II DE NOUVELLES ORIENTATIONS

A) Le cinquième Cahier : « Crise de la civilisation chrétienne »

C’est le cinquième Cahier qui marque un tournant dans la réflexion du mouvement, au point qu’on en viendrait à oublier que cette livraison a été entièrement rédigée et bouclée à Lyon, comme le prouvent l’identité des censeurs (Louis Richard et le père de Lubac) et surtout l’imprimatur, accordé à Lyon le 9 décembre 1945 par le vicaire général Rouche.

Cela étant, la facture de ce Cahier le rattache à la nouvelle période parisienne de J.E. : la présentation est modifiée, avec, pour la première fois, un titre attribué au numéro, la mention « Jeunesse de l’Eglise » apparaissant désormais seulement en surtitre ; l’adresse indiquée : le Petit-Clamart ; mais surtout le contenu, qui tranche avec le modèle antérieur. A travers le cocon déchiré (quelques articles de l’ancienne veine sur l’Action catholique ou l’enseignement libre, signés d’anciens collaborateurs et relégués en fin d’ouvrage) perce la chrysalide d’un JE nouveau, avec l’apparition de nouvelles signatures (deux anciens d’Uriage, Bertrand d’Astorg et Jacques Roze, dont le nom apparaît ici pour la première fois dans un document de JE) et surtout l’entrée de plain-pied dans les préoccupations nouvelles du mouvement . Tandis qu’un bandeau barre la couverture d’une question en lettres rouges : « Pourquoi l’homme d’aujourd’hui refuse-t-il le christianisme ? », un petit encart annonce clairement les choses. Intitulé « Nouvelle étape », il explique que « le centre Jeunesse de l’Eglise commencera, avec son numéro cinq, une nouvelle phase du combat mené depuis bientôt trois ans ». Reprenant l’idée d’une « crise de la civilisation chrétienne » affirmée dans le titre même du cahier et martelée dans un bref exergue, il rappelle la nécessité, pour sortir du « drame du christianisme », d’un approfondissement de l’Eglise et d’une rencontre avec la culture et la civilisation modernes.

Si le premier volet de ce programme avait dominé l’argumentation des précédents écrits – et notamment «Tâches d’aujourd’hui », l’article-manifeste du premier Cahier -, l’accent est mis dorénavant sur l’attitude de l’Eglise au sein de la société, comme l’indique le programme des publications prévues : « Sur la crise de l’humanisme chrétien en face des humanismes contemporains » ; « Sur Dieu et les valeurs religieuses dans le monde moderne et dans le monde chrétien » ; « Sur ce qu’exige du chrétien le « pluralisme » : celui de la cité et celui de l’Eglise », etc...

