Le deuxième Cahier, annoncé pour le début de l’été 1943, sort au mois d’août, avec les mêmes censeurs et chez le même imprimeur. Mais la réflexion initiale (comment l’Eglise peut-elle se renouveler ?) est ajournée, renvoyée aux numéros suivants. Il est plus urgent de faire le pendant du premier numéro, afin d’écarter tout malentendu. L’effort de rénovation interne de l’Eglise ne saurait détourner les chrétiens de l’action temporelle, ni l’appel à une présence désintéressée signifier la neutralité dans le champ social. Deux lettres reçues par le secrétariat de Jeunesse de l’Eglise à la suite de la publication du premier cahier et reproduites dans Message n° 37 (1er mars 1943) montrent l’urgence d’une mise au point sur la question du spirituel et du temporel. La première gauchit volontairement le raisonnement développé dans « Tâches d’aujourd’hui » pour en souligner les limites, voire les contradictions. « ‘On a l’impression que vous demandez au chrétien avec insistance de l’être davantage à l’intérieur de l’Eglise, pour mieux pouvoir se dépouiller, à l’extérieur, dans les tâches temporelles, des préoccupations christianisantes. L’apostolat vous paraît du prosélytisme, tel qu’il s’exerce dans l’A.C. La Chrétienté est un rêve venu du Moyen-Age. L’ordre social temporel chrétien semble assimilé à un mythe. La réalisation du royaume de Dieu en dehors de l’Eglise est renvoyée au dernier jour.’ » Une deuxième lettre pose plus finement la question des modalités de l’engagement chrétien dans le monde : « ‘Vous voulez deux choses que nous n’harmonisons pas bien. Vous voulez que l’action temporelle du chrétien (temporelle à raison de son objet) soit tout ensemble et chrétienne (de règle et de but) et désintéressée (d’intention et d’esprit). Nous ne voyons pas comment, si elle est chrétienne de règle et de but, elle peut être désintéressée d’esprit et d’intention. Ni comment, si elle est désintéressée d’esprit et d’intention, elle peut être chrétienne de norme et de fin. Si la doctrine totale de l’Eglise et si la fin chrétienne du Règne du Christ imprègnent et informent l’action temporelle du chrétien, cette action est chrétienne, mais pas désintéressée. Si la doctrine totale de l’Eglise et si la fin chrétienne du Règne du Christ n’animent pas, n’orientent pas l’action temporelle du chrétien, cette action sera désintéressée, mais pas chrétienne d’esprit et d’intention ; elle sera au niveau de l’action des déistes ou des athées honnêtes avec qui travaille ce chrétien.’ »
La réponse de Jeunesse de l’Eglise compose le long article « Le franc-jeu des chrétiens dans la Nation » qui ouvre le deuxième Cahier. Montuclard, qui en est l’auteur, cherche d’abord à définir les champs respectifs du temporel et du spirituel. S’appuyant sur l’encyclique « Immortale Dei » de Léon XIII, il y puise une distinction entre la sphère de l’Eglise et celle de l’Etat d’où il déduit que l’Eglise est métaphysiquement unitaire (« ‘Il appartient à l’Eglise d’intervenir dans les problèmes humains et temporels quand se trouvent mis en cause l’ordre surnaturel ou les bases naturelles sur lesquelles il a nécessairement appui.’ ») mais sociologiquement dualiste : elle accepte une conception anthropocentrique de l’ordre social, même si Dieu est le fondement dernier. Refaire une Chrétienté est un objectif auquel l’Eglise n’a pas renoncé, mais les chrétiens doivent tenir compte avec scrupule et compréhension du pluralisme de la société moderne, sous peine d’être regardés avec méfiance par les autres composants de la société et, pire, de séculariser la transcendance de Dieu et de l’Eglise. »‘Si Dieu et la religion sont présents comme des gardiens de l’ordre ou comme des ferments de révolution sociale et nationale, ils ne garderont jamais la place transcendante qui est la leur’ .»265 Ici, ‘« Montuclard’ ‘ tire parti de Maritain’ ‘ au maximum’. »266 Il reprend sa fameuse distinction en l’adaptant : il convient que les baptisés servent la nation non pas en tant que chrétiens, mais en tant que citoyens.
