Il est clair que le passage de plusieurs des membres de JE par l’Ecole d’Uriage et l’expérience des maquis a préparé le terrain à une réception positive du phénomène communiste.
Dans cette école ouverte sous le signe de la rénovation nationale et dirigée par un officier de cavalerie aristocrate et fervent catholique, l’élément marxiste a été présent dès le départ. Il y avait un accord sur les buts : chasser l’occupant ; reconstruire le pays libéré sur de nouvelles bases, autour de valeurs communes. Ainsi, un homme comme Joffre Dumazedier a pu incarner à Uriage une tradition marxiste humaniste dès les débuts de l’école, avec la responsabilité des questions sociales au bureau d’études, en collaboration avec Hubert Beuve-Méry. Tradition représentée aussi, mais dans une sensibilité moins intellectuelle, par Bénigno Cacérès, un des rares membres du monde ouvrier présent à Uriage. 423 Mais surtout, dans un lieu où l’on parle beaucoup de politique, on n’évoque plus le communisme comme l’hydre totalitaire et athée, mais comme une tradition légitime au sein du peuple et une composante du possible renouveau français. Si on s’accorde pour dénoncer l’impuissance et la faillite de la IIIème République, libérale et bourgeoise, on se retrouve aussi dans l’exaltation de l’esprit communautaire, du sens de l’autorité et de la responsabilité, de la refondation sociale. L’article que Dunoyer de Segonzac donne aux Cahiers de Jeunesse de l’Eglise 424, en célébrant le jeune chrétien et le jeune communiste comme garants du sursaut national, s’inscrit bien dans cette veine.
Certes, il n’est pas question d’un quelconque confusionnisme. Jean Lacroix, qui donne, le 17 juillet 1941, une conférence sur «Force et faiblesse du marxisme» dans le cadre de la session «Richelieu»425, souligne «l’opposition spirituelle radicale» entre le socialisme marxiste et le christianisme.426 Mais il fait preuve d’un souci de compréhension et d’analyse scientifique alors peu courant.427 Mieux, il reprend la vision définie par Berdiaev dans Esprit et rappelle, à côté du caractère inacceptable de la pensée et de la pratique marxistes, son caractère roboratif dans la critique de la société libérale bourgeoise et dans sa démarche révolutionnaire.428
Si la condamnation sommaire du marxisme est toujours de mise dans les causeries consacrées à ce sujet, elle voisine avec l’éloge de la générosité et de l’efficacité du militantisme communiste.429 A ce titre, la participation à la croisade anticommuniste est implicitement rejetée. Bernard Comte en situe la cause moins du côté «‘de l’entrée dans la guerre de l’Union Soviétique que de l’attraction (...) exercée par le parti communiste clandestin avec les actions spectaculaires qu’il inspire’».430 La fréquentation croissante de militants et sympathisants communistes conduit l’équipe d’Uriage à clarifier sa position. Si, en doctrine, la révolution socialiste est analysée comme une tentative incomplète et déviée, la collaboration sur le plan de l’action devient envisageable, non seulement dans la perspective d’une libération du sol français de l’occupation étrangère, mais aussi dans celle d’une libération du pays de l’emprise du capitalisme bourgeois431.
La dispersion de l’école, la création des Equipes Volantes et l’engagement dans les maquis donnent l’occasion d’une mise en pratique. Gilles Ferry rejoint la résistance parisienne et finit par gagner Londres. François Le Guay achève la guerre à l’état-major des FFI de l’Isère aux côtés du capitaine Alain Le Ray. Tous deux participent, dans les premiers mois de la Libération, à la rédaction de la «somme» qui présente les réflexions et l’expérience de l’équipe d’Uriage.432 Ils se retrouvent aussi dans la création de l’association Peuple et Culture à Grenoble, aux côtés d’autres anciens d’Uriage (Joffre Dumazedier, Bénigno Cacérès...) tandis que Gilles Ferry assure la direction du bureau d’études de l’école militaire qui, à Uriage et sous le commandement du colonel Xavier de Virieu, tente l’amalgame entre les cadres de l’armée et les officiers FFI.433
Ici comme là, ils sont sans cesse confrontés à la question de l’attitude à adopter vis-à-vis des militants communistes. Il est d’ailleurs très symptomatique que le problème ait dominé les débats entre les anciens d’Uriage dès leur regroupement en association, en avril 1945. Tout aussi révélateur, le fait que la grande réunion, organisée au château d’Uriage en août de la même année pour tenter de surmonter les dissensions nées entre eux, finit par se focaliser sur les rapports à entretenir avec le PCF. Si Segonzac et Beuve-Méry réaffirment l’incompatibilité radicale de l’esprit d’Uriage avec le communisme, le groupe de Peuple et Culture entend participer au grand mouvement populaire et révolutionnaire qui, à ses yeux, est en train de surgir. Mais, pour Ferry, c’est en rejetant tout confusionnisme : il démissionne de Peuple et Culture lorsque Joffre Dumazedier, qui dirige l’association, adhère au PCF. Le fait est à relever, car il est significatif de la démarche qui prévaudra chez de nombreux membres de Jeunesse de l’Eglise.
Et encore... Bénigno Cacérès, charpentier, est plutôt représentatif du monde artisanal.
Cf supra, page 123.
Bernard Comte, L’Ecole nationale des cadres d’Uriage : une communauté éducative non conformiste à l’époque de la Révolution Nationale (1940-1942). Thèse de doctorat en histoire, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 1989, 2 volumes, 1243 pages, page 444. Thèse éditée sous le titre : Une utopie combattante : l’école des cadres d’Uriage, 1940-1942, Paris, Fayard, 1991, 638 pages.
Ibid., page 353.
Ibid., page 451.
Ibid., page 353.
Ibid., page 450.
Ibid., page 451.
Ibid., page 992.
Vers le style du vingtième siècle, par l’équipe d’Uriage, sous la direction de Gilbert Gadoffre, Seuil, Collection Esprit, 1945, 267 pages.
Fabienne Coquet, Le colonel Xavier de Virieu , un chrétien dans la guerre, mémoire de maîtrise, Université de Grenoble 2, 1984, 304 pages dactylographiées.