Dès la Libération, nous l’avons vu, Montuclard envisage un transfert au centre de Paris, mais il n’y a aucun point de chute. Pour lui-même, il y avait toujours la possibilité du couvent, mais il ne voulait justement pas retomber dans ce cadre conventuel. De plus sévissait alors une terrible crise du logement, beaucoup de personnes regagnant la capitale. L’installation désirée va cependant être trouvée en septembre 1945 par le biais du milieu des Compagnons de France. Charles Maignial, alors membre actif de JE, y avait tissé des liens avec Michel Dupouey. Celui-ci connaissait un agent immobilier qui disposait d’un vaste domaine en lisière des bois de Verrières à deux pas du rond-point de Petit-Clamart. « ‘Nous sommes allés voir : c’était dément de penser s’installer là’ » se souvient Marie Montuclard. Les bâtiments avaient été construits dans les années vingt et conçus comme une pension de famille pour jeunes filles de la bonne société britannique venues parfaire leur éducation. Cette Finishion School était composée de trois maisons qui totalisaient dix-sept ou dix-huit pièces, la plus grande, Clairbois, donnant son nom au domaine. De plus, transformée en Soldatenheim pour officiers allemands durant l’Occupation, elle avait été abandonnée à la Libération et pillée par les gens du quartier. Mais Montuclard voit tout de suite l’intérêt du site, inspiré par l’exemple des Murs Blancs, où Esprit s’installe alors : un havre de calme à huit kilomètres de Paris, à cinquante mètres d’un arrêt d’autobus, et de l’espace pour permettre un fonctionnement commun, tout en ménageant l’intimité des familles. Un médecin se présente pour en faire une clinique ? L’ami de Maignial qui ‘« n’est pas sans quelques moyens de pression sur l’homme d’affaires chargé de louer la propriété’ » convainc celui-ci de favoriser le projet de la communauté. L’état des lieux nécessite de coûteux travaux ? L’inscription du domaine sur la liste des dommages de guerre résout la question. Mais il faudra, pour en bénéficier, être propriétaire. Ce sera chose faite en 1947, avec l’acquisition par une société civile immobilière, la Société Clairbois. Dans ces négociations comme en d’autres occasions, l’habit dominicain a bien servi le père Montuclard, surtout que l’Ordre sort de la guerre avec une image positive dans l’opinion : l’action d’un Bruckberger ou d’un Maydieu lui confère un label de résistance.349
L’installation est également facilitée par l’afflux de locataires potentiels qui regagnent alors la capitale et sont à la recherche d’un logement : les Ferry, les Le Guay350, les Mounier alors en attente d’emménager aux Murs Blancs, les Dominjon, Pierre venant d’être élu député MRP à la Constituante351, puis les Chombart de Lauwe occupent opportunément les différents appartements des Vergers. Dans la grande demeure de Clairbois vivent Maurice Montuclard, Marie Aubertin, Isabelle Richardier, la jeune secrétaire venue de Lyon, ainsi que Jacques Roze. Mis à part ce noyau de permanents qui partagent de facto une existence communautaire, les autres membres du groupe mènent une vie plus conventionnelle, exerçant leurs professions respectives à l’extérieur et participant aux activités du mouvement en soirée ou les week-ends. Clairbois tire donc ses apparences de communauté plus des circonstances de son installation que d’un dessein préétabli. Cette configuration facilite le travail, mais ressusciter une expérience du type de celle menée à Lyon n’est pas la préoccupation principale. Montuclard en a épuisé les enseignements et le thème communautaire disparaît totalement de son discours.352 Désormais, il souhaite approfondir les intuitions évoquées dans les quatre premiers cahiers sur la place des chrétiens dans le monde moderne. Ce sera aussi l’oeuvre de la nouvelle équipe qui s’agrège alors.
« L’agent immobilier, qui était un filou, quand il disait « Mon père », le disait « grand comme ça » et lorsqu’il évoquait « Votre congrégation », il en avait plein la bouche ».Témoignage de Mme Montuclard, 26 novembre 1992.
Cf paragraphe suivant : « Une nouvelle équipe... »
Elections du 21 octobre 1945.
Daniel Lindenberg, qui aurait pu appeler « années communautaires » ses Années souterraines, montre implicitement l’épuisement général du thème dans l’immédiat après-guerre.