Il introduit là une distinction féconde entre gouvernement et Nation : si l’opinion catholique s’appuie sur les gouvernements pour le maintien ou l’expansion de la foi et des moeurs chrétiennes, elle trahit sa fidélité à la communauté nationale, de fait plurielle, et porte ainsi préjudice à l’union civique. Ce point acquis, il reste à définir les formes d’interventions temporelles possibles. La tentation est grande d’agir en ordre rangé. Or, les trois formes de groupes chrétiens (paroisses, mouvements, partis confessionnels) ne sont pas adaptés à une telle action : la paroisse n’en a ni la vocation, ni les moyens ; les mouvements de jeunes et d’adultes ont une visée éducative et apostolique, et, ajoute Montuclard : « ‘La liaison entre le renouvellement des institutions et la rechristianisation n’est pas telle qu’elle puisse légitimer un glissement des mouvements catholiques vers une action institutionnelle, sociale et civique.’ » Quant à la formule des partis catholiques, Montuclard la rejette catégoriquement. En raison de la trop grande subtilité de leur situation à l’égard de la hiérarchie, faite d’indépendance et de soumission, ils ne peuvent conduire qu’à compromettre l’Eglise, transformer sa doctrine sociale en idéologie, contribuer à diviser la communauté nationale, sauf à être paralysés par la prudence dans leur engagements temporels. Est-ce à dire alors que les chrétiens doivent s’interdire toute intervention dans ce domaine ? Au contraire. Montuclard déplore le dédain des chrétiens français pour les réalités politiques, hérité des débats sur la nature du régime et de l’expérience de l’Action française. Mais pour lui, c’est en ordre dispersé, de manière individuelle, que les meilleurs des fils de l’Eglise pourront accomplir une action à la fois inspirée totalement de la doctrine chrétienne et adaptée à la réalité sur laquelle ils veulent agir.
D’où la nécessité pour ces chevaux-légers d’un encadrement d’excellence sur le plan religieux, mais totalement exempt de préoccupations temporelles. La communauté, dont il a montré l’intérêt sur le plan ecclésiologique dans le premier Cahier, s’avère parfaitement apte à remplir également ce rôle.
La même problématique se présente au niveau de la conscience personnelle du chrétien, alors que « ‘beaucoup de jeunes hommes viennent de découvrir l’inadaptation de leurs orientations spirituelles aux nécessités de l’action civique.’ »267 Là encore, Montuclard prône une franche distinction entre les domaines de la foi et de l’engagement social : « ‘On s’étonnera peut-être de ce que nous ayons l’air de prendre les réactions du non-chrétien à l’égard des chrétiens comme des indications valables de ce que doit être la conduite de ceux-ci. En fait, nous sommes très loin de penser que la position de l’incroyant puisse légitimement influencer les positions religieuses et morales du croyant. De même que nous insistions dans une précédente étude [« Tâches d’aujourd’hui, Cahier 1 »] sur la nécessité de tracer vigoureusement les contours de la communauté des chrétiens en incarnant le corps mystique dans l’Eglise visible et hiérarchique, de même signalerions-nous l’opportunité, à une époque de confusion dans les idées et d’amoralisme, de circonscrire nettement les vérités de la foi et de la morale catholiques. Nous pensons qu’aujourd’hui plus que jamais le chrétien doit être « un dur »268 et il n’y a pas de dureté sans des convictions nettes et fermes. Concéder, édulcorer, sous prétexte de se rendre sympathique ou de se faire accepter est une tactique malhabile et inefficace.’ »
