IV LA CONDAMNATION EPISCOPALE ET LA DISPERSION DU GROUPE LYONNAIS

A) La condamnation de l’expérience par l’archevêque de Lyon

Les ennuis viennent en fait de la soudaine radicalisation du contenu de Message, à partir de mai 1943. En réalité, - mais c’est l’aspect le plus frappant -, le changement intervient surtout dans le vocabulaire. Introduisant le numéro trente-neuf du bulletin, qui contient une présentation de la Communauté, le rédacteur conseille de le lire attentivement parce qu’il met en relief « l’aspect révolutionnaire de notre entreprise ». En réalité, ce contenu s’avère - le document le dit lui-même - »tel qu’il est dans le Carnet de route, mais mieux engagé et ramassé ». Seulement, effet de style qui cède à la mode du temps ou volonté de frapper les esprits par un renouvellement du vocabulaire, les numéros suivants vont user et abuser de l’expression « révolutionnaire » qui revient à huit reprises dans les textes des quatre numéros de mai à août 1943. Autre mot qui envahit la littérature communautaire : celui de « rupture ». En fait, le changement de ton correspond à un moment de tension et de remise en cause au sein du groupe. Montuclard regrette la stagnation des effectifs et le manque de profondeur des engagements322, plusieurs déplorent le choix éditorial fait au détriment de la réalisation communautaire. De son stalag, Michel Chartier invective : « ‘Le grand vent du pic [de Montverdun] était si exigeant ! ’»323, « ‘Comment se fait-il que l’on chinoise encore, même à la Communauté, sur les défaillances de l’Eglise ? Je ne comprends pas (...) Là aussi, faudra-t-il donc que tout se passe comme si rien de grave n’avait lieu ? Où sont les traces du remous, sinon des allusions aux restrictions ?’ »324 Lui au moins a dû être satisfait à la lecture de textes où il est affirmé que « ‘nos réunions doivent être le laboratoire de la révolution chrétienne’ »325, qu’il y a nécessité à ‘« prendre, en matière religieuse, comme en toute autre, des initiatives privées, quitte à errer ’»326, à se libérer par une « ‘rupture à l’égard des cadres institutionnels existants ’»327, à remettre en cause les sacrements, la prière, l’imagerie religieuse. En vérité, si l’on y regarde de près, en prenant soin de ne pas extraire ces expressions de leur contexte, on s’aperçoit que leur charge explosive est bien limitée. Errer, certes, mais « ‘à la condition d’être soumis à la Communauté et à la hiérarchie’ » ; rejeter seulement les images « ‘qui n’ont pas pour soi de valeur d’évocation  et qui, à cause de cela, jouent, là, le rôle de gri-gri’ » ; la prière pour demander n’importe quoi et ramener Dieu à soi ; le péché, mais vu comme simple manquement à la Loi et non comme atteinte à l’amour de Dieu. Moins qu’une menée révolutionnaire, il s’agit davantage d’un appel à une restauration fondamentaliste. Cependant, de tels propos ne pouvaient être agréés par la hiérarchie et le groupe en était parfaitement conscient, qui réservait ce discours pour une publication à usage strictement interne, le contenu des Cahiers s’avérant, lui, irréprochable sur le plan doctrinal. Ces documents n’auraient donc pas dû sortir du cénacle communautaire et certainement pas arriver sous les yeux de Mgr Gerlier. C’est le père Corvez, en délicatesse avec le père Montuclard à propos du statut canonique de ce dernier qui, ayant eu en main quelques exemplaires de Message et troublé par leur contenu, les lui fit parvenir à l’archevêché. Et c’est au mois d’avril 1944 que le cardinal donna mission à son comité théologique d’étudier le cas de la Communauté.328 Au sein du comité, quatre membres furent désignés : le père Alfred Ancel, le futur évêque, Supérieur du Prado ; le père Mellet, dominicain ; le jésuite Henri Rondet, théologien respecté et Francisque Cimetier, Supérieur du Séminaire Universitaire et professeur à la Faculté catholique. Les documents suivants leur furent communiqués : les mémoires présentés à Mgr Gerlier en mai 1938, novembre 1940 et mars 1944 ; la note sur le Centre Jeunesse de l’Eglise intitulée « Pour l’intelligence chrétienne de notre temps » de mars 1944 ; le Carnet de Route et une collection complète de Message, de juillet 1939 à mars 1944. A vrai dire, seul ce bulletin retint l’attention du comité. Même si l’un de ses membres dit avoir voulu s’attacher plus à l’esprit qu’aux formules employées (pour d’ailleurs baser ensuite toute son argumentation sur des extraits tirés des textes et en déduire que, s’ils peuvent être pris chacun dans un sens favorable, l’esprit général est condamnable...) il est sûr que les formules abruptes et sans détour des Messages ont davantage frappé les lecteurs que le style plus prudent du Carnet de Route. Trois des rédacteurs soulignent toutefois que, dans la mesure où la Communauté acceptera de se soumettre aux réformes indiquées, il est souhaitable qu’elle continue à vivre. L’un d’eux consacre une partie de son rapport aux motifs d’encourager le mouvement : désir apostolique intense, vie spirituelle profonde... Mais les craintes l’emportent. Bien sûr, les tirades révolutionnaires attisent les préventions, mais, plus encore, c’est le rôle que s’adjuge le groupe dans le processus qui inquiète les rapporteurs : le père Ancel voit dans cette « prétention ambitieuse » de rénover l’Eglise « le signe le plus grave contre le mouvement ». Le manque de soumission à l’Eglise hiérarchique, la nostalgie de l’Eglise primitive, critique implicite de l’Eglise contemporaine, le souhait d’une « fausse liberté » au sein des instances ecclésiales, la prétention d’assumer le magistère dans l’Eglise en lieu et place de la hiérarchie, voilà ce qui est jugé « inouï » dans le rapport de synthèse. Au fond, on retrouve la même pierre d’achoppement que dans la condamnation prononcée par le Maître général de l’Ordre en 1938.