L’article fondamental du Cahier développe ce thème sur soixante-six pages.400 Signé M.I. Montuclard et intitulé « L’Eglise et les valeurs modernes », il suit une démarche très classique en trois parties, avec thèse, antithèse et synthèse. Tout d’abord, sous le titre « Le scandale d’une rivalité », c’est la faiblesse du monde chrétien face au monde moderne qui est évaluée. La Libération a précipité l’évolution sociale et révélé la fin d’un monde assimilé à la civilisation chrétienne. Hegel, Nietzsche, Marx, dont les doctrines étaient restées jusque-là confinées dans des cercles d’initiés, font irruption sur la scène sociale. Il y a urgence pour le monde chrétien à penser l’ordre social nouveau. Hélas, le monde chrétien a toujours un temps de retard : face à Galilée, à la science expérimentale, aux aspirations démocratiques des peuples : ‘« Le monde chrétien commence par refuser, par bouder, puis, un jour, longtemps après, mais lorsque toutes les cartes sont déjà jouées, il finit par se rallier, sans même se rendre compte que ce ralliement sur le tard provoque un scandale aussi grand que celui dont avait été l’occasion d’abord de son refus.’ » En somme, le drame spirituel des temps modernes, c’est que « ‘les fils des ténèbres ont été plus rapides et plus habiles que les fils de lumière’. » Alors qu’ils devraient montrer la voie à suivre et dynamiser la société, les chrétiens se réfugient dans un repli frileux face à tout ce qui est neuf. Résultat : les valeurs d’autonomie, d’initiative et de progrès fleurissent hors du monde chrétien qui privilégie obéissance, ordre et tradition. On peut dénigrer ces valeurs, mais « ‘comment dénier le caractère de valeurs authentiques à des postulats et à des idéaux qui [...] sont capables [...] de galvaniser l’effort créateur, de donner un sens acceptable à la vie et au sacrifice et même de prendre en quelque sorte le visage de Dieu ?’ »401 Et de citer maints exemples de l’influence positive de ces valeurs dans la vie personnelle et collective des contemporains : tel ouvrier chrétien qui dénonce le contraste entre ‘« la faillite du christianisme dans nos campagnes où tout le monde va à la messe et où il a suffi d’un misérable appât du gain pour transformer ces biens-pensants en de vulgaires trafiquants (...) et ces quelques paysans [qui] n’ont pas fait de marché noir parce que la doctrine communiste leur défend d’exploiter leur prochain’ »402 ; telle jeune catholique déportée qui ‘» n’a d’estime et d’admiration que pour les communistes qu’elle a rencontrés à Fresnes et en Allemagne, qui faisaient preuve d’un détachement total, étaient prêts à mourir pour la cause, sont encore disposés à tout sacrifier pour que ceux qui viendront après eux connaissent une vie plus haute et plus belle.’ »403

L’enjeu est donc immense. Qu’arriverait-t-il, en effet, si les chrétiens persistaient à défendre la vieille chrétienté en lambeaux ou si leurs efforts pour raccorder l’Eglise et les valeurs nouvelles n’aboutissaient pas ? La vie même de l’Eglise en serait menacée tandis que le monde coupé de Dieu irait droit vers l’échec. « ‘Les hommes d’aujourd’hui sont assoiffés de valeurs authentiquement humaines, qui anoblissent les caractères et sont la source de progrès indéniables. Et pourtant ces aspirations n’aboutissent pas et semblent ne jamais devoir aboutir (...) A ce monde, il manque Dieu (...) Ce n’est pas qu’ils [les hommes] n’aient pas de dieux. Ils en ont trop. Mais ces dieux ne sont que des idoles qui ne voient, ni ne parlent, ni n’entendent. Ils sont impuissants à éveiller chez l’homme le dialogue avec l’Absolu.’ »404 Pour les chrétiens, l’hésitation n’est pas de mise et l’entrée dans le courant des idées nouvelles constitue une ardente obligation : « ‘Les chrétiens qui boudent encore la tentative de l’Eglise pour rejoindre ce monde privé de Dieu, en assimilant ses propres idéaux, se rendent-ils compte, dans la foi, que, tant que restent hors de l’Eglise des valeurs authentiques, la société humaine est vouée à l’idolâtrie, au matérialisme et à la lutte ?’ »405 Bien sûr, cette attitude n’est pas sans risques et Montuclard n’en méconnaît pas les dangers. D’une part, la tentation est grande pour le chrétien d’opter pour les valeurs nouvelles dans une démarche intéressée de prosélytisme : celle-ci ne récoltera que dédain et mépris ; d’autre part, le chrétien mal armé, séduit par l’anthropomorphisme du monde moderne, peut perdre sa confiance en l’Eglise, se sentir étranger à elle et ainsi s’en éloigner. C’est pourquoi la démarche de reconnaissance des réalités vivantes doit s’accompagner d’une méditation constante du mystère de l’Eglise.