Des lignes qui prendront tout leur poids lors des débats avec les chrétiens progressistes et des accusations « d’imprégnation marxiste » lancées contre J.E. Au passage, examinant les difficultés psychologiques du chrétien pour concilier exigences religieuses et action temporelle, il égratigne une fois de plus la mystique de la conquête qui enivre certains militants et s’attaque aussi au moralisme qui paralyse trop souvent l’action. Il existe une morale politique, distincte de la morale individuelle et dont il faut, insiste-t-il, reconnaître l’originalité, car le bien de la personne et le bien de la société sont distincts, l’un temporel (la cité n’a reçu aucune promesse d’éternité, ce qui est le bien pour elle est ce qui réussit hic et nunc), l’autre intemporel : la personne est éternelle, elle peut - et parfois doit - sacrifier un avantage immédiat au nom d’une référence extra-temporelle (par exemple, tendre l’autre joue). Loin de défendre l’amoralisme de la politique, Montuclard y voit au contraire la possibilité « ‘d’absorber et de digérer tous les éléments de vérité contenus dans Machiavel’ ».269
Enfin, dernier obstacle, s’il convient de garder un temps pour la contemplation et un temps pour l’action, « ‘il ne faut pas vouloir introduire dans l’action les attitudes psychologiques de la contemplation (...). La contemplation est le moment où l’on fait attention à Dieu : l’action, celui où l’on se dévoue à son oeuvre’. » Là où André Manaranche voit « ‘deux phrases ambiguës où perce déjà ce dualisme qui deviendra sa perte’ »270 Montuclard s’avance pourtant avec prudence. Il s’agit pour lui de se placer sur un plan psychologique et non de donner une direction générale. Si l’on peut en effet y déceler une certaine ambiguïté à la lumière de l’évolution ultérieure, il faut tout de même remarquer que, de manière significative, Manaranche cite de manière tronquée les propos de Montuclard.271 Pour l’heure, le souci est de définir les conditions du » ‘franc-jeu des chrétiens dans la nation’ », mais tout est question de dosage, reconnaît en conclusion le père Montuclard, « ‘dosage d’autant plus délicat qu’il dépend non seulement des principes théoriques, mais des données historiques dont l’évolution est difficile à prévoir. »272 ’
Le deuxième Cahier fait aussi une large place à la première enquête lancée par Jeunesse de l’Eglise : « ‘La religion catholique a-t-elle une responsabilité dans la dégénérescence parmi nous des qualités viriles ?’ » Sous le titre « ‘Le christianisme a-t-il dévirilisé l’homme’ » sont réunies une série de contributions, réparties sur trois numéros (Cahiers 2, 3 et 4). Le questionnement s’inscrit dans la perspective de la recherche d’un nouveau style d’homme chrétien, préoccupation centrale de Jeunesse de l’Eglise et dans une thématique de « l’homme nouveau » chère aux disciples de Péguy.273 ; mais elle est commandée aussi par les circonstances : « ‘On s’interroge aujourd’hui pour savoir si le peuple français n’a pas perdu ses qualités viriles et l’on entend souvent accuser le christianisme d’être une des causes de leur dégénérescence.’ » Autant dire que les réponses sont à lire dans une double optique : celle d’une réfutation de la critique nietzschéenne du christianisme qui hante les penseurs chrétiens depuis longtemps ; mais aussi celle plus circonstancielle d’une riposte aux attaques doctrinales de l’athéisme nazi et des idéologies qui les relaient en France274.
Dans ce deuxième Cahier, J.E. peut s’enorgueillir d’une belle pléiade de correspondants : Stanislas Fumet, Pierre Dunoyer de Segonzac, le père Sertillanges, Jean Lacroix...Tous s’emploient à montrer que le christianisme n’est pas cette religion de mort et les chrétiens ces » hallucinés de l’arrière-monde » dénoncés par Nietzsche, que c’est un christianisme abâtardi, déformé et tronqué qui a été justement attaqué. Stanislas Fumet se mesure au cas-limite « ‘A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre’ »275 pour montrer qu’ ‘» il est un moment où le surnaturel contredit la nature et où la grâce renverse l’ordre naturel’ ». Le saint, par son geste excessif, redresse le monde. S’agit-il alors d’un manque de virilité que de sauver le monde ? Cela dit, le christianisme, lorsqu’il n’atteint pas son terme qui est la sainteté, devient vite la caricature de lui-même et ce serait bien une dégénérescence que de « ‘partir de ce principe surnaturel comme d’un principe naturel et de croire qu’il est juste, sous l’offense, de donner raison à l’offenseur.’ »276
