1) L’euphorie de la Libération et la « mystique prolétarienne »

Elle puise à deux sources : tout d’abord, c’est le goût de la liberté retrouvée, la possibilité d’une expression sans censure, la joie d’échanger, de donner son opinion, de pouvoir entendre et lire mille voix, dans une explosion de la parole qui n’est pas sans rappeler le foisonnement des gazettes après la Révolution de 1789, mais aussi, c’est le sentiment de pouvoir participer à la construction d’un monde nouveau dont l’édification a été rêvée dans l’ombre des maquis.

Cet enthousiasme dépasse largement les cercles en vue de Saint-Germain-des- Prés. Côté catholique, la Résistance d’essence chrétienne assure à sa famille spirituelle une présence et une visibilité dans la vie politique et sociale du pays qui tranchent avec les sombres décennies d’une Troisième République qui avait voulu « ‘rendre la France à la seule puissance de l’humain.’ »415 Au delà de l’image de de Gaulle et Bidault - deux catholiques notoires - descendant les Champs-Elysées le 26 août 1944, c’est le succès du M.R.P. qui incarne ce retour à l’avant-scène. Mieux encore, le pacte d’union scellé au nom des sacrifices et des martyrs entre les grandes forces politiques sorties grandies de la Résistance - P.C.F., S.F.I.O., M.R.P. - donne le ton d’une belle fraternité, qui étouffe les velléités d’anticléricalisme qui avait pourtant bien du grain à moudre dans le souvenir des «années noires».

011Pourtant, pour une frange des chrétiens engagés, la formule du M.R.P. ne peut constituer une option satisfaisante. Chez les membres de Jeunesse de l’Eglise, tout concourt à la rejeter : la défiance traditionnelle envers l’engagement politique ; la formule du parti confessionnel, avec ses références aux « ‘principes essentiels d’une civilisation chrétienne’ » ; la crainte enfin d’un oubli rapide de la profession de foi révolutionnaire des débuts.

011Certes, en 1945, le parti démocrate-chrétien n’apparaît pas encore comme la « ‘Machine à Ramasser les Pétainistes’ » que dénonceront plus tard ses adversaires. Il n’est pas encore entaché par les compromissions et les désenchantements, liés notamment au bourbier indochinois. Mais, dans les grandes manoeuvres constitutionnelles qui déchirent les partenaires de l’Union Sacrée d’hier, il incarne rapidement la résistance aux visées du puissant parti communiste. Pour ceux qui ne veulent pas renoncer au mythe unanimiste du tripartisme, comme pour les avant-gardistes qui craignent de voir brisées une fois de plus les chances d’un possible rapprochement entre l’Eglise et la classe ouvrière, il n’est pas question de cautionner cette évolution « droitière ».

De son côté, le parti communiste exerce dès cette époque une forte séduction. Auréolé du prestige de son action dans la Résistance - « ‘le parti des 75 000 fusillés’ » ...- le Parti tire aussi profit de la nouvelle image de l’Union soviétique. La lutte antifasciste a effacé les souvenirs sinistres des procès de Moscou.416 Staline, seul grand chef de guerre encore au pouvoir - Roosevelt est mort et Churchill a été battu aux élections de juillet 1945 - apparaît à beaucoup comme le guide d’une puissance débonnaire qui reprend sa marche vers la prospérité et la société sans classes. L’aube qui s’est levée à l’Est - espoir concret pour les damnés de la terre - n’a pas encore pâli, bien au contraire. Ainsi, le P.C.F. apparaît patriote dans un temps de ferveur nationale et radicalement alternatif dans une époque de rêve révolutionnaire. Il retire d’ailleurs pleinement les dividendes de cette situation : ses effectifs passent de 380 000 adhérents en janvier 1945 à 800 000 à la fin de 1946.417 Surtout, au scrutin du 21 octobre 1945 pour l’élection de la première Constituante, il devient le premier parti de France avec 26,1 % des voix, position conservée dans la première législature de la nouvelle République.418 Mais surtout il exerce un redoutable magistère au-delà même de sa sphère d’influence. Reprenant les analyses de Maurice Agulhon sur la question, Jean-Pierre Rioux exprime parfaitement la situation : «‘C’est sur une base plus morale que doctrinale qu’il attire tant de Français, qu’il s’érige en censeur permanent des autres formations, en instrument de pureté accessible à chaque citoyen éclairé (...) : le parti-de-la-classe-ouvrière devient le porte-parole des pauvres et des purs, son moralisme vaut toutes les théories.’ »419 Cette identification réussie du parti communiste à la classe ouvrière ou du moins à ses éléments les plus conscients est une des clefs de la rencontre d’une partie de la mouvance missionnaire avec la galaxie communiste.