C’est là que Montuclard renoue avec son ancienne critique de la « logique d’incarnation », déjà présentée dans le texte fondateur « Tâches d’aujourd’hui »406 et contre laquelle il présente un triple grief : c’est une « logique de l’avoir » (« ‘l’acte d’incarnation n’est possible que si l’on a un idéal à incarner’ »407), ce qui gêne l’accueil des idées nouvelles ; c’est une logique d’extériorisation (elle part d’une doctrine pré-donnée et applique celle-ci aux faits) qui s’interdit un examen objectif des réalités ; c’est une logique anthropocentrique et cosmocentrique (elle est axée sur l’homme et sur le monde), « ‘elle ne permet guère de dépasser le conflit des humanismes et de faire assez resplendir l’originale transcendance du christianisme. »’ 408

Face à cette dérive, Montuclard défend l’actualité d’un mouvement complémentaire d’assomption. La définition qu’il donne de ce mot emprunté au vocabulaire christologique, dans un pendant voulu au terme d’incarnation, mérite d’être relevée : « ‘Montée vers Dieu, dans l’acte religieux, de toutes les valeurs de la vie. ’»409 Il y a là, dans un résumé fulgurant, tout le projet de Jeunesse de l’Eglise : « l’audace de l’intériorité », d’où le chrétien tirera « l’instinct de la transcendance » mais aussi un nouveau regard porté sur les réalités qui l’entourent, régénéré par la foi. Aidé en cela par le principe évangélique de la première béatitude410 (cette pauvreté en esprit dans laquelle le monde chrétien peut puiser « ‘cette insatisfaction à l’égard de lui-même qui conditionne son ouverture à la vie et au progrès’ »411), le croyant saura se recentrer sur ce qui fait sa richesse et sa grandeur. Loin de le détourner de sa mission dans le monde, elle lui conférera une présence plus efficace que les tentatives d’incarnation : « ‘Nous voulons conquérir l’incroyant et nous ne lui parlons que de ces choses terrestres qu’il prétend juger et connaître mieux que nous. Et quand l’incroyant scrute nos pensées et nos comportements, ce qu’il découvre lui semble trop petit au regard de l’Absolu qu’il sert à travers les valeurs nouvelles.’ »412 Lorsque, pour les chrétiens d’avant-guerre, « s’incarner » signifiait créer des institutions chrétiennes en prise avec la société, Montuclard dénonçait ce prosélytisme en ordre rangé. Tandis que l’expression a changé de contenu pour le chrétien de 1944 et que celui-ci, pour devenir un homme parmi les hommes est prêt à « s’enfouir », le dominicain met en garde contre la tentation de singer les éléments les plus progressistes de la société. « ‘En dehors de l’Evangile, de son esprit, de ses exigences morales, le monde chrétien a-t-il « quelque chose » à incarner qui, dans le jeu des forces en présence, soit original et se présente autrement que comme une utilisation sur le tard des découvertes et des combats d’autrui ?’ » Autrement dit, cette démarche d’ouverture au monde et aux valeurs modernes est louable et légitime, mais doit être conduite dans une perspective vraiment religieuse.

En cela, Montuclard se trouve en phase avec Mounier qui écrit peu de temps plus tard : « ‘A l’égard des propositions et des valeurs qui sont nées, en matière temporelle, en dehors du climat sociologique du christianisme, il y aura bien plus souvent aujourd’hui à assumer (en corrigeant sans doute) qu’à incarner’ »413, mais il y ajoute une dimension transcendantale primordiale.

