L’histoire de la Communauté est jalonnée par les tensions et les conflits engendrés par les désaccords théoriques ou les vétilles de la vie quotidienne, le plus souvent surmontés par le souci de l’unité et de la charité. Parfois, les dissensions sont plus profondes comme le montre l’épisode du départ des Mounier en juillet 1941. Départ qui n’est pas seulement motivé par la promiscuité qui sévit rue Pizay , si l’on en croit les termes amers d’une lettre d’Emmanuel Mounier, alors en liberté surveillée à Clermond-Ferrand334, adressée à Blanche et Pierre Dominjon près d’un an plus tard : « ‘Vous ne nous avez pas vus très longtemps aux réunions de «Communauté». Nous tenons à ce que vous sachiez enfin que nous n’en sommes pas responsables, mais seulement les inexplicables complications d’âme de jeunes filles passant difficilement le cap de la trentaine. Un beau jour, et très vite, nous n’avons plus entendu parler de «Communauté», ni de discussions, ni vu un numéro des bulletins. Expliquer ce que nous avons compris de cette conduite imprévue (...) serait trop long et il faudrait y faire entrer beaucoup de freudisme. Habitués aux situations franches, nous avons considéré cette expérience comme close, et close par un échec brutal. Mais nous serions peinés qu’un garçon comme Bonnet’ ‘ ou que vous-même, puissiez croire que nous nous sommes coupés de vous alors que nous en avons été coupés. Ne nous donnons pas trop bonne conscience en l’occasion, mais tout de même, nous avons vécu pendant cinq ans avant-guerre une expérience communautaire qui, pour beaucoup moins parler (et chuchoter) d’elle-même, nous a tout de même montré que nous n’étions point rebelles à la réussite.’ »335
Avec le choix de publication des Cahiers, l’enjeu et les tiraillements sont bien plus importants. Deux conceptions toutes différentes de l’oeuvre à accomplir s’affrontent : approfondissement communautaire ou aventure éditoriale ?336 Pour Montuclard, l’une est le prolongement de l’autre : le contenu de la collection s’appuie d’abord sur l’expérience menée depuis 1936, il y puise son inspiration et son épaisseur humaine, tout en s’enrichissant des contributions extérieures qu’une revue permet de collecter. Mais tous les membres de la Communauté ne l’entendent pas ainsi. Pour certains d’entre eux, le Centre Jeunesse de l’Eglise est certes une création exaltante, mais elle détourne les forces vives de la vie communautaire avec laquelle elle est incompatible. Jehanne Allemand-Martin, qui supporte mal la lourdeur et l’ingratitude des tâches de secrétariat, ne trouve plus son compte dans le fonctionnement adopté. Tandis que les lettres de captivité d’un Michel Chartier déconnecté du projet éditorial poussent, elles aussi, à creuser le sillon entamé : «‘En resterons-nous à la communauté de vie surnaturelle ? La communauté totale de vie, y venons-nous ? Si, à ma rentrée, je ne la trouvais pas telle, je serais déçu. ’»337 Ce clivage se double d’une distorsion croissante entre les permanents de la rue Pizay et les autres membres, peu associés aux réflexions du centre. « ‘Tous n’ont pas l’impression de chercher avec tous’ » regrette Paul Montuclard338, pour qui le conseil ne fait pas assez de place à une préparation progressive de ses découvertes, ce qui pourrait être fait par l’intermédiaire de Message, qui proposerait aux équipes certains thèmes de recherche en gestation dans la tête des permanents du Centre. A ces griefs, Montuclard répond par une surenchère : ‘« La Communauté n’est pas telle que nous la voudrions. Elle manque de vie, de cohésion ; elle ne réalise rien. Elle s’entoure encore de mystère. Elle ne se développe que très lentement, à peu près du côté masculin. Ne nous le cachons pas : son avenir et son efficacité sont en cause.’ »339 Pour lui, la Communauté pèche par déficit d’organisation : il manque un cadre institutionnel qui permette de drainer de nouveaux membres et d’encadrer cette extension. Dans un premier temps, il est mis en place un fonctionnement plus rigoureux, avec une fréquence plus soutenue de réunions (désormais hebdomadaires et non plus mensuelles) et la tenue d’un carnet de présence par les chefs d’équipe. Face à ces exigences, les membres ont la possibilité de ratifier ou non leur position, qu’ils soient aspirants ou déjà engagés, mais tous, à l’exception d’un couple, réaffirment leur adhésion. On peut rapprocher de cette démarche de refondation la radicalisation stylistique de 1943, qui provoqua la comparution de Montuclard devant le Comité théologique et la disparition de la Communauté. Quant à la participation des équipiers à la rédaction des Cahiers, Montuclard ne l’exclut évidemment pas et affirme la désirer ardemment, mais « ‘à leur gré, selon leurs aptitudes ’». Autrement dit, une sollicitation peu enthousiaste, une manière à peine voilée de les cantonner dans des tâches subalternes vis-à-vis des éminentes collaborations extérieures qui sont recherchées.
