C) Résistance spirituelle

Ces dernières années s’est développé au sein de l’historiographie française un débat sur la notion de résistance spirituelle311, à la suite de la publication de deux ouvrages de Charles Molette, ancien archiviste de l’Eglise de France.312 La discussion porte d’abord sur le qualificatif : toute action de résistance n’est-elle pas spirituelle dans la mesure où elle est commandée par une réflexion ? Toutefois, l’habitude est prise dans la communauté historienne de réserver l’appellation aux mouvements qui privilégient les actions non armées : diffusion de journaux et de tracts clandestins, renseignement, aide aux persécutés. Parallèlement a été démontrée l’ambiguïté de la notion de résistance elle-même, selon qu’on réserve le terme aux mouvements et aux réseaux organisés ou qu’on y inclut, dans une définition plus sociale, tous les actes de désobéissance et d’opposition, souvent individuels. Dans un souci de synthétiser les apports de ce double débat, Etienne Fouilloux a proposé de bâtir une typologie à partir de la démarche initiée par Olivier Wieviorka, tant dans sa thèse sur Défense de la France 313 qu’à travers son ouvrage «Nous entrerons dans la carrière » 314. Cette classification, appuyée sur l’évolution ultérieure des protagonistes - carrière dans l’armée ou au sein de partis non confessionnels ; entrée au MRP ; refus d’une action publique ou politique prolongeant l’action résistante - a le double mérite de distinguer les «chrétiens dans la Résistance » et les «résistants chrétiens » et de balayer le spectre des catholiques résistants en incluant dans une troisième catégorie les religieux, théologiens et sauveteurs de juifs sous l’appellation « Résistance spirituelle ». « ‘Nous conservons l’expression pour désigner, au sein d’une résistance chrétienne plus large à forte tonalité confessionnelle, ceux de ses membres qui en sont restés à la fabrication des «armes de l’esprit », au sauvetage des juifs...’ »315 Quid alors de J.E., mouvement théologique rattaché par son fondateur au monde des religieux et qui s’est illustré dans ces deux domaines : celui des «armes de l’esprit » et du sauvetage d’enfants juifs. Il semble s’intégrer parfaitement à la catégorie des «résistants spirituels ». En revanche, si l’on opte pour le critère de l’évolution ultérieure, les cartes sont brouillées. Si Montuclard n’entre pas personnellement dans une structure partisane, il revendique – c’est une de ses idées-clés – la participation des chrétiens au débat politique et il ne cache pas ses préférences en faveur du parti communiste. Faut-il créer pour JE une sous-classe, celle des résistants spirituels convertis par l’engagement au nom de la réflexion religieuse à l’activisme politique non confessionnel ? Au-delà de la boutade, c’est une autre manière d’insister sur la spécificité de Jeunesse de l’Eglise...

On l’a dit, le premier cahier publié ne se prêtait pas à une expression claire sur les événements. Mais, alors que le thème du second numéro – les modalités du renouveau au sein de l’Eglise – est ajourné sine die, les questions qui y sont finalement débattues constituent des prises de position délibérées. Le simple énoncé des titres donne le ton : ‘« Le franc-jeu des chrétiens dans la nation », « Le christianisme a-t-il dévirilisé l’homme ? ». A un moment où le régime en place prétend s’appuyer sur les catholiques dans son oeuvre de Révolution Nationale, la prescription de «franc-jeu » ne va pas dans le sens du ralliement inconditionnel. Quant à l’enquête : « Le christianisme a-t-il dévirilisé l’homme ? », « c’était une grande question pendant la guerre, où l’idéologie nazie avait mobilisé Nietzsche’ ‘. Y répondre par une cascade de non équivalait à relever un défi d’une manière qui ne trompait personne.’ »316 Quant au contenu des articles, il y figure plus d’un passage où un oeil habitué aux sous-entendus et aux allusions qui déjouent la censure ne peut se tromper sur l’opinion des auteurs.