Dans un style très personnel, Dunoyer de Segonzac reprend le même raisonnement : les catholiques souffrent de dévirilisation, mais leur religion n’en est pas la cause. Au contraire, c’est qu’elle est restée insuffisamment vivante en eux. Car le catholicisme est au contraire « ‘virilisant par sa règle morale, par le détachement des biens de ce monde, par son attitude vis-à-vis de la mort, simple épisode dans la vie du chrétien’ ».277 Reprenant les thèmes classiques d’Uriage, il fustige la mollesse de la France de l’entre-deux-guerres (« ‘l’enfant unique, l’idéal petit-bourgeois, le confort, la vie aimable, un certain esprit démocratique’ ») et dresse une rapide sociologie de l’Ecole en reconnaissant que « ‘dans le petit nombre d’hommes restés en France pleins de vigueur et de santé morale (...) aux côtés de quelques communistes et d’isolés répartis partout (...) on trouve beaucoup de catholiques (...) issus d’une classe aujourd’hui vigoureusement attaquée, vouée au mépris des foules : la bourgeoisie’ »278. Ce n’est pas que Dunoyer de Segonzac accorde volontiers à celle-ci sa considération, mais il lui faut reconnaître que bon nombre de ses recrues sont issues de ce milieu vilipendé par les idéologues antilibéraux de Vichy. La contradiction est résolue par une distinction ô combien révélatrice entre la bourgeoisie industrielle (le vieux mépris aristocratique et conservateur pour le capitalisme et pour l’industrie qui corrompent tout) et une bourgeoisie « ‘provinciale, de fortune médiocre, mais bien pourvue en enfants, brimée, tondue, reléguée à un rang inférieur dans la conduite du pays’ » qui ressemble à s’y méprendre à la petite noblesse d’avant 1789 sortie des images d’Epinal et à la famille sociologique de Dunoyer de Segonzac, mais assez peu au milieu d’origine de la plupart des stagiaires d’Uriage.
En somme, la dégénérescence du catholicisme est engendrée par des causes sociales. La réaction des « bons catholiques » à l’égard du communisme est éloquente : ils s’y opposent non pour son athéisme et son matérialisme, mais en tant que menace pour la propriété privée. A contrario, ils se satisferont de toutes les turpitudes et de toutes les injustices d’un régime qui préservera leurs intérêts. Jean Lacroix conclut l’étude dans un registre voisin : l’effort de redressement chrétien doit porter paradoxalement sur la restauration des vertus naturelles et l’intégration des vertus païennes : pour être des chrétiens, il faut plus que jamais être des hommes. Le dernier tiers du cahier est consacré à des réflexions ecclésiologiques et s’achève sur quelques notes de Gustave Thibon à propos du « problème religieux en milieu rural ».
Mais ce thème de la dévirilisation qui, sous des apparences liées aux circonstances, touche aux questions fondamentales d’une refonte de l’homme chrétien soulevées dès le départ par la Communauté, court en tout sur trois livraisons. Dans le cahier suivant, une seule contribution y est consacrée, « ‘réponse que nous a envoyée l’un de nos amis’ », publiée anonymement et sous la responsabilité de l’auteur. Il s’agit en fait de larges extraits, publiés là pour la première fois, de L’affrontement chrétien d’Emmanuel Mounier, que les Cahiers du Rhône d’Albert Béguin sortiront peu après in extenso. Mounier est retiré à Dieulefit depuis la relaxe qui a clôturé son procès le 30 octobre 1942 et il fait paraître clandestinement plusieurs articles.279 Dans les pages qu’il confie à JE, une méditation superbement écrite, il ne tarde pas à dévoiler l’identité de celui avec qui il lui faut croiser le fer et qu’il se choisit comme grand interlocuteur : ‘« Le dur prophète de Maria-Sils’ », Nietzsche qui a posé au christianisme ‘« la plus rude des questions qui l’ait secoué’ » et dont il faut sortir non par une victoire dialectique, mais par la démonstration que le christianisme d’aujourd’hui a la ressource de donner dans la réalité d’aujourd’hui une réponse actuellement victorieuse, par « ‘un dépassement réel qui enveloppe, dissolve et transfigure dans la foi vécue l’angoisse déposée par Zarathoustra au coeur de la conscience contemporaine.’ »280 Dans un premier temps, Mounier dénie aux tenants du scepticisme et aux philosophes de l’absurde (citant ici le Bataille de l’Expérience intérieure, le Camus du Mythe de Sisyphe, récemment publiés) le droit de définir le christianisme, religion du salut, comme une religion de l’arrangement. Pour lui, la vie chrétienne est au contraire la plus inquiète et la plus dangereuse, car elle incarne le paroxysme du tragique, en raison du péché, planté au coeur « ‘d’une vie à qui on a donné la soif de l’amour et de la réconciliation universelle ’». Toutefois, le tragique doit être dépassé, l’espérance chrétienne étant plus que la nuit mystique. Car dans cette étape, beaucoup s’enlisent, s’anéantissent et ces chrétiens prêtent effectivement le flanc à la critique du philosophe au marteau : « ‘Tous très semblables, très petits, très arrondis, très accommodants ’». Mounier a trop souffert de leurs travers pour ne pas s’associer à leur dénonciation, lui qui prenait comme un soufflet chaque affiche d’un parti qui proclamait : « Contre toute aventure, votez catholique ».281 Mais la possibilité du dépassement existe et Mounier la puise dans la doctrine thomiste de la force282. La force a pour objet la crainte du mal corporel ; une vertu est égale à son objet jusqu’à l’extrême limite de celui-ci ; la force a donc pour objet principal la crainte de la mort et le christianisme, c’est le mépris absolu de la mort ! Cette doctrine de la force s’apparente d’autre part chez saint Thomas à l’amplitude, à l’abondance283, à la magnanimité284. « ‘Un lien secret est ainsi affirmé qui relie la force à la somptuosité du monde et à la générosité du coeur. C’est plus que le réalisme chrétien, c’est l’humanisme chrétien dans toute son ampleur qui naît de cette matrice.’ »285 Ainsi, la force est à la fois à l’origine de l’abondance et de la solidité du réel. Deux figures ont incarné dans l’histoire ces deux tendances : le propriétaire et l’anarchiste. Mais des temps nouveaux arrivent : « ‘Déjà toutes les forces nouvelles les bousculent l’un et l’autre et prétendent réconcilier l’ardeur et le réalisme, la jeunesse militante et la maîtrise du monde, l’amplitude révolutionnaire et l’aventure individuelle. Seul peut-être le christianisme a le geste assez large...’ » Notons le « peut-être » qui n’est pas seulement de style : qui cherche, en cette année 1944, à voir l’ampleur et l’énergie qui assumeront l’accouchement du monde à naître ne tourne pas forcément ses regards du côté du Vatican. C’est de Moscou que viennent de nouvelles lueurs et dans ce troisième cahier, la question communiste commence à affleurer ici et là. Dans une étude intitulée « Les succédanés dans l’ordre religieux », Gabriel Marcel choisit la « mystique communiste » comme exemple d’une croyance et d’un univers mental rigoureusement étanches à la foi chrétienne. Mais les allusions les plus intéressantes à la doctrine communiste se retrouvent dans le long compte-rendu consacré à l’ouvrage d’Henri Godin et Yvan Daniel: La France, pays de mission ?, publié, rappelons - le, en 1943 aux éditions de l’Abeille. Dans une analyse détaillée de vingt-six pages, signées M. P. (probablement Paul Montuclard), le livre est abondamment commenté, dans une double perspective diagnostique et prospective. La première qualité reconnue à l’ouvrage est la franchise, et le critique exprime d’entrée sa satisfaction de voir terrassés ici les faux-semblants et les tentatives pour se voiler la face : « ‘Nul optimisme de commande ne saurait plus tenir en face du livre de MM. Godin’ ‘ et Daniel’ ‘ : ’ ‘La France, pays de mission’ », est-il assené dans une phrase d’introduction, d’où le point d’interrogation du titre originel a sauté de manière significative ! Passionné et courageux, le