Parallèlement, le Centre de Jeunesse de l’Eglise prend son essor. En gestation dès la rédaction du premier cahier, il est créé officiellement en février 1943, lorsque l’A.R.S., l’Association pour la Rénovation Sociale, déclarée en 1936, est remplacée par l’Association Jeunesse de l’Eglise, dont les statuts précisent les moyens d’action : « ‘la création d’un ou plusieurs centres d’études des problèmes et des faits religieux ; la publication de revues, bulletins, ouvrages...permettant de faire connaître les travaux de ces centres d’études ; l’organisation de cours, conférences ; sessions d’études ou d’information et de tous les moyens similaires de propagande et d’action’ ». Au fond, une telle structure n’est pas si éloignée du projet initial de Montuclard qui souhaitait dès le départ une multiplication des groupes communautaires fédérés dans un mouvement aux orientations collectives . Seulement, les modalités pratiques diffèrent et cela change tout : le primat accordé à la réalisation communautaire stricto sensu est abandonné au profit de la production doctrinale. En somme, le groupe se trouve alors devant l’interrogation commune à toutes ces formes d’expériences : une communauté, oui, mais pour quoi faire ? Roger Schutz a bien posé les termes du problème dans son journal à propos de la communauté de Taizé : ‘« Qui es-tu, petite communauté ? un instrument d’efficacité ? Non, jamais. Un groupe d’hommes réunis pour être plus forts ? Pas davantage. Mènerions-nous la vie commune pour nous trouver bien ensemble ? Non, la communauté aurait alors son but en elle-même. Etre heureux ensemble, certes oui, mais dans l’offrande de nos vies (...) A quoi es-tu appelée ? A avancer’. »340 C’est la même préoccupation dont Marie Aubertin se fait l’écho lorsqu’elle s’interroge, cinquante ans plus tard : «‘Communauté, oui, mais communauté de quoi, finalement ? Qu’avions-nous en commun, au fond ? Nous partagions l’argent, les idées du ’ ‘Carnet de Route’ ‘, une fraternité. Mais nous n’avons jamais été intéressés, Maurice et moi, par une expérience de type « petite cellule ’». Nous souhaitions une évolution de l’ensemble de l’Eglise et des relations de l’Eglise avec le monde. Plus qu’une cellule, c’est un laboratoire que nous voulions réaliser. »341 Cette vision de la communauté comme impasse pour l’action, cette « communauté désoeuvrée », c’est celle qu’on retrouve sous la plume d’un Maurice Blanchot qui participe à la même époque à Acéphale : « ‘A quoi sert-elle ? A rien, sinon à rendre présent le service à autrui jusqu’à la mort.’ » A partir de là, l’avenir de l’expérience lyonnaise est compromis. Deux camps s’affrontent au sein même du noyau dirigeant : d’une part, Maurice Montuclard et Marie Aubertin qui ont fait le choix de l’aventure éditoriale et du Centre Jeunesse de l’Eglise ; d’autre part, Jehanne Allemand-Martin et Paul Montuclard qui souhaitent recentrer l’action sur l’expérience communautaire. Avec la décision de dissoudre la Communauté à la suite du désaveu partiel de Mgr Gerlier342, l’accent est mis sur la publication des cahiers et l’activité du centre, ce qui attise les désaccords. Il est bien tenté des conciliations, dont un projet de transformation profonde des publications, avec deux sortes de cahiers : les