Le texte « Le franc-jeu des chrétiens dans la nation » commence par un examen de la situation de l’époque. Certes, c’est à l’opinion catholique qu’il est reproché de se comporter trop souvent à l’égard des problèmes civiques « comme si le christianisme était la religion acceptée de tous ». Mais lorsque Montuclard précise « ‘On parlera des traditions chrétiennes de la France comme si l’on excluait d’autres courants qui, pour n’être pas chrétiens, n’en sont pas moins français ’»317, il exprime une opinion qui dépasse le strict domaine religieux. Certes, il serait abusif d’y voir, nous en convenons volontiers, un soutien masqué aux ennemis désignés du régime – juifs, francs-maçons ... –, régime qui ne s’est d’ailleurs jamais affirmé confessionnellement à la manière franquiste ou salazariste. On peut y lire tout de même une dénonciation d’un thème favori de la Révolution Nationale : la France chrétienne enfin restaurée. C’est la tentation de l’Eglise de profiter des faveurs de Vichy qui est encore en question quand il écrit : « ‘Il a suffi de deux années pour que réapparaisse dans la mentalité populaire cette idée tenace si préjudiciable à la foi, que le catholicisme est un parti parmi d’autres partis, mais qui toujours se range avec les riches et les puissants’ »318. C’est dire clairement que Vichy incarne une faction, à l’opposé de tout ce que cherche à faire accroire la propagande du régime. Toutefois, le passage le plus parlant concerne la question de la loyauté à l’égard de l’Etat. « ‘Il faut que l’opinion catholique pratique un loyalisme intelligent à l’égard de la Nation et de l’Etat’ » indique Montuclard, qui précise ainsi le sens qu’il donne à cet adjectif : « ‘D’habitude, le loyalisme à l’égard de la Nation se confond avec le loyalisme à l’égard de l’Etat. Les événements imposent parfois la dissociation, on l’a vu dans le passé.’ »319 Là, tout est dans les adverbes...Enfin, est-ce trop solliciter le texte que de voir dans ce passage sur les relations Etat-Eglise, une allusion au contexte politique général : « ‘Pour collaborer, il faut être pleinement soi et conscient de son indépendance et de sa force.’ »320 Les deux cahiers suivants donnaient en tout cas dans la même veine avec la poursuite de l’enquête, notamment le troisième numéro, qui publiait anonymement le texte de Mounier, alors en délicatesse avec le régime.

C’est du même état d’esprit que relève la participation du mouvement au sauvetage des enfants juifs lors de la rafle du 26 août 1942, au camp de Vénissieux. Ce dramatique épisode est bien connu.321 Durant le mois d’août 1942, les Juifs étrangers qui vivaient dans la zone sud furent victimes de rafles organisées par le gouvernement de Vichy. Les personnes arrêtées dans la région lyonnaise (les 8 départements de la région Rhône-Alpes actuelle et la Saône-et-Loire) furent internées dans un camp militaire désaffecté, à Vénissieux, dans l’attente de leur déportation. L’abbé Glasberg et ses équipes de l’Amitié chrétienne, versés depuis plusieurs mois déjà dans l’aide clandestine aux persécutés, allaient tout tenter pour faire échapper le plus grand nombre de personnes possible à ce sort terrible. Profitant du fait qu’une circulaire exemptait de la déportation les enfants non accompagnés – circulaire annulée, mais les autorités du camp l’ignoraient -, l’abbé Glasberg chercha à obtenir des parents internés une délégation de paternité en faveur de l’Amitié chrétienne. Pour obtenir la signature de ces actes, persuader les parents de laisser partir leurs enfants et prendre ceux-ci en charge, il fallait l’aide de nombreuses personnes. Jehanne Allemand-Martin et Marie Aubertin firent partie de ces volontaires qui, toute une nuit, au milieu des cris et des pleurs de douleur, arrachèrent une centaine d’enfants de cette antichambre de la mort.

Par la suite, il arriva que les jeunes filles se livrassent à des actions clandestines : ports de documents, livraison de messages à des personnes recherchées, etc... Mais ce ne sont pas ces activités qui entraînèrent des menaces sur l’avenir du groupe. Celles-ci vinrent à la fois de dissensions internes sur l’orientation du mouvement et d’une mise en cause doctrinale venue de la hiérarchie épiscopale.

Notes
311.

Les termes du débat sont présentés par Etienne Fouilloux, Les chrétiens français..., op. cit., chapitre 8, « La Résistance spirituelle en débat », pages 133 à 145.

312.

Charles Molette, « En haine de l’Evangile ». Victimes du décret de persécution nazi du 3 décembre 1943 contre l’apostolat catholique français à l’oeuvre parmi les travailleurs requis en Allemagne 1943-1945, Paris, Fayard, 1993, 382 pages ; Prêtres, religieux et religieuses dans la résistance au nazisme. Essai de typologie, Paris, Fayard, 1995, 226 pages.

313.

Publiée sous le titre : Une certaine idée de la Résistance. Défense de la France , Seuil, 1995.

314.

Editions du Seuil, 1994.

315.

Etienne Fouilloux, op. cit., page 142. Voir aussi sur cette question le livre important de Bernard Comte, L’honneur et la conscience :catholiques français en Résistance, Paris, Editions de l’Atelier, 1998, 304 pages.

316.

Emile Poulat, Une Eglise ébranlée, page 85.

317.

Cahier 2, page 18.

318.

Ibid., page 19.

319.

Ibid.

320.

Ibid., page 22.

321.

Voir à ce propos les actes des colloques Eglises et chrétiens dans la seconde guerre mondiale (Grenoble, 1976 et Lyon, 1978), publiés sous la direction de Xavier de Montclos, Monique Luirard, François Delpech et Pierre Bolle (cf bibliographie) et le mémoire de maîtrise de Melle Valérie Perthuis, Le sauvetage des enfants juifs du camp de Vénissieux, août et septembre 1942, sous la direction du Professeur Jean-Dominique Durand, Université Jean Moulin-Lyon III, 1994, 266 pages.