livre reçoit la sympathie spontanée et entière de celui qui s’exprime, et qui affirme avoir éprouvé les mêmes sentiments angoissés et douloureux que les auteurs à propos de la déchristianisation des masses ouvrières. Cette adhésion d’ensemble et cette reconnaissance pour les vertus décapantes de l’ouvrage une fois affirmées, le critique émet toutefois une série de réserves à l’encontre du travail des deux auteurs. Certaines portent sur la méthode employée – compte rendu d’expériences et d’enquêtes – jugée peu rigoureuse et trop abstraite. D’autres regrettent une insuffisante analyse des causes de l’incroyance en milieu ouvrier : celle-ci serait à mettre sur le compte d’une perte de sens, d’un vide spirituel : «‘ On ne sait pas d’où l’on vient, où l’on va, ni pourquoi l’on est sur terre ; on n’a pas de raison de vivre, de principes directeurs, ni d’échelles de valeurs. ’»286 L’auteur de la critique s’inscrit ici en faux : « ‘Ces constatations valent-elles pour les huit millions de travailleurs que dénombre l’enquête, valent-elles en particulier pour les « meneurs ouvriers » et ne s’appliquent-elles pas surtout aux couches sous-évoluées du prolétariat ? » car il y a aussi « l’aspect positif de la déchristianisation qui prend sa source, celui-là, non plus dans un vide, mais dans une richesse : les aspirations et les forces constructives du monde ouvrier telles que les a façonnées le marxisme (...), le communisme [qui] fournit chaque jour à toute une masse - il y a là un fait absolu - son pain d’idéal et d’héroïsme, lui donnant précisément les « raisons de vivre » et une « échelle de valeurs ». 287 Tout est dit : le « fait absolu » du marxisme comme « philosophie immanente du prolétariat », la « richesse » d’un système de pensée qui fournit aux ouvriers288 la conscience de leur existence , la raison de leur espérance et l’instrument de leur libération. Mais surtout de cette analyse découle une divergence profonde sur la stratégie à adopter. « Que l’on s’en tienne aux seuls aspects négatifs et l’on va connaître l’apostolat comme une réponse à un vide, à un néant...L’on se présentera avec une foi, la Foi, et l’on sera accueilli (...) Il est tellement dans le propre du vide d’être disponible à recevoir la richesse et quelle richesse ! Mais si la situation est autre, si l’ambiance ouvrière se sent pleine d’une grandeur qu’elle croit authentique, tout risque de changer ! »289 Et c’est bien là la conviction qui va orienter toute l’action de J.E. dans le futur. Loin de vivre dans le néant, les ouvriers modernes possèdent une autre foi. La religion, réalité d’une autre époque, n’a rien à leur dire ; l’Eglise, au mieux, ne répond pas à leurs aspirations, au pire est un obstacle à leur progression . De là, une mise en cause du vocabulaire même employé par Godin’ ‘ et Daniel’ ‘ : « missions », « païens » : ces mots ne se réfèrent-ils pas à l’évangélisation des peuplades primitives ? Décidément, l’Eglise semble « méconnaître toujours le meilleur des aspirations ouvrières (...) alors qu’aujourd’hui la classe ouvrière [lui] refuse précisément toute autorité pour parler sur aucun problème.’ »290
Il nous a paru important d’insister sur le contenu de cet article pour deux raisons : la première, c’est qu’il constitue une des rares réactions critiques sur le fond de l’argumentation développée par Henri Godin et Yvan Daniel, à côté d’une interpellation d’Henri-Charles Desroches dans La Vie spirituelle 291 ; la seconde, c’est qu’il pose, nous semble-t-il avec acuité et de manière étonnamment précoce, les termes des débats qui vont agiter dans les années d’après-guerre les milieux de l’apostolat en milieu ouvrier. Les questions de l’inculturation, de la «double fidélité » à l’Eglise et à la classe ouvrière, la prise en compte de l’idéologie communiste, tout cela est déjà présent en filigrane dans ces analyses. Il faudra s’en souvenir pour comprendre les engagements de J.E. au moment de la Libération et l’évolution ultérieure du mouvement.