Le point de départ réside dans l’exaltation du travailleur, confondu en fait avec l’ouvrier et plus précisément celui de la grande industrie, le mineur ou le métallo, nouveau Vulcain aux prises avec les forces de la nature et celles, déshumanisées, du patronat et du grand capital. Cette sacralisation du travailleur est aussi liée à l’époque : Dominique Borne a ainsi souligné qu’aucun autre régime politique français n’a magnifié le « travailleur » dans ses textes fondateurs - le préambule de la constitution - comme la IVème République.420 Ce phénomène doit certainement beaucoup à la rhétorique des partis au pouvoir et à l’impérieuse urgence de la reconstruction, mais aussi, tout simplement, à une donnée majeure, bien que rarement évoquée : les années 1945-1955 marquent le point culminant de l’industrialisation de l’économie française, dans un pays où la dominante agricole a longtemps perduré et imprégné les mentalités en profondeur. En 1945, la France compte six millions d’ouvriers et au recensement de 1954, la proportion des ouvriers atteint son maximum, représentant plus du tiers de la population active.

Mais l’ouvrier n’est pas seulement le héros du travail, « l’homo faber » qui détient entre ses mains le pouvoir de façonner le monde. Il est aussi un prolétaire qui connaît la misère et l’exploitation. Cette réalité-là ne doit rien à une quelconque « construction théorique » et les jeunes bourgeois de Jeunesse de l’Eglise la reçoivent en pleine figure. L’entassement et l’incommodité traditionnels des habitations ouvrières sont aggravées par la crise du logement et les effets de l’exode rural. Les banlieues parisiennes abritent des multitudes dans des immeubles vétustes et surpeuplés, quand il ne s’agit pas de minables hôtels meublés, voire de bidonvilles.

L’univers du travail n’est guère plus reluisant. Sortie tardivement du modèle de l’atelier, la production française ignore encore tout de l’automation. Dans cet entre-deux, le travail posté règne en maître dans de nombreuses branches et l’ouvrier spécialisé - le fameux O.S. - devient le type dominant, soumis aux cadences et à un travail répétitif dénué d’initiative. La découverte de cette réalité ouvrière a profondément marqué les membres de J.E. Elle a contribué à forger leur engagement au-delà même de leur action au sein du mouvement. Pour ne citer qu’eux, Paul-Henri Chombart de Lauwe y consacrera une bonne partie de sa carrière universitaire421; Maurice Montuclard choisira, de manière emblématique, la sociologie du travail comme champ de recherche après son départ de l’Ordre dominicain.

Il faut dire que la mystique prolétarienne ainsi élaborée est surinvestie, par ces jeunes catholiques bourgeois, d’une double dimension affective et religieuse. Affective, car l’étonnement (eh oui !) de découvrir au sein du monde ouvrier des valeurs comme la solidarité, la dignité, la franchise - qu’ils déplorent de ne pas trouver dans leur milieux d’origine - se double de la joie et de la reconnaissance d’y être associés, acceptés. Religieuse, au sens où le prolétaire incarne à leurs yeux le Pauvre de l’Evangile, le Pauvre en esprit des Béatitudes qui montre la voie du salut.

011Reste que cette orientation, vécue comme une ardente obligation, n’apparaît pas aux yeux de la masse des croyants avec la même acuité et suscite même une certaine méfiance. Une partie du travail de JE a consisté à expliciter ce choix, paradoxal aux yeux de beaucoup et pourtant évident aux siens. Il s’agit maintenant de comprendre comment, concrètement, Jeunesse de l’Eglise a été amenée à privilégier cette orientation.

