B) Une nouvelle équipe dirigeante autour du père Montuclard.

De l’ancienne équipe lyonnaise ne demeure que Maurice Montuclard et Marie Aubertin. Le père Montuclard, s’il a dû batailler ferme pour régulariser sa situation au sein de l’Ordre dominicain, a pu assez facilement négocier son installation dans un diocèse où le cardinal Suhard, qui a rencontré le religieux dès 1937, l’accueille avec bienveillance. Quant à sa résidence à Clairbois, Montuclard la justifie par le manque de desservant dont souffrent les quelques habitants groupés autour du rond-point du Petit-Clamart, îlot isolé de banlieue à l’époque.

Marie Aubertin, surnommée affectueusement « Mamie », conforte son rôle de « gardienne du foyer », tout en participant intensément à la réflexion intellectuelle. Elle écrit plusieurs articles dans les Cahiers, dont une méditation sur les quatre femmes de la généalogie du Christ353 qui paraît dans le septième fascicule, prend en charge des enquêtes354 et s’affirme comme une spécialiste de l’Ancien Testament. Le projet de Cahier sur  La Bible, livre du pauvre , finalement non publié, devait reposer pour l’essentiel sur ses contributions. Mais surtout, elle joue un rôle déterminant dans le fonctionnement matériel de JE. A Clairbois, elle gère le quotidien, déployant énergie et ingéniosité pour faire face à la fréquente pénurie ; elle remplit aussi son rôle de permanent du mouvement, aidant au secrétariat, nouant des contacts avec d’éventuels collaborateurs, organisant des tournées à la rencontre des équipes provinciales.

Autre permanent, Jacques Roze est issu d’Uriage. Né à Annecy en 1921, il a étudié la philosophie à Grenoble. Réfractaire au STO, il s’est engagé dans les maquis et a rejoint Uriage peu de temps avant la dissolution de l’école. Il a alors suivi l’équipe à Murinais, dans la constitution de la Thébaïde, puis dans les Equipes Volantes.355 C’est à l’Institut des Chartreux de Lyon qu’il avait entendu parler pour la première fois de Montuclard comme « d’un dominicain aux idées tout à fait originales et nouvelles » et qu’il avait souscrit au premier Cahier. Par la suite, il était venu en visite au cinq rue Pizay avec François Le Guay. A peine plus âgé que Jacques Roze - il est né en 1919 -, François Le Guay est aussi issu d’une famille bourgeoise catholique. Il a intégré Polytechnique en 1938, a fait la campagne de Belgique et s’est retrouvé prisonnier. Rapatrié sanitaire en 1942, il rejoint l’école d’Uriage en juillet et il est nommé chef d’équipe du deuxième stage de six mois qui débute en septembre. Il a ainsi l’occasion d’entrer en contact avec Marie Aubertin, alors directrice des études à l’école d’Ecully. Mais c’est une conférence de Montuclard à Uriage qui le pousse à faire le voyage à Lyon avec Jacques Roze. Les deux jeunes gens sont séduits par le discours du religieux. Eux qui ont vécu leur enfance et leur adolescence dans un milieu catholique assez conformiste et protégé sont déboussolés, immergés qu’ils sont dans un environnement où la religion ne va pas de soi et où le prosélytisme est impensable. Certes, ils se sentent toujours chrétiens, mais ne voient aucune raison de l’exprimer et de se singulariser par leur foi. Or, Montuclard leur répond : « ‘Vous êtes perdus : tant mieux ! De toute façon, qu’est-ce que vous voulez proposer aux gens ? La crise est telle qu’il faut d’abord entrer dedans à fond et se battre avec les autres. C’est un bain de régénérescence pour l’Eglise qui va y trouver la voie du renouveau’ ».356 Pour la première fois, ces jeunes chrétiens se sentent compris et ne se heurtent pas à un prêtre qui leur parle de leur devoir, de leur responsabilité...Aussi, à la Libération, lorsqu’ils sont contactés par le père Maydieu, qui les a connus à Uriage357 pour participer à la relance des publications du Cerf, notamment La Vie Intellectuelle, tous deux se paient le luxe de refuser l’honneur qui leur était ainsi fait : ils ont choisi de rejoindre Montuclard. L’épisode est lourd de sens et mérite qu’on le relève. Quand on connaît l’aura dont jouissait Maydieu à Uriage et l’admiration qu’on lui vouait là-bas, le « ralliement » de François Le Guay et Jacques Roze à Montuclard prend un relief tout particulier. Maydieu incarnait bien une figure de théologien en prise avec le monde moderne, mais Montuclard, lui, personnifiait la volonté de rupture avec un humanisme chrétien que les deux jeunes gens rejetaient désormais.