uns, aboutissement du travail de la Communauté sur un sujet déterminé, avec éditorial signé JE et comptes-rendus des diverses réunions, à raison de trois livraisons par an ; les autres poursuivant la formule déjà rodée et dont Charles Maignial prendrait la responsabilité. Mais l’accord bute sur des questions d’incompatibilités personnelles. Montuclard a beau réaffirmer : « ‘Dans le travail, il n’y a pas de couples, mais des individus ’»343, les antagonismes Maurice-Paul, Jehanne-Marie, Maurice-Jehanne rendent la collaboration de plus en plus difficile, d’autant plus que Paul et Jehanne commencent à prendre quelque distance avec l’oeuvre commune en s’engageant dans le mouvement des citoyens du monde.344 C’est Jehanne qui, la première, a fait connaissance du capitaine Sarrazac-Soulages (qu’elle épousera) et de ses idées de « Front humain ». Elle étudie ses essais sur la nécessité unitaire et en 1945 réunit Sarrazac et Paul Montuclard. Dès lors, le trio va se consacrer à une action militante en faveur de la paix, qui connaîtra son apogée fin 1948 avec l’affaire Garry Davis.345 La question est alors posée d’une activité parallèle à JE : est-il possible qu’elle soit totalement étrangère à l’esprit et aux objectifs de la Communauté ? La date ultime pour un accord de principe est fixée le 31 mai 1945. Celui-ci n’est pas trouvé et un addendum en exergue du quatrième cahier annonce aux lecteurs la scission de la Communauté et la publication d’une nouvelle série à partir du numéro cinq, par une partie seulement de l’ancienne équipe, dont le directeur, M.I. Montuclard. Le reste de l’année est occupé par les formalités de séparation : inventaire le trente septembre, accord sur le logement de la rue Pizay en octobre, liquidation de stocks d’invendus...
Les discussions sur le plan de la stratégie sont accompagnées – précédées ou amplifiées, il est bien difficile de le dire, tant les choses sont entremêlées – de changements dans la vie privée des membres de l’équipe. Dès 1942, Maurice Montuclard prend ses distances vis-à-vis de Jehanne Allemand-Martin, dont l’emprise lui pèse de plus en plus. C’est alors qu’il entame une relation avec Marie Aubertin. Tandis que Jehanne jouait de son aura pour exercer un pouvoir quelque peu tyrannique sur Maurice, Marie souhaite construire un équilibre basé sur l’égalité des deux partenaires et sur la totale liberté de chacun. Montuclard trouve là la sérénité qui lui est nécessaire pour l’épanouissement de sa réflexion.
Cette relation est d’ailleurs vécue comme un élément à part entière dans l’aventure de Jeunesse de l’Eglise346. Lorsque, pour la première fois, Maurice et Marie s’échappent trois jours ensemble, à la Croix Montmain, dans les Monts du Lyonnais, le religieux rédige d’une traite le texte de « Tâches d’aujourd’hui », l’article introductif du premier cahier. A partir de cette époque, Marie Aubertin ne cessera de jouer un rôle déterminant dans l’histoire de J.E., rôle diversement apprécié.
Pour les amis, elle est la précieuse auxiliaire qui a permis l’expression de la pensée de Montuclard et assuré l’existence matérielle du mouvement. Pour les détracteurs, elle fut l’éminence grise qui exerçait une influence excessive sur le religieux, favorisant dans l’ombre les grâces et les disgrâces...
