A) La Communauté et les instances de la Révolution Nationale

La chronologie de l’évolution de l’attitude de la Communauté à l’égard de Vichy correspond assez bien à celle de l’ensemble des catholiques français et de leur clergé300 : la prudence de l’été 1940 fait place à un ralliement assez franc à partir de l’automne et de l’hiver 1940-1941. Dans les écrits de cette période, si toute parole explicite d’adhésion au régime est absente, il est fait parfois allusion à la situation politique pour relever, sans enthousiasme ni déploration, le caractère révolutionnaire de la politique de Vichy et souligner la nécessité d’une adaptation de l’Eglise aux changements du monde. Mais tout cela reste très vague. L’entrée de deux membres de la Communauté aux Compagnons de France sous l’égide du Secrétariat Général à la Jeunesse dès juillet 1940, les prises de responsabilités de Jehanne Allemand-Martin et de Marie Aubertin dans des comités d’études mis en place par Vichy, les fonctions mêmes de cette dernière à Ecully disent davantage «l’osmose» qui prévaut alors entre ces jeunes catholiques et la politique du nouveau régime.301 Certes, ce serait beaucoup solliciter les faits que de les gratifier du même enthousiasme que celui exprimé par le cardinal Gerlier lorsqu’il s’exclamait « Travail, Famille, Patrie : ces trois mots sont les nôtres. » Mais la rhétorique unanimiste et antipoliticienne des dirigeants du régime, l’exaltation de la responsabilité, de la virilité, de l’élitisme, la condamnation de l’individualisme libéral et petit-bourgeois ne sont certainement pas pour leur déplaire. Surtout, les cadres républicains ayant libéré des places dans le monde du travail, de la jeunesse, de l’administration, les catholiques, si longtemps tenus à l’écart, pratiquent «l’entrisme » à tous les niveaux. La présence de Marie Aubertin à l’école d’Ecully est caractéristique de cet état d’esprit : l’idée est de donner à des jeunes filles de la bourgeoisie une formation d’aide sociale, dans un souci d’ouverture au monde qui n’est pas sans rappeler les préoccupations de la J.O.C.F. autant que celles des équipes sociales de Garric. Les méthodes d’enseignement reprennent aussi de nombreux ingrédients des stages pratiqués à Uriage et les contacts sont fréquents à partir de 1942 entre les deux écoles.302

En tout état de cause, il serait difficile de trouver dans les écrits communautaires de 1941-1942 les allusions antivychistes que Michel Winock a débusquées dans les «humbles numéros combattants »303 d’Esprit parus de novembre 1940 à juillet 1941. N’en tirons cependant pas de conclusions péremptoires : les thèmes abordés par la revue de Mounier l’amenaient directement à prendre position, alors que le premier numéro des Cahiers de J.E. était consacré – et non par opportunisme, nous croyons l’avoir démontré - à des préoccupations strictement ecclésiocentriques ; par ailleurs, à cette période, «‘heureusement pour [Mounier’ ‘ et ses amis], l’administration française n’avait pas encore pris le pli de la police politique’ »304. Surtout, Michel Winock a pu s’appuyer sur une source précieuse, les carnets de Mounier, dont nous ne disposons pas pour Montuclard 305.

Cela étant dit, on peut conclure à une attitude du groupe globalement bienveillante à l’égard du régime, jusqu’en 1941 tout au moins. Un passage du journal de Mounier confirme cette conclusion. « ‘Sommes très inquiets sur certaines évolutions : Perroux’ ‘, les Dominicains. De Perroux’ ‘, le père Duployé’ ‘ nous a lu un papier qui demande que l’Action catholique, bâtie sur une structure de classes, modèle ses cadres sur ceux du national-socialisme et rejette décidément des notions périmées comme personnalisme, pluralisme, etc... Cette interprétation de l’action de milieu commence à percer de divers côtés. X ’ ‘(illisible,n.d.a.)’ ‘ m’envoie son rapport au Conseil National de l’A.C.J.F., qui est tout inspiré de l’inquiétude où elle le jette. Comme j’en parlais un de ces soirs au P. Montuclard’ ‘, je fus saisi de le voir consentant, et à bien d’autres complaisances encore.’ »306 Mais les choses allaient évoluer par la suite.

Notes
300.

Voir Y.M. Hilaire : « L’été 1940 : l’effondrement et le sauveur », Eglises et chrétiens dans la seconde guerre mondiale. La France, pages 79-90.

301.

Le mot est d’Etienne Fouilloux, in : Les chrétiens français entre crise et libération, page 105. Il est préférable à « ralliement » : simple question d’antécédence.

302.

Cf Delphine Barlerin, op. cit. L’estime d’Uriage pour le travail d’Ecully est toutefois péniblement arraché par l’obstination des dirigeants de l’école.

303.

E. Mounier, « l’avilissement ne rend pas », Esprit, mars 1950, cité par M. Winock, op. cit., page 234.

304.

Michel Winock, op. cit., page 235.

305.

« Les carnets de Mounier (...) nous révèlent des intentions que, plus de trente ans plus tard, il est peut-être malaisé d’induire d’une simple lecture des textes imprimés ». Michel WINOCK, op. cit., page 235.

306.

Emmanuel Mounier, Carnets, Entretiens XI, 4 avril 1951.