C’est le même itinéraire qu’a suivi Gilles Ferry, tout autant dominé par la rencontre avec les incroyants. D’une famille de la haute bourgeoisie traditionnellement catholique, il a pris au sérieux le fait religieux durant ses années étudiantes et s’est intéressé à l’action de Sept et des équipes sociales de Garric. Mais c’est à Uriage, où il est arrivé avec la compagnie du comédien Olivier Hussenot358, qu’il entame le dialogue avec des athées, notamment Joffre Dumazedier, homme de gauche et marxiste affiché que Dunoyer de Segonzac a appelé à Uriage pour s’occuper, aux côtés de Beuve-Méry, des questions sociales au bureau d’études de l’école. Après la dispersion de celle-ci, il entre en résistance, rejoint Paris où il mène des actions de renseignement et finit par gagner Londres. Au moment de la Libération, il retrouve la question du rapport des chrétiens et des communistes, en participant au « troisième Uriage » (après celui de Dunoyer et celui de la Milice) qui, sous la direction du colonel de Virieu, tente de réaliser l’ » amalgame » entre résistants de l’Armée Secrète et membres des FTPF. Responsable du bureau d’études, le chrétien Ferry partage cette fonction avec le communiste Fernand Laporte. Des conversations interminables amènent les deux hommes à se découvrir l’un l’autre, dans l’étonnante atmosphère de cette école où une conférence sur l’URSS, patrie du socialisme peut être suivie d’une veillée consacrée à la Vierge Marie. Ferry avait lu le premier Cahier de Jeunesse de l’Eglise, à la suite d’une visite de Montuclard à Uriage au cours de laquelle il avait apprécié le ton authentique du religieux et sa critique de l’Eglise officielle. Il avait aussi rencontré les animateurs de JE avec Jean Lacroix, au cours d’une réunion à Lyon. Ce qui le détermine, lui, à choisir Jeunesse, c’est la configuration communautaire, la réunion, en un même lieu, de familles qui partagent un même projet et y consacreront une partie de leur temps et de leurs ressources.

Ce sont aussi les charmes de cette vie en commun, qui respirait à ses yeux l’équilibre et la spiritualité en pleine nature, qui ont attiré Paul-Henri Chombart de Lauwe. Il avait bien entendu parler du groupe lyonnais en 1941, lors de son séjour à Uriage, mais son départ pour l’Afrique du Nord et son engagement comme pilote de chasse dans la Royal Air Force l’avait coupé des milieux catholiques français. A son retour, en 1945, il est à la recherche de lieux où l’on pratiquerait un christianisme ouvert. Certes, il n’a pas de prédispositions particulières pour la réflexion théologique et il est, à l’époque, déjà très occupé par la recherche au sein du Centre d’études sociologiques qui se met alors en place. Mais il apprécie de pouvoir participer aux discussions et de retrouver certains camarades d’Uriage. Le groupe n’est pas fâché de s’agréger un universitaire déjà engagé dans la vie matérielle.

Au fond, le portrait type du membre de la nouvelle équipe de JE est facile à établir : c’est un homme, jeune (27 ans en moyenne ; seul Chombart a dépassé la trentaine, mais sa position est quelque peu périphérique dans le groupe), issu de la grande bourgeoisie catholique, qui est passé par la Résistance, notamment via Uriage. Sur le plan spirituel, il a vécu comme un choc la rencontre avec les incroyants et la découverte de valeurs positives dans le monde sécularisé. Il s’interroge sur ce que la religion chrétienne peut apporter à ses contemporains.

A côté de cette cohorte, d’autres membres issus d’horizons divers viennent compléter le groupe. Dans la grande maison de Clairbois, outre Maurice Montuclard, Marie Aubertin et Jacques Roze, la jeune secrétaire venue de Lyon, Isabelle Richardier et Paul Manesse complètent l’équipe des permanents.

