qu’elle s’était donnés –Maritain, Mounier, Berdiaev- étaient alors parisiens. Les amitiés dominicaines de Montuclard résidaient davantage du côté de la Tour-Maubourg que de la province de Lyon. Les démêlés du religieux avec les supérieurs de l’Ordre l’avaient alors poussé à rechercher des cautions plus que des échanges d’idées. La situation est radicalement modifiée en 1940, sous l’influence de trois facteurs.
Le premier de ces facteurs, c’est l’extraordinaire effervescence intellectuelle que connaît Lyon depuis l’armistice et le repli d’une partie de l’intelligentsia parisienne qui a fui la zone occupée. A côté du substrat lyonnais d’avant-guerre d’où émergent quelques grandes figures d’universitaires - le philosophe Jean Lacroix, les historiens Joseph Hours et André Latreille -, ou de théologiens, issus pour la plupart de l’école de Fourvière - Les de Lubac, Balthasar, Daniélou, Fontoynont -, la mouvance catholique s’enrichit de personnalités repliées : Hubert Beuve-Méry, Stanislas Fumet, Jean de Fabrègues, Jacques Madaule, Gabriel Marcel, François Perroux...Un tel microcosme bruit de débats, nourris par la richesse de toutes ces personnalités et dont les échos irriguent le milieu des khâgneux du lycée du Parc ou des étudiants, parmi lesquels Jean-Marie Domenach ou Gilbert Dru.
Le second facteur est l’accès de la Communauté à ce cercle d’intellectuels. On peut supposer que, de toute façon, Montuclard aurait su saisir les occasions pour pénétrer ce milieu. On a pu voir qu’il ne doutait pas de l’importance de l’expérience menée avant-guerre et qu’il n’hésitait pas à frapper à d’éminentes portes – de Maritain aux cardinaux - pour enrichir sa réflexion ou favoriser ses vues. Toutefois, la participation de Mounier à la Communauté a favorisé, à coup sûr, le drainage des personnalités présentes à Lyon vers la rue Pizay. De par sa notoriété et en raison de ses démarches pour la reparution d’Esprit, Mounier joue un rôle de catalyseur, d’aimant. Les responsables du groupe se retrouvent propulsés, un peu grisés, au contact de ces intellectuels qui se passionnent pour leur expérience et participent aux débats initiés par le Père Montuclard, y apportant une dimension nouvelle. Une telle ouverture aura des répercussions profondes sur le devenir de l’équipe : elle y acquiert le goût de la fréquentation des milieux intellectuels, de la confrontation d’idées, des rassemblements de personnalités insignes autour de débats, tous éléments qui préfigurent la naissance des futurs Cahiers. Au reste, elle s’y assure des futures collaborations, d’éminentes signatures qui rehausseront le prestige des publications à venir.
L’exemple des contacts de Montuclard avec Uriage illustre bien le processus. Par l’intermédiaire de Beuve-Méry et de Mounier, Montuclard entre en contact avec Dunoyer de Segonzac, dont il connaît aussi les réalisations par le biais d’Ecully où travaille Marie Aubertin. Les prolongements ne sont pas minces : le « Vieux Chef » donne une contribution au deuxième cahier de Jeunesse de l’Eglise sur « Le Christ a-t-il dévirilisé l’homme ? » thème éminemment proche des réflexions menées à Uriage ; surtout, le père rencontre à l’Ecole un aréopage de jeunes gens qui ont été enthousiasmés par la lecture du premier Cahier : ils formeront après-guerre le noyau de Jeunesse de l’Eglise : Gilles Ferry, François Le Guay, Jacques Roze, sans compter Paul-Henri Chombart de Lauwe, rallié au moment à la Libération.
Le troisième facteur qui favorise l’ouverture du groupe sur un horizon élargi est la nomination du père Montuclard à la tête des éditions de l’Abeille.
Sur cet aspect, voir Daniel Lindenberg, Les années souterraines, pages 135-142.