L’autre objet de scandale est la réunion, au sein de la Communauté, des prêtres et des laïcs, sur un pied de relative égalité. Cette situation est jugée inadmissible329 et la société sacerdotale à vie séparée demandée au cardinal en 1940 est déclarée inopportune, même si les prêtres sont groupés dans une équipe autonome et si celle-ci n’a de contacts avec les laïcs qu’au cours des réunions communautaires. Le réquisitoire contient aussi une série de critiques sur des points doctrinaux jugés équivoques, comme l’insuffisante distinction entre la nature et la grâce, un certain rejet du culte de la croix comme symbole d’une morale du renoncement et de la mortification. Enfin, le père Ancel conteste longuement la conception communautaire de l’action temporelle qu’il juge imprécise. Pour lui, une telle action, totalement indépendante de la hiérarchie et sans but apostolique, n’est pas condamnable en soi, car elle peut rendre d’éminents services à l’Eglise selon les nécessités du moment et pourvu que certaines précautions soient prises. Mais, érigée en idéal, cette position va à l’encontre de l’enseignement de tous les papes depuis Léon XIII (Encyclique Immortale Dei) jusqu’à Pie XII (Mystici Corporis Christi) en passant par Pie XI (Quadragesimo Anno), pour qui le temporel ne saurait être que subordonné en définitive au pouvoir spirituel de l’Eglise.


011Fin avril 1944, le Comité, ayant pris connaissance des quatre rapports, souhaita entendre le père Montuclard. Une liste de trente questions lui fut adressée, portant sur les principaux points litigieux et réclamant des éclaircissements sur différents passages des Messages jugés équivoques.330 Le père chercha à désamorcer les attaques en minimisant les velléités réformatrices de la Communauté et en protestant de l’entière soumission du groupe à l’Eglise hiérarchique. Après avoir pris connaissance de ces réponses, le comité décida que la Communauté pourrait continuer à exister, mais à deux conditions : ne comprendre dans son sein que des laïcs ; accepter qu’un délégué de l’ordinaire assistât aux réunions. Le 12 juin, le père Montuclard, ayant eu communication des décisions du comité, lui adresse une note sur ces deux points. Il y ajoute une déclaration dans laquelle il fait amende honorable et affirme qu’il n’a ‘« jamais eu d’autre doctrine que celle de la théologie traditionnelle’ ». Mais il prévient aussi que, la collaboration prêtres-laïcs étant un point essentiel de la recherche communautaire, le Conseil de la Communauté a décidé qu’en cas d’amputation imposée de l’élément sacerdotal, celle-ci serait dissoute purement et simplement. Le 21 juin, il revient à la charge et propose cette fois d’abandonner à l’abbé Etienne Garnier la direction du groupe. Proposition habile, car plusieurs membres du comité avaient exprimé des préventions à l’encontre des fondateurs (et nommément les frères Montuclard), mais insuffisante : le comité l’accepte, mais ne revient pas sur ses décisions antérieures qui sont notifiées par le cardinal au père Montuclard le 8 juillet, en présence de son frère et du père provincial.331

Certes, la Communauté n’est pas condamnée expressément ; mieux, le cardinal réaffirme son désir de voir continuer la publication des Cahiers de Jeunesse de l’Eglise, mais en ayant essayé de sauver la collaboration prêtres - laïcs, la Communauté a mis son existence en balance et s’est condamnée elle-même à disparaître plutôt que de fonctionner selon les conditions imposées par la hiérarchie. Le 11 juillet, les membres du Conseil décident la dissolution et en font part à Mgr Gerlier le 14 juillet.332 On notera au passage que la période de liquidation est prévue jusqu’au 1er septembre en raison «‘des difficultés actuelles de communication’ » : seule allusion dans cette masse documentaire aux événements survenus depuis le 6 juin : décidément, le temps de l’Eglise n’est pas le temps du monde !

