L’attitude de Montuclard et ses amis s’est modifiée sous l’effet de deux influences concomitantes. La première est la fréquentation au sein du milieu intellectuel lyonnais, dont on a déjà dit la séduction et l’émulation qu’il avait opéré sur les membres de la Communauté, de personnalités de plus en plus engagées dans une critique active du régime. Au premier rang, on trouve Mounier lui-même. Sa décision de faire reparaître Esprit en zone non occupée, contre l’avis même d’une partie de ses collaborateurs, son jeu subtil avec la censure officielle, son hostilité à la IIIème République discréditée et impuissante des années trente ont pu faire conclure à un Mounier rallié à Vichy. Edmond Michelet est allé jusqu’à parler de «‘cohabitation avec le nazisme’ » à propos d’un article signé dans Marianne.307 Mais Michel Winock a démontré de façon magistrale que, si les dispositions pratiques ont pu prêter à équivoque et si on peut considérer comme malheureuse la décision de faire reparaître Esprit, le fond de la pensée de Mounier n’est pas soupçonnable de sympathie pour l’idéologie vichyste.308 Certes les conditions bien connues du sabordage républicain du 10 juillet 1940, la diversité des tendances représentées autour de Pétain qui laissaient la porte ouverte à tout un éventail d’options, voire les discours sur le redressement, ont pu anesthésier chez le philosophe le sursaut patriotique incarné par un de Gaulle dès les premiers jours de la défaite, mais avec le premier statut des Juifs et surtout Montoire, il adopte définitivement la posture du refus.
Dans la mouvance d’Esprit, la même tendance est incarnée à Lyon aussi par Jean Lacroix, le professeur de philosophie de la khâgne du lycée du Parc, Marc Beigbeder alors jeune agrégatif fraîchement replié dans la capitale des Gaules ou encore Hubert Beuve-Méry, dont la démission fracassante du Temps, à la suite de l’approbation par son journal des accords de Munich, a été remarquée. Mais par l’intermédiaire de Mounier, Montuclard côtoie bien d’autres personnalités hostiles au pouvoir : Stanislas Fumet qui a relancé, sous le titre de Temps Nouveau, Temps Présent que l’héritage de Sept et ses prises de position d’avant-guerre rendent particulièrement odieux aux yeux des réactionnaires de tous bords - il ne tardera pas d’ailleurs à justifier leur répulsion en s’engageant activement dans la Résistance ; le philosophe Gabriel Marcel qui, après avoir hésité longtemps entre Pétain et de Gaulle, prend ses distances avec le régime : il s’attire ainsi les foudres de Rome pour avoir publiquement critiqué dans Esprit la politique scolaire du très clérical ministre Jacques Chevalier.
Il faut ajouter à ces figures des interlocuteurs plus occasionnels à qui il arrive de passer par la rue Pizay : Joseph Hours, le collègue historien de Jean Lacroix à la khâgne du Parc ; François de Menthon, un des chefs du mouvement Combat ou encore l’équipe d’Uriage qui, partie d’un certain maréchalisme, finira par basculer dans la résistance combattante. Ces influences ont incontestablement joué un rôle dans l’évolution des membres de la Communauté. Toutefois, dans la prise de conscience de la situation politique, un autre facteur décisif est intervenu, à travers la personne de l’abbé Glasberg et de son action. Entre le père Montuclard et le dirigeant de l’Amitié chrétienne existaient des liens d’amitié très forts309. Le dominicain appréciait la bonhomie joviale de Glasberg et son implication dans le tumulte du monde. C’est par lui que les dirigeants de la Communauté furent sensibilisés à la condition des Juifs étrangers pourchassés par Vichy. Ainsi, à son instigation, le père Montuclard fit le voyage jusqu’au camp de détention de Gurs dans les Pyrénées-Atlantiques où le régime regroupait essentiellement des internés étrangers.310 A son retour, il rendit compte, bouleversé, de son expérience. De là, les membres du Centre se mirent en contact avec l’équipe de l’Amitié chrétienne, notamment avec Jean-Marie Souttou. Insensiblement, la Communauté s’était rapprochée de la mouvance résistante.
E. Mounier, « A l’intelligence française », Marianne, 21 août 1940.
Michel Winock, Esprit, pages 210-245.
« Glasberg était pour Montuclard un ami très cher et très fidèle. Ils s’adoraient. » Témoignage de Mme Marie Montuclard.
Les prémisses exactes de ce voyage ne me sont pas précisément connues : est-ce par l’abbé Glasberg ou par le biais de Jehanne Allemand-Martin que la Communauté entra en contact avec Melle Ninon Hait, amie de l’abbé Glasberg et membre du Service Social d’aide aux immigrants, de janvier 1941 à mai 1942, en poste à Gurs, puis à Lyon et qui aiguilla le père dans ses démarches ? Jehanne Allemand-Martin, en effet, était sensibilisée à la question par ses contacts avec les Compagnons. Autre piste possible : Pierre Robert,venu de Suisse, alerta Mounier sur la déplorable impression produite à l’étranger par l’état des camps français. Il suggéra que des Français s’en occupassent, dans « l’intérêt français le plus brûlant, à un moment où il ne reste pas à la France tant de crédit à gaspiller » (Emmanuel Mounier, Entretiens XI, 14 janvier 1941). En tout cas, le 12 janvier 1941, Jehanne Allemand-Martin se rendit à Gurs.