Pour l’heure, la tournure des événements renforce Montuclard dans sa décision de transférer le centre à Paris. L’idée a germé dès la Libération. Il a vu toutes les forces intellectuelles converger vers la capitale qui connaît alors un bouillonnement et une effervescence qui laissent loin derrière elles la capitale des Gaules redevenue une ville de province presque comme les autres.347 Surtout, à Lyon, Montuclard a l’impression, non dénuée de fondements, de se heurter à des murs : l’épisode du Comité théologique a jeté la suspicion et le discrédit sur JE qui a semblé condamnée par le verdict du cardinal ; le Conseil provincial a décidé d’imposer à Montuclard, pour ne pas compromettre l’Ordre dominicain, l’abandon de la direction du mouvement. Une installation dans le diocèse de Paris, sous l’autorité bienveillante du cardinal Suhard, avec un indult d’exclaustration, voire de sécularisation, pour éviter une trop grande dépendance à l’égard du couvent Saint- Jacques et des supérieurs de la province de France, donnerait au religieux toute latitude pour poursuivre son action.
011L’ambiance à Lyon ne cesse de se dégrader. Le jour de Toussaint, Jehanne Allemand-Martin se résout à monter à Fourvière et à solliciter une audience auprès du cardinal. Elle a voulu accomplir cette démarche pénible et maintes fois repoussée avant son départ pour Paris. Elle décrit le malaise qui règne rue Pizay et fait part de ses craintes devant « le triple naufrage doctrinal, financier et moral » de JE. D’après elle, toute l’équipe s’est désolidarisée du père Montuclard, à part Marie Aubertin qui part à Paris avec lui. Le surlendemain, c’est au tour de Paul Montuclard d’être reçu à l’archevêché. Lors d’une première entrevue, le cardinal lui rapporte les accusations graves de Jehanne Allemand-Martin : il y souscrit sans sourciller et dénonce la « tendance intellectualiste très dangereuse » de JE. Le soir même, lors d’une deuxième visite, il confirme à son interlocuteur que Jehanne Allemand-Martin et lui-même « ne pourraient reprendre leur collaboration à JE si le père Maurice Montuclard devait en garder la direction ».348 Celui-ci, mis au courant, se dit « atterré [de voir] à quel point la situation à JE a pu être défigurée » et prépare un contre-feu en sollicitant les témoignages des abbés Garnier et Combe, de Jean Bonnet et du père Cathelineau. Il s’inquiète surtout de voir menacés l’appui et l’accueil accordés par la cardinal Suhard. C’est donc dans un climat de grande tension, tout autant pour fuir des difficultés devenues inextricables que pour inaugurer une nouvelle phase de l’histoire de JE que Montuclard part pour Paris.
Incarcéré le 15 janvier 1942 à la suite de l’arrestation d’un agent de Combat muni d’une liste sur laquelle figure son nom, Mounier connaît une succession d’internements et de mises en résidences forcées jusqu’à son procès conclu par une relaxe le 30 octobre de la même année. Cette lettre est une réponse à un mot de soutien adressé à Mme Mounier par les Dominjon. Document communiqué à l’auteur par Blanche et Pierre Dominjon.
Au domicile des Lefrancq à Bruxelles, où l’épouse de Mounier travaille jusqu’en 1939, contraignant le directeur d’Esprit à de fréquents aller-retour. Mounier extrapole un peu en faisant de cette cohabitation une expérience communautaire.
Cf supra, page 112.
Message n° 26, 1er avril 1942.
Ibid.
Ibid.
Un pèlerinage de confiance sur la terre, page 3.
Entretien avec l’auteur, 26 novembre 1992.
Cf supra, pages 138 et sq.
Maurice Montuclard, Rapport interne, s.d., vraisemblablement mai 1945. Papiers Montuclard, carton 7, chemise 3.
Nicolas Barret, Les citoyens du monde 1948-1951, mémoire de maîtrise, Université Paris I, 2 vol. dactylog. 209 pages , 1992.
Le 19 novembre 1948, Davis et Sarrazac font irruption dans les débats de l’ONU au palais de Chaillot, pour réclamer un gouvernement mondial. Les citoyens du monde connurent alors une brève notoriété.
« Nous étions conscients de tout ce que ce travail réalisé en commun nous avait apporté et avait soudé entre nous ». Lettre de Marie Montuclard, 26 juillet 2001.
Mounier, lui, a rejoint Paris dès septembre 1944.
La teneur de ces trois entretiens nous est connue par les notes prises à chaud par le cardinal, sur un petit bristol. Papiers Gerlier, Archevêché de Lyon.