1) La nécessaire rénovation de l’Eglise

Ce volet de la réflexion occupe deux volumes, les Cahiers 6 et 8, chacun s’inscrivant clairement dans la démarche globale : en deuxième de couverture, le Cahier 6 est présenté comme un lieu pour ‘« tous ceux qui veulent franchir le fossé entre le monde chrétien et le monde moderne466, retrouver un christianisme simple, religieux, ouvert à ce temps’ », tandis qu’une brochure publicitaire l’inscrit dans le prolongement du volume 5, La crise de la civilisation chrétienne : « ‘On déplore les progrès de l’athéisme. Mais à quoi sert de déplorer l’athéisme si l’on ne se penche pas sur la dégradation du sens de Dieu chez les chrétiens ? L’incroyance des croyants est, pour une large part, la cause de l’incroyance des incroyants.’ »467 De là, la formule-choc du titre de l’ouvrage, L’incroyance des croyants, tirée d’une traduction radicale et inspirée de Marc, IX, 24 : « ‘Seigneur, je crois ; Viens au secours de mon incroyance.’ »468

Cette livraison est d’une facture un peu particulière. Chaque partie est introduite par un texte non signé, vraisemblablement élaboré en équipe par les membres de JE, puis vient une série d’opinions et de témoignages. S’y mêlent des contributions dont certaines sont signées de militants (Gilles Ferry, Maurice Rechatin, Joseph Balvet, psychiatre lyonnais proche du groupe) et des citations d’auteurs comme Péguy ou Grégoire de Nysse. L’ensemble se conclut par une méditation du père Montuclard : « ‘Je serai votre Dieu et vous serez mon Peuple ’». Ces quelques mots tirés du Lévitique 469, Montuclard veut en dépasser l’apparente banalité. Dans l’affirmation « Je serai votre Dieu », il veut repérer « l’itinéraire qui, des dieux, en laissant de côté toutes les idoles, conduit au Dieu vivant. » Pour cela, il est nécessaire d’être « docile aux faits », expression que Montuclard affectionne et qui se traduit chez lui par une injonction faite au lecteur d’admettre certaines réalités historiques comme des évidences indiscutables. Les faits ? Des dieux, devenus idoles, ont déjà pris la place du Dieu vivant. Ils avaient pour nom Raison, Etre Suprême, la religion comtienne de l’Humanité. Mais l’athée contemporain n’a cure de ces chimères. Il refuse de s’aliéner, il veut la liberté, la justice, un monde meilleur. Ainsi, alors qu’il semble éloigné de Dieu, il ne tue Dieu que pour sauver l’homme. On dira que les valeurs de l’homme moderne sont pour lui des ersatz de la divinité. Certes, dans ce cas, elles barrent la route vers Dieu. Mais, paradoxalement, plus l’athée est sûr de lui - et l’athée moderne l’est assurément, grâce au progrès scientifique, au rationalisme, à la dialectique marxiste...-, moins il est tenté d’en faire des absolus illusoires (la Race, l’Etat, le Parti...). Mieux vaut un ciel vide que peuplé de mirages !