Un peu plus tard, vient s’ajouter un homme appelé à jouer un rôle important dans les dernières années de J.E. : Jacques Dousset. Issu, lui aussi, d’un milieu aisé, il s’est distingué dans la résistance en dirigeant un maquis dans l’Ariège. Devenu secrétaire général du syndicat des loueurs d’automobiles, une profession qui ne lui apporte aucun épanouissement personnel, il préfère se consacrer aux différents cercles d’intellectuels progressistes auxquels il participe. Ainsi, il fait partie du Mouvement, une organisation semi-clandestine qui regroupent des bourgeois peu désireux que soient connues leurs affinités avec le parti communiste. Il y côtoie Jacques Chatagner, l’animateur de la Quinzaine, Cécile Julien, jeune enseignante bretonne qui militera activement à J.E., Christiane Wéry, cheville ouvrière du groupe des « Chrétiens du XIIIe arrondissement ». Il apportera à J.E. ses compétences d’organisateur et de gestionnaire.

Enfin viennent s’ajouter des habitants épisodiques, dont l’implication dans l’activité du groupe est plus ponctuelle : le romancier Paul-André Lesort, la peintre Laure Aynard qui a installé dans l’entrée de Clairbois un grand tableau au titre provocateur et prémonitoire : «‘Ne laissez pas les intellectuels jouer avec les allumettes ’»359. Le domaine accueille aussi des parents ou des amis venus à Paris pour leurs études ou leur travail. Maurice Combe, de la Communauté lyonnaise, y passe trois ou quatre mois en 1948, en cure de repos.360 Les soeurs de Marie Aubertin, Marthe et Thérèse, y séjournent également.361 Ainsi se forme une petite équipe de jeunes, un peu à part des adultes sérieux, que Montuclard apprécie pour sa fraîcheur et son enthousiasme. Ce groupe ne tarde pas à nouer des relations amicales avec les jeunes du quartier, notamment ceux de la section locale des Jeunesses communistes. Le rapprochement ne sera pas à négliger dans la recherche des causes du glissement de JE vers le « compagnonnage de route ».

Au coeur de tout cet ensemble, la personnalité du père Montuclard occupe une place prééminente. Ayant atteint la quarantaine, il a acquis une maturité que lui assure une réflexion de plus de dix années. L’écart d’âge avec les autres membres du groupe, ses cadets de quinze ans en moyenne, lui confère un magistère indiscuté. Désormais seul ecclésiastique dans le mouvement, il n’a pas non plus de contrepoids sur ce terrain- là. Mais ce sont surtout ses qualités intellectuelles qui lui donnent une aura particulière. « ‘Plus prophète que philosophe, et plus précurseur que prophète, le souffle semble moins puissant que le coup d’oeil n’est juste... ’» avait diagnostiqué Mounier lors de son séjour à Montverdun362. En tout cas, la pensée de l’homme séduit par sa fulgurance. Volontiers provocateur, déconcertant, il déstabilise l’interlocuteur par la violence de ses paradoxes et la pertinence de ses raisonnements. Gilles Ferry le décrit comme brillant et imaginatif, Jacques Roze comme un visionnaire. Pour Maurice Combe, il était « ‘l’homme en pointe  qui savait voir venir les choses, avec une longueur d’avance sur tout ce qui allait être fait par la suite’ ». Isolé par une surdité qui s’est encore aggravée, il semble entièrement habité par ses idées. Mais il sait aussi jouer de ce pouvoir de séduction pour obtenir ce qu’il veut des uns et des autres, à qui il demande beaucoup d’investissement et de travail. Sans aller jusqu’à parler de « gourou » pour l’animateur d’un groupe au reste très ouvert sur l’extérieur, on ne peut nier son caractère charismatique. De plus, ce «démocrate très autoritaire » parce qu’il consacre tout son temps à la réflexion et avance vite, a tendance à suivre ses intuitions, décider seul et placer ses coéquipiers devant le fait accompli. Parmi eux, certains regimberont contre ce dirigisme, ce qui provoquera des départs parfois tonitruants (Paul Manesse en 1950), parfois plus étouffés (Paul-Henri Chombart de Lauwe en 1949) selon la personnalité des protagonistes ou leur degré d’implication dans l’aventure. Il est certain en tout cas que, jusqu’au bout, c’est lui qui fixera les orientations et l’évolution du mouvement. Une telle configuration ne va pas sans nuire à l’image du mouvement. En 1949, lorsque l’horizon commence à s’obscurcir, Montuclard se montre préoccupé de l’image que peut donner à l’extérieur cette » réunion de laïcs un peu énervés autour du « bon père » Montuclard » 363et cherche à intégrer d’autres ecclésiastiques au mouvement.