Au fond, le Montuclard de 1945 reste par bien des points l’héritier du Montuclard de 1936 ou 1942. Le socle fondateur demeure intact : la nécessaire réconciliation du christianisme et du monde moderne, corrélative de la redécouverte du « dedans » de l’Eglise et de l’approfondissement de sa réalité communautaire. Mais le ton a changé : malgré les précautions stylistiques de rigueur - on s’abrite encore derrière «ceux qui pensent ainsi », voire « ceux qui pensent sans doute à tort... » - il est incontestablement plus libre, moins allusif. Surtout, les réalités conjoncturelles font irruption et bousculent la splendide distanciation observée jusque-là. Amorcée par quelques jalons posés dans le troisième Cahier, la référence aux communistes se fait nettement plus insistante. Mieux, entre ceux qui incarnent les valeurs nouvelles et les « chrétiens conscients », il semblerait qu’il n’y ait rien. C’est entre « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » - Montuclard traduit, comme tant d’autres alors : entre les communistes et les chrétiens d’avant-garde - que se joue l’orientation du monde qui va naître. Ce faisant, Jeunesse de l’Eglise s’aventure sur un terrain périlleux. En reconnaissant les communistes comme le fer de lance de l’humanité en marche vers le progrès, Montuclard leur confère non seulement le rôle d’adversaires à dépasser, mais aussi celui de champions sur le plan des réalités temporelles, ce qui ouvre la porte à bien des risques de confusion. Lorsqu’on lit sous sa plume : « ‘ce serait d’une assez déplorable tactique de vouloir modifier [les réponses aux questions sociales] avant que ne soit transformée la situation qui les engendre’ », ce n’est pas forcément tomber dans un raisonnement téléologique que de voir se dessiner dans ces lignes le noeud de l’affrontement final avec l’institution : la doctrine sociale chrétienne est inopérante pour lutter contre l’aliénation des travailleurs tant qu’elle s’inscrit, en les acceptant, dans les rapports de classes tels qu’ils existent dans la société capitaliste. Et la ligne de conduite qu’il prescrit – « ‘A chacun d’utiliser pour se conduire les directives ordinaires de l’Eglise et les lumières de sa conscience’. »- n’est certainement pas pour satisfaire une hiérarchie qui n’entend pas alors soumettre son magistère aux libres appréciations individuelles.

Pourtant, il serait carrément erroné de voir dans ce texte un appel à l’alignement sur les positions défendues par les communistes. Sur le plan des attitudes pratiques (à l’égard des deux écoles, de la vie politique ou syndicale, etc...), le choix est laissé à l’appréciation de chacun, sans aucune exclusive quant à l’engagement tactique – autrement dit, pourquoi pas la CGT, sinon le Parti ? Mais JE se refuse à formuler dans ce domaine des directives claires, fidèle en cela tant à une certaine idée de la liberté du chrétien qu’à une attitude prudentielle vis-à-vis de l’engagement politique : « ‘Nous avouerons carrément que sur ces questions-là nous n’avons rien à répondre.’ » De toute manière, l’essentiel n’est pas là et, « sans impatience et sans illusion », l’article conclut : « ‘On se plaît à parler de révolution – souvent à tort et à travers. Si une révolution s’impose au monde chrétien, elle ne sera pas seulement la transformation de quelques structures, mais une formidable concentration dans le plus pur esprit du christianisme, une révolution religieuse’. » Ce credo va faire, dans la nébuleuse catholique des années d’après-guerre, la force et la spécificité de Jeunesse de l’Eglise. Il fonde aussi sa prétention à s’immerger dans le monde moderne tout en revendiquant la volonté de réaliser une conversion de l’Eglise elle-même.

Ces orientations portent la marque des grands bouleversements de l’époque et participent du bouillonnement intellectuel d’alors. Elles traduisent aussi des influences que l’on peut reconstituer.

Notes
400.

Cahier 5, pages 9-75.

401.

Ibid., page 22.

402.

Ibid., page 19.

403.

Ibid., page 20.

404.

Ibid., page 35.

405.

Ibid., page 36.

406.

Cahier 1, pages 7 à 65.

407.

Cahier 5, page 60.

408.

Ibid.

409.

Ibid, pages 58-59

410.

Mt, 5,1.

411.

Ibid., page 69.

412.

Ibid., page 72.

413.

« L’agonie du christianisme », Esprit, numéro de mai 1946, page 729.