Ainsi le communiste de 1947 est bien plus apte à recevoir Dieu que le vieux socialiste humaniste et rêveur de 1914. On peut admettre la démonstration, mais on objectera alors qu’il n’y a pas davantage de place pour Dieu chez les esprits positifs et rationnels que dans la conscience des instinctifs et des sentimentaux. Faux, rétorque Montuclard, car « ‘la réalité est la réalité et le destin du réaliste est de finir par la rencontrer et la reconnaître. Or, Dieu est en toute réalité et toute réalité est en lui, c’est  la Réalité suprême qui donne au réel d’être le réel’ ».470 Par le biais du réalisme, l’incroyant est porté vers la révélation. Reste la question de la foi. Ici, Montuclard réaffirme le danger d’un prosélytisme maladroit basé sur l’utilité de Dieu dans la quête de la liberté ou la réussite de la révolution: « ‘Prenez-en votre parti, ou alors renoncez à l’évangélisation. L’incroyant ne reconnaîtra votre Dieu que le jour où il pourra entrevoir qu’en servant les valeurs de la vie - celles auxquelles il s’est donné, lui, - il a indirectement fait l’apprentissage du service de l’Eternel.’ »471 Finalement Montuclard se collette une fois de plus avec la question de l’athéisme qui le taraude et sous-tend toute sa réflexion. Mieux, c’est de ses considérations sur l’athéisme qu’il tire une critique et une leçon adressées aux croyants : « ‘Ou les chrétiens vivent en intense communion à tout le Peuple de Dieu ou ils abîment l’Eglise. Et, s’ils ont abîmé l’Eglise, ce n’est par rien d’autre que par un réveil de la foi du Peuple de Dieu que s’accomplira le renouvellement’ ». Comment susciter ce réveil ? D’abord en participant au mouvement de l’Eglise (« ‘Tant que l’Eglise ne coïncide pas tout à fait avec le Peuple de Dieu - et cela ne sera pas avant la fin des temps - je n’ai pas le droit de rester en place’ »472) ; puis en refusant tout esprit de conquête pour lui préférer la disponibilité à « ‘reconnaître et assumer les valeurs que servent les hommes [ pour] les aider à reconnaître et assumer la vocation qu’ils ont reçue de Dieu’. »473 ; enfin en aidant l’Eglise à ne pas être confondue avec une culture ou un parti, en faisant que l’incarnation de l’Eglise ne tourne ni au naturalisme, ni au cléricalisme. En somme, la figure de l’athée doit inciter le chrétien à un examen de conscience : « ‘La purification qu’accomplit le monde moderne et qui, en fin de compte, tend peut-être moins à rejeter Dieu qu’à lui restituer son ineffable mystère, oblige le monde chrétien à une purification parallèle.’ »474

Le huitième Cahier, qui sort un an plus tard, au printemps de 1948, reprend la même thématique de rénovation ecclésiale, mais dans une tonalité plus prudente et plus nuancée, même si le cahier présente, réuni par François Le Guay, un florilège d’écrits de Voltaire, Nietzsche, Proudhon ou Jaurès, dénonçant « le scandale de l’Eglise ». Dès l’avant-propos, signé JE, est stigmatisée une impatience immodérée devant le vieillissement des structures de l’Eglise. Non que celle-ci soit mise en péril par ces impatients : la crainte est plutôt de voir se développer ainsi, soit une dérive purement spirituelle détachée de l’organisation ecclésiale, soit un réformisme futile et vain qui ne s’attache qu’à promouvoir une Eglise conforme à ses desseins politiques. La mise en garde à l’égard des chrétiens progressistes est à peine voilée. Ce n’est que le début d’un long débat, fraternel mais sans concessions, avec ceux qui, à l’UCP, seraient tentés de préférer à la rénovation de l’Eglise un alignement de la hiérarchie sur leurs options temporelles. L’inquiétude n’est pas moins grande vis-à-vis du contexte politique. La conjoncture, tant internationale (coup de Prague et structuration du Kominform) que française (débuts du procès Kravchenko) indique que la fracture de 1947 s’installe durablement. Ce climat d’affrontement idéologique risque, en crispant les positions, de compromettre les audaces nécessaires à une transformation profonde des structures et des mentalités religieuses. Le Cahier va s’attacher à préciser « les conditions d’un vrai renouvellement », pour reprendre le titre de l’article du père Congar qui clôt le volume.

Montuclard, en effet, a fait appel à des spécialistes, aux côtés des habituels rédacteurs. On peut relever la facture très dominicaine du Cahier : sur sept contributions, quatre sont produites par des religieux de l’Ordre, les pères Chenu, Congar, Desroches et Montuclard lui-même, les trois autres étant signées par des membres de JE : François Le Guay, Paul Manesse et Jacques Roze. Visiblement, les préventions des premiers temps de la revue à l’égard d’une trop visible allégeance à l’Ordre - préventions exprimées tant du côté de l’Ordre que de JE - n’ont plus cours en 1948. Ce n’est pourtant pas dans cette direction qu’il faut chercher la cohérence de la liste des auteurs, mais comme à l’accoutumée, dans la compétence de chacun d’eux dans son domaine. Depuis sa « ‘conclusion théologique à l’enquête sur les raisons actuelles de l’incroyance’ », parue dans La Vie intellectuelle en 1935475, le père Congar s’est imposé comme une autorité dans la réflexion sur la rénovation ecclésiale476, au-delà des aspects oecuméniques qui l’accaparent plus directement. Après la guerre et dès son retour de captivité, il reprend sa place dans le bouillonnement intellectuel du moment. En décembre 1946, sous le titre « ‘Sacerdoce et laïcat dans l’Eglise’ », il donne dans La Vie intellectuelle un article développé l’année suivante dans un ouvrage co-signé avec le jésuite François Varillon.477