011La vie à Clairbois se déroule dans une atmosphère détendue et très libre. Beaucoup de gens vont et viennent, la parole y circule aisément, les comportements ne sont pas contraints. Cette ambiance surprend parfois le visiteur non averti, qui se fait une autre idée du climat qui doit régner dans un centre catholique... Jacques Roze se souvient avec amusement que les militants communistes n’étaient pas les moins troublés et se faisaient volontiers moralisateurs.

Les rumeurs qui circulent vite sur la vie à Clairbois sont aussi alimentées par le style de vie très libre adopté par le couple Montuclard-Aubertin. Sans étalage, ni forfanterie, tous deux entendent ne pas dissimuler la réalité de leur vie commune, ce qu’ils reprochent justement de faire à d’autres prêtres proches du mouvement missionnaire en monde ouvrier. Cette liberté assumée et revendiquée l’est au nom de la « désaliénation » réclamée pour tous les chrétiens et qui ne pouvait pas être qu’intellectuelle, mais aussi en relation avec les conceptions du père Montuclard sur la nature de l’état clérical : le ministère vu comme une fonction, un service et non comme un état, état qui établit un fossé infranchissable entre prêtres et laïcs.

La liberté proclamée par Maurice Montuclard et Marie Aubertin va plus loin encore. « ‘Du début à la fin de notre vie commune, c’est-à-dire dès 1942, nous avions admis lucidement je crois, que deux existences peuvent librement s’épanouir ensemble à condition, justement, d’être libres ensemble. Cette recherche d’une liberté mise en commun est bien l’affaire de toute une vie’ »364. Une telle conception de la vie de couple ne pouvait, a fortiori, face aux mentalités de l’époque, que se heurter à l’incompréhension.

Mais, paradoxalement, du moins en apparence, une telle situation n’a fait que renforcer l’aura du religieux sur ses plus proches disciples, comme l’explique très bien François Le Guay : ‘« Montuclard incarnait dans sa manière de vivre ce qu’il nous expliquait. La foi est comme la foudre, elle vous tombe dessus et vous saisit. C’est quelque chose qui dépasse toutes les réalités humaines et qui n’a rien à voir avec la vertu ou quelque autre qualité morale que ce soit’ »365.

Cela dit, l’activité intense du centre parisien ne doit pas faire oublier la dimension nouvelle que prend alors J.E. avec la multiplication des groupes de province, lui conférant ainsi un statut de mouvement.

Notes
353.

Eve, Agar et Sara, Marie.

354.

« L’Action catholique et les pauvres de notre temps », Cahier 9, Le temps du pauvre.

355.

Pierre Bitoun, Les hommes d’Uriage, La découverte, Paris, 1988, page 103.

356.

Entretien avec Jacques Roze, Paris, 25 octobre 1994.

357.

Le père Maydieu, sans avoir été aumônier de l’école (fonction occupée par l’abbé de Naurois, puis le père des Alleux) y a exercé un fort ascendant spirituel (Cf Bernard Comte, op. cit., pages 358 à 362.)

358.

Philosophe de formation, Gilles Ferry ne poursuivra pas plus avant dans la carrière artistique.

359.

Entretien avec Marie Montuclard (Nyons, 20 août 1993).

360.

Entretien avec Maurice Combe (Saint-Etienne 18 octobre 1994).

361.

Entretien avec Mme Thérèse Rechatin (Nyons, le 20 août 1993) et Mme Marthe Murer (Vénissieux, le 15 janvier 1994)

362.

Mounier, Entretiens X, page 260.

363.

Lettre aux groupes, octobre 1949, Fonds Montuclard, 1, 6, 1, 3.

364.

Lettre de Marie Montuclard, 27 juillet 2001

365.

Témoignage de François Le Guay