Le quatrième cahier, dernier de la série publiée à Lyon, annonce la scission de la Communauté. « ‘A l’heure actuelle, devant les difficultés à re-situer Jeunesse de l’Eglise dans des perspectives communes, une partie seulement de l’équipe, dont M.I. Montuclard’ ‘, directeur, se propose de réorganiser le Centre sur des bases élargies et de publier une nouvelle série de cahiers à partir du numéro cinq.’ » Il s’ouvre sur le dernier volet de l’enquête «Le christianisme a-t-il dévirilisé l’homme » avec les participations d’Aimé Forest, Paul Flamand qui relance alors les Editions du Seuil, Gilbert Gadoffre qui publie cette année-là Vers le style du vingtième siècle , la « somme » d’Uriage, du R.P. Dieux et de Nicolas Berdiaev, qui, en trois pages, reprend son combat avec Nietzsche et ses imprécations contre les »chrétiens indignes du christianisme ». La conclusion de l’enquête, sous forme d’une longue méditation, signée Jeunesse de l’Eglise, s’efforce de définir le «chrétien viril», en fait le chrétien de demain, «converti à l’Homme et au Dieu-Trinité. »
Les deux thèmes désormais emblématiques de J.E. y reviennent de manière récurrente : la séparation stricte du profane et du religieux ; la volonté de présence au monde. On peut y lire ainsi : « ‘Le chrétien refuse de dissoudre la Transcendance dans l’Immanence, la Révélation dans l’Histoire, l’Esprit dans le déroulement de la vie, le succès de l’évangélisation dans le succès d’une politique ou le triomphe d’une nation, fussent-elles les siennes. Equivalemment, il s’oppose à laisser dissoudre L’Immanence dans la Transcendance, l’Etat dans l’Eglise, l’Humanisme dans la Foi, la Morale dans la Religion, la Société des Nations dans la chrétienté. Il assume le tragique de la tension dans l’espérance de l’intégration.’ »292 Vient ensuite une longue litanie de préceptes, énoncés au nom de l’homme, puis au nom de Dieu. Ainsi, «‘au nom de l’homme, le chrétien viril s’astreint à étudier l’histoire, la science, les techniques à mettre en oeuvre les moyens impurs de l’efficacité. S’il entend ou refuse les appels de Marx’ ‘ ou de Nietzsche’ ‘, il le fait moins au nom d’un dogme que de l’expérience intégrale de l’homme’.»293
Au moment où se clôt cette première série des cahiers, la pensée de Jeunesse de l’Eglise s’est affermie et s’énonce désormais sans détours. Elle s’est nourrie de l’expérience communautaire et du bouillonnement intellectuel que connaît le Lyon des «années noires», mais aussi d’une réflexion menée au coeur des événements sur l’engagement politique et sa signification pour les chrétiens. Réflexion qui aboutit à une évolution significative : parti d’une neutralité bienveillante à l’égard du régime de Vichy, le groupe se rapproche peu à peu d’une position d’opposant.
Ibid., page 19
André Manaranche, Attitudes chrétiennes en politique, page 124.
Ibid., page 39.
Cf l’enquête qui figure dans les cahiers 2 et 3. « Le christianisme a-t-il dévirilisé l’homme ? »
Jacques Maritain, « La fin du machiavélisme », Nova et vetera, avril - juin 1942. Article repris dans Principes d’une politique humaniste, Hausmann, Paris, 1945, page 151-206.
Op. cit., p. 125.
Le mot « psychologique » qui introduit ici une nuance sensible, est omis dans la citation que fait André Manaranche. Op. cit., page 126.
Cahier 2, page 53.
Bernard Comte dans sa thèse sur Uriage (cf bibliographie) montre l’importance de ce thème, notamment des réflexions de Jacques Chevalier, Bertrand d’Astorg et surtout du père de Lubac qui présente le 25 juin 1942, au cours du stage des aumôniers, un exposé intitulé « Ordre viril, ordre chrétien ». (page 1002 et sq).
Cf infra, page 130 : « Résistances ».
Lc, 6, 29.
Cahier 2, page 76.
Ibid., page 79.
Ibid.
Michel Winock, Esprit, page 24.
Cahier 3, page 36.
Ibid., page 54.
I II II ae, q 123 a 4 sq. 124, a 4.
II a II ae, q 123 a, 2.
Q 129 et 134 a 4.
Cahier 3, page 58.
La France, pays de mission ?, page 10.
Cahier 3 , pages 125-126.
Aux « meneurs » ou à la masse ? La confusion que les détracteurs de JE reprocheront au mouvement, entre classe ouvrière et élite ouvrière politisée est déjà contenue dans ce flou sociologique.
Ibid.
Cahier 3 , page 127.
La Vie spirituelle, février 1944, page 142. La réaction de Desroches porte sur la contradiction entre la volonté de reconnaître, voire de magnifier, la spécificité du monde ouvrier et la volonté de lutter contre l’inhumaine condition prolétarienne.
Cahier 4, page 36.
Ibid., page 37.