En janvier et février 1948, dans les Etudes, il reprend les points les plus délicats478 et pose ainsi ses premiers Jalons pour une théologie du laïcat, ouvrage publié finalement en 1953479. C’est donc tout naturellement que le père Montuclard s’adresse à lui, même si le théologien ne fait pas partie du premier cercle des sympathisants480 et finit, après plusieurs relances auprès d’un Congar écrasé de travail, par obtenir une contribution qui est en fait « ‘un morceau de ’ ‘Vraie et fausse réforme’ ‘ ’»481 achevé depuis deux ans et qui doit paraître sous peu482.

L’auteur se prononce résolument pour la réforme, même s’il introduit une distinction entre une adaptation mécanique au monde moderne qui aboutirait au schisme et un changement qui respecte l’identité de l’Eglise, un « développement » selon la terminologie élaborée par Newman et dont il s’inspire directement. La condition de la réussite de cette réforme est un retour à la tradition, en tant que ‘« continuité du développement depuis le don initial et l’intégration dans l’unité de toutes les formes que ce développement a prises et présente actuellement’ »483. Elle n’est donc ni respect à la lettre d’une forme partielle de la pensée chrétienne, ni attachement à une forme datée de celle-ci : c’est là respectivement l’erreur des fondamentalistes et des traditionalistes. Quant aux Lamennais, Loisy, Sangnier, ils ont échoué par une insuffisante prise en compte de la tradition de l’Eglise. Autrement dit : réformer, oui, mais il y faut de la patience, des délais, du discernement. ‘« L’oeuvre de la vie est toujours initiative et risque ’», mais à ne pas les mesurer, on finit par rater le but. Et Congar de conclure, en citant le jésuite Emile Mersch, auteur en 1944 d’une Théologie du corps mystique appelée à une grande notoriété : « ‘C’est faute de squelette que certains animaux doivent s’entourer de carapace’ »484.

Le père Chenu se livre, quant à lui, à un tour d’horizon de toutes les tentatives réformistes qui travaillent l’Eglise. Appuyant sa réflexion sur « l’Eglise comme mystère », et sur un nécessaire « retour à l’Evangile » - deux thèmes chers à son collègue Congar - , Chenu se place dans une perspective fondamentalement historique, qui reprend les grandes idées de Maritain et lui permet de conclure à l’avènement d’une époque propice pour « ‘ressaisir dans sa pureté le levain évangélique’ »485. Alors que l’Eglise de Grégoire VII ou de Bellarmin était empêtrée dans le politique, celle de Pie XII se définit par sa réalité mystique et sa transcendance. Cette « ‘loi de spiritualisation des successives chrétientés dans les successives incarnations de l’Eglise’ »486, parallèle au mouvement de l’histoire vers un monde profane, n’est pas, paradoxalement, un obstacle à l’incarnation : elle en est au contraire la condition. Retrouvant ici les préoccupations missionnaires d’une inculturation « ‘dans la pureté et la liberté de la grâce’ »487, Chenu en appelle, non pas à un spiritualisme désincarné, ni à un « archéologisme » fondamentaliste, mais à « ‘une attention confiante aux nouvelles structures de la société par le souci de détecter les communautés naturelles que, depuis la simple communauté de voisinage jusqu’aux vastes fédérations de travail, les hommes tentent de construire ’»488. Placé dans le droit fil de Maritain, il n’est pas étonnant que le propos recoupe par maints aspects les préoccupations fondamentales de Montuclard : contre des institutions confessionnelles, pour une « assomption » des réalités humaines , pour une insertion authentique des chrétiens dans la vie temporelle, Chenu allant jusqu’à parler de « décléricalisation de la grâce ». C’est d’ailleurs à ce thème, récurrent dans toute son oeuvre, que le clerc Montuclard consacre sa contribution au Cahier. Il s’emploie à distinguer dans les structures religieuses entre ce qui relève de l’institution (une Eglise-société) et ce qui relève de la réalité vivante (une Eglise-corps, corps biologique et pas seulement corps mystique). Sans dénier à la hiérarchie une place dans ces deux sphères, ni revendiquer une quelconque autorité pour le laïcat, il montre combien ce dernier est dépositaire de la vie de l’Eglise. Résultat : quel pouvoir juridique le laïcat réclame-t-il, alors qu’il dispose de facto du pouvoir de vie et de mort sur l’Eglise ? Il en découle une sorte de code de bonne conduite : « ‘Une entreprise, une option personnelle, ne sont jamais absolument adéquates, absolument opportunes, tant que la communauté, la partie vivante de la communauté du moins, ne l’a pas sinon adoptée, du moins implicitement admise. L’opposition ou l’incompréhension d’une fraction notable de la communauté est toujours une invitation à reconsidérer quelquefois le fond, mais presque toujours la forme des initiatives que l’on prend’ »489. Ces lignes surprendront peut-être si l’on a à l’esprit le Montuclard franc-tireur de 1953, mais elles rappellent opportunément le souci si souvent manifesté d’obtenir la caution et l’engagement de l’Eglise hiérarchique vis-à-vis de ses recherches, comme en témoigne la « ‘chasse à l’imprimatur’ » que mène le dominicain à chaque publication. Elles font écho aussi à des propos de 1939 adressés depuis Montverdun par le religieux à son supérieur : ‘« Je ne suis qu’en apparence un dissident ’».490