En tout cas l’épreuve est rude, même si l’essentiel aux yeux de Montuclard – Jeunesse de l’Eglise – est sauvé.333 Le travail de dix années est désavoué, du moins incompris, dans la mesure où l’aspect proprement communautaire et la réflexion réformatrice sont spécialement visés par le décret du cardinal. De plus, le déroulement de la procédure a profondément affecté les membres du groupe et principalement leur chef.

Qu’on ait pu le suspecter de déviance sur des points aussi fondamentaux que le mystère de la croix ou la valeur des sacrements l’a surpris et peiné. Pire, le décalage entre le style mesuré du Carnet de Route et des Cahiers et celui abrupt et direct des Messages, documents à usage interne, a été implicitement interprété comme un signe de duplicité et de déloyauté de sa part. De même, le double souhait émis par le comité de changer la direction de la Communauté et de lui adjoindre un délégué de l’archevêque dit assez la suspicion dont Montuclard fait l’objet. Enfin, comment oublier que toute l’affaire est partie d’une dénonciation – et de la part d’un frère de l’Ordre ! Même si, au cours de la procédure, Montuclard a pu abondamment exprimer son point de vue, il s’est retrouvé dans la position d’un accusé face à un tribunal qui a en quelque sorte avalisé ce singulier procédé d’instruction. Ce petit Saint-Office diocésain ne faisait certes que préfigurer bien d’autres péripéties.

Pourtant, malgré tout cela, on ne peut s’empêcher de s’interroger : la tournure prise par les événements ne sert-elle pas in fine les desseins du père Montuclard ? Celui-ci n’a pas toujours fait preuve du même zèle et de la même célérité pour répondre aux ordres de ses supérieurs. Ne trouve-t-il pas là une sortie honorable pour solder la Communauté et recentrer toute l’activité sur sa création la plus chère et la plus prometteuse à ses yeux, les publications et le Centre de Jeunesse de l’Eglise ? Depuis plusieurs mois, le groupe est tiraillé par des dissensions qui montrent que les orientations imprimées par Montuclard sont loin de faire l’unanimité.

En tout cas, cette remarquable soumission tranche avec l’attitude du religieux face aux injonctions d’abandonner la direction de JE que lui intime alors l’Ordre dominicain. En effet, à peine la décision du cardinal a-t-elle été prise que le conseil provincial transmet au père Montuclard l’ordre d’abandonner la direction de la revue, désirant lever ainsi toute équivoque sur les liens entre l’Ordre dominicain et une activité sur laquelle la procédure conduite par l’archevêché a attiré la suspicion. Devant un vote négatif du Conseil de Jeunesse de l’Eglise, soutenu en cela par le cardinal qui ne souhaite ni la disparition de JE, ni le départ des frères Montuclard de leurs ordres respectifs et cherche un compromis, le conseil provincial finit par se rallier à une formule médiane : Maurice Montuclard sollicitera un indult d’exclaustration et un détachement dans la province de France pour poursuivre à Paris l’oeuvre entreprise, solution qui satisfait toutes les parties.

Notes
322.

Message n°26, 1er avril 1942.

323.

Ibid.

324.

Message n° 33, novembre 1942.

325.

Message n° 40, juin 1943.

326.

Message n° 44, octobre 1943.

327.

Ibid.

328.

Le compte-rendu des travaux du comité, les rapports de ses membres, le questionnaire complémentaire adressé au père Montuclard et ses réponses, ainsi que deux notes de celui-ci et la résolution finale sont réunis dans le dossier « Comité théologique » des papiers Gerlier consacrés à Jeunesse de l’Eglise. Archives de l’archevêché de Lyon, dossiers 11 / II 180 et 257, chemise 1, liasse 4.

329.

Peut-être pas seulement sur le plan doctrinal d’ailleurs, car la formule communautaire prête le flanc à bien des rumeurs, comme en témoigne cette lettre anonyme adressée au père Cathelineau : « Le T.R.P. Provincial sait-il que le R.P. Montuclard a son bureau rue Pizay sous un appartement privé ; que cet appartement privé est habité par une jeune personne ; qu’entre lui et la dite personne, il y a des liens pour le moins fort équivoques, sinon gravement répréhensibles. L’ancienne femme de ménage de l’appartement n’a pas voulu y retourner après avoir constaté de ses yeux certaines choses étranges... » (A.P.L. sans auteur, ni date)

330.

Par exemple, la question 23 : « N’y a-t-il pas quelque imprudence à comparer avec votre communauté la communauté protestante de Cluny [i.e., la communauté de Taizé, fondée en 1940 par Roger Schutz] en ajoutant : « Il est réconfortant de penser que nous ne sommes pas seuls. »

331.

Cf annexe VI.

332.

Cf annexe VII.

333.

Sait-il alors que le père Ancel a proposé dans son rapport que J.E. passe sous la coupe des Facultés catholiques et que les pères Montuclard, s’ils quittent leurs ordres respectifs, soient éloignés du diocèse de Lyon. « Peut-être Mgr Saliège (en qui ils ont toute confiance) pourrait-il les recevoir et les guider ?