Pour un groupe qui s’apparente à un laboratoire d’idées, on pourrait penser que cette approche a été menée d’abord sur le plan théorique par une rencontre avec la pensée marxiste. Or les faits démentent cette hypothèse. Marie Aubertin avait bien consacré avant-guerre son mémoire de fin d’études, pour la faculté catholique de Lyon, à ‘« la notion de personne dans la philosophie de Karl Marx’ «, mais on n’en trouve aucun prolongement dans la réflexion de la Communauté lyonnaise. Mieux, Montuclard n’a, à l’époque, aucune connaissance directe du marxisme. Comment aurait-il pu en être autrement d’ailleurs, tandis que les oeuvres de Marx, Engels ou Lénine sont toutes à l’index et qu’elles demeurent alors très peu diffusées en France. De toute manière, le religieux a-t-il eu seulement le désir de s’y pencher ? Dans les années trente, la condamnation du « politique d’abord » de l’Action française est assez fraîche pour le détourner de toute velléité de réflexion tactique sur le communisme. Et si la question vient à se poser à lui, le paysage est clairement balisé par le « non possumus » qu’il retrouve aussi bien dans l’encyclique Divini Redemptoris, où le pape Pie XI dénonce une doctrine « intrinsèquement perverse » que dans les colonnes de Sept où la proposition thorézienne de la « main tendue » 422 est clairement rejetée. Montuclard a bien dû être frappé par l’idée de » la part de vérité du communisme », défendue par Berdiaev dès le premier numéro d’Esprit. Ce communisme qui est comme «  la tâche irréalisée du christianisme », la part de l’Evangile que l’Eglise se montre incapable d’assumer, l’aiguillon qui doit ramener le chrétien à sa vérité. Toutefois, nous pensons l’avoir montré dans la première partie de ce travail, le communisme n’inspire que très accessoirement la réflexion du Montuclard des années trente. Tout au plus incarne-t-il un modèle d’organisation sociale susceptible, tout comme le fascisme ou le nazisme, de montrer aux chrétiens que l’humanité est entrée dans l’ère des masses et que l’individualisme hérité de la Renaissance et des Lumières a vécu. Si Montuclard est préoccupé de révolution, c’est de révolution religieuse qu’il s’agit, au dedans de l’Eglise. Comment s’opère alors cette confrontation avec la question du communisme ? Montuclard s’est-il plongé dans les oeuvres de Marx ? Certes non. Et l’éveil de son intérêt est antérieur à la vague des publications qui en 1945-1946, sont consacrées au sujet. Alors ?

C’est en fait dans une perspective missionnaire que s’est réalisée la première approche. Elle est basée sur un constat très simple : la stratégie qui se dessine à travers les nombreuses initiatives religieuses en direction du monde ouvrier (Mission de France, Mission de Paris, ...) s’appuie sur un faux postulat, qui prolonge les erreurs de l’Action catholique : la classe ouvrière est une friche sur laquelle les missionnaires vont pouvoir semer le bon grain du message évangélique. Or, Montuclard, qui revendique depuis le début de son action la reconnaissance des valeurs propres de la société laïque, analyse la situation d’une manière diamétralement opposée : le monde ouvrier ne connaît pas un vide des valeurs, mais plutôt un trop-plein, car le marxisme lui fournit un système de pensée complet, contre lequel les tentatives d’évangélisation vont venir se briser. Il relève donc du simple bon sens de prendre en compte cette situation - ce «fait», écrivait Montuclard. C’est là tout le sens de la critique adressée dès sa parution à l’ouvrage de Godin et Daniel, France, pays de mission ?, critique qui fut alors la seule à opposer un doute argumenté à la stratégie proposée par les auteurs. Dès lors, Montuclard enchaîne sur une appréciation positive du rôle des communistes dans la Résistance et la Libération, nettement perceptible dans «l’Eglise et les valeurs modernes», article principal du cinquième Cahier intitulé La crise de la civilisation chrétienne.

011 Une telle attitude s’explique aussi par une conjonction d’influences qui ont facilité et accompagné cette prise en compte.

Notes
415.

Philippe Portier, Eglise et politique en France au XXème siècle, Paris, Montchrétien, 1993.

416.

En novembre 1944, 61% des Français pensent que l’URSS joue le plus grand rôle dans la défaite allemande, contre 21% pour les Etats-Unis et 12% pour la Grande-Bretagne. Bulletin de l’IFOP du 1er octobre 1944, cité par Jean-Pierre Rioux, in La France de la Quatrième République, tome 1, Points Seuil, 1980, page 81, note 1.

417.

Jean-Pierre Rioux, op. cit., page 85.

418.

28,8 % des suffrages exprimés (élections du 10 novembre 1946).

419.

Jean-Pierre Rioux, op. cit., page 86.

420.

Dominique Borne, Histoire de la société française depuis 1945, Paris, Armand Colin, 1988, 186 pages, pages 23-24.

421.

Notamment la grande enquête de son équipe sur La vie quotidienne des familles ouvrières (C.N.R.S., 1957) et ses travaux sur l’agglomération parisienne.

422.

Le 17 avril 1936, sur les ondes de Radio-Paris, Maurice Thorez, secrétaire général du P.C.F., lance son fameux appel : «Nous te tendons la main, catholique, ouvrier, employé, artisan, paysan, nous qui sommes des laïcs, parce que tu es notre frère et que tu es accablé comme nous par les mêmes soucis.»