Reste que cette obéissance ne saurait s’entendre comme une soumission. Dans une Eglise vivante, c’est de communion qu’il s’agit et s’il existe une coupure entre les fidèles et la hiérarchie, « ‘c’est moins l’indépendance des laïcs qui a élevé cette séparation que l’excès de leur passivité. ’»491 La passivité, les routines, les préjugés politiques : voilà les tares mortifères d’un laïcat médiocre. On en déduit, a contrario, les vertus des laïcs en l’Eglise : vitalité, initiative et liberté. Les sous-titres de l’article ne laissent pas davantage de doutes sur la pensée d’ensemble (l’Eglise, corps-vivant ; le pouvoir du laïcat ; la place de l’initiative), même si l’auteur doit user des précautions d’usage. Il n’empêche qu’il ne s’agit pas de perdre de vue l’essentiel : fidélité au Saint- Esprit et ouverture à l’histoire. Le reste est critiques vaines, revendications sans objet, tâtonnements et impatiences. Nous voilà bien dans la tonalité de la Lettre aux impatients, signée quelques mois plus tôt.

Notes
466.

Cf n° spécial d’Esprit, «Monde chrétien, monde moderne», août - septembre 1946.

467.

Catalogue de Jeunesse de l’Eglise, feuillet de quatre pages, janvier 1947.

468.

Les traductions courantes (Segond, Osty...) transcrivent par « incrédulité ».

469.

Lev., XXVI, 12.

470.

Je serai votre Dieu..., page 161.

471.

Ibid, page 163.

472.

«... Et vous serez mon Peuple.», page 171.

473.

Ibid.

474.

« Je serai votre Dieu... », page 163.

475.

VI, n° 37, 1935, pages 214-249.

476.

«Le problème de Congar, c’est l’Eglise, ou plus précisément l’insertion de celle-ci, jugée insuffisante, dans le monde du XXème siècle.» Etienne Fouilloux, « Nécrologie d’Yves Congar », Universalia 1996, Encyclopaedia Universalis, page 486.

477.

Yves Congar et François Varillon, Sacerdoce et laïcat dans l’Eglise, Editions du Vitrail, Paris, 1947.

478.

Etudes, Janvier 1948, pages 42-44 et février 1948, pages 194-218.

479.

Paris, Mame, 386 pages.

480.

Le père Congar se montrera toujours très circonspect sur les orientations de Jeunesse de l’Eglise, ce qui ne l’empêchera pas de témoigner à Montuclard son soutien fraternel lors de la crise de 1953.

481.

Lettre du père Congar au père Montuclard, 6 novembre 1947, F.M., 4, 3, 110.

482.

L’ouvrage paraît finalement en 1950. Yves Congar, Vraie et fausse réforme dans l’Eglise, Paris, Le Cerf, 1950.Réédition 1969, 572 pages.

483.

Page 156.

484.

Emile Mersch, La théologie du corps mystique, Paris-Bruxelles, 1944, tome 2, page 97.

485.

« Corps de l’Eglise et structure sociale », Cahier 8, page 151.

486.

Ibid.

487.

Ibid, page 153.

488.

Ibid, page 151.

489.

« Vivre l’Eglise », Cahier 8, page 32.

490.

Lettre du père Montuclard au père Crozier, Montverdun, F.M., 8, 5, 4.

491.

« Vivre l’Eglise », Cahier 8, page 29.