Le document prend la forme d’une épître, adressée « aux amis d’Annecy et de Grenoble ». Texte court de 80 pages, au format de poche (12 x 19), muni de la mention « Clairbois, le 1er août 1947 », il se veut la version publiée d’une correspondance privée avec des militants croisés par Montuclard au gré de ses déplacements à la rencontre des groupes de Jeunesse de l’Eglise et chez qui il retrouve trop souvent le même drame personnel : le divorce entre l’Eglise et le monde moderne, vécu comme un déchirement. Au travail, dans les associations et les syndicats, mais aussi dans leur propre conscience, ils souffrent terriblement de cette coupure qu’ils ressentent entre l’homme et le chrétien. A ces chrétiens qui ont choisi le compagnonnage avec les incroyants et particulièrement avec les marxistes, et pour lesquels Montuclard confesse son affection, il conseille d’oser aller jusqu’au bout de la démarche entreprise. Leur malaise vient du fait qu’ils se trouvent au milieu du gué : ils se sont engagés dans le monde et demeurent fidèles à l’esprit du christianisme, mais leurs habitudes religieuses ne correspondent plus ni à leur exigence de sens, ni à leur expérience d’authenticité. « ‘Il faut en prendre votre parti. Vous avez commencé d’opter : optez jusqu’au bout’ »492, conseille Montuclard, pour qui ces chrétiens incarnent non pas tant un éloignement vis-à-vis de l’Eglise qu’une conversion encore insuffisante à un christianisme authentique. Comme il l’écrit sans détour et de manière apparemment paradoxale : ‘« Vous êtes, vous aussi, à ré-évangéliser ».’ Manière de leur reprocher, à eux qui se disent des chrétiens « avancés », un attachement à des conceptions et à des pratiques dépassées. Si l’on perçoit confusément que, derrière les préceptes, les règles de conduite, les consignes et les rites, se cache la réalité profonde du christianisme et de l’Eglise, il ne faut plus se contenter de la façade, mais vouloir connaître le coeur de l’édifice. « ‘J’ai peur que, croyant toucher les murs du Temple, nous n’ayons contact qu’avec l’ornementation et les revêtements’ »493. Mais cette quête est gênée justement par l’accumulation de tout ce qui fait écran entre le chrétien et la vérité. Les siècles qui ont repensé et réorganisé le christianisme ont fossilisé et recouvert la révélation originelle. Ils ont aussi isolé les chrétiens en les enfermant dans un cocon protecteur, un ghetto. Sur le fond, le texte de Montuclard va fort loin, malgré des précautions stylistiques au demeurant bien minces. Porté par la nostalgie de l’Eglise des temps apostoliques – une Eglise vraiment militante et fraternelle -, il se laisse aller à célèbrer un mythe largement reconstruit. Il a beau opposer les traditions à la Tradition, qu’il associe à l’Esprit et au Mystère, l’héritage des siècles passés est en grande partie rejeté pour sa lourdeur (« ‘Nous qui le recueillons, nous en sommes accablés, paralysés, et surtout distraits de ce qui est l’essentiel’ »), voire pour ses dangers : « ‘Automatiquement sanctifiés, si nous y restons fidèles (...), il devient presque inutile de compter sur Celui, qui, seul, sauve et sanctifie’ ».
Mais alors, quel moyen d’accéder au coeur du mystère ? Deux, selon Montuclard. Tout d’abord, la liberté spirituelle. Le mot est lâché ! Cette liberté du chrétien, dont Jeunesse de l’Eglise fit un de ses fondements et que le mouvement ne cessa de revendiquer contre vents et marées, quelle est-elle ? En vérité, selon Montuclard, elle est tellement ignorée dans l’Eglise qu’elle est difficile à définir autrement qu’en tournant au positif la situation d’ » ‘esclave spirituel ’» dans laquelle de chrétien contemporain se trouve placé. Ce chrétien libéré serait capable ‘« de n’accomplir que des choses qu’il posséderait au dedans de lui-même, qu’il aurait faites siennes, qui sortiraient de ses convictions les plus personnelles ; (...) celui-là serait un homme au-dedans, une homme du dedans (...) auquel le ’ ‘dehors’ ‘ : la loi, la société, les passions mêmes, n’arracheraient jamais ni une pensée, ni une parole, ni une décision ... ’»494 . En somme, Montuclard trace ici la figure du chrétien parfait dont saint Paul dit que, pour lui, il n’est pas de loi et qu’il peut tout juger. Là encore, le terrain est périlleux : quelle distinction y a-t-il entre cette conception et le libre examen que la hiérarchie condamne au nom de la suprématie du magistère ?
L’autre versant de la transformation à accomplir est un renouvellement de la conception des rapports entre l’Eglise et l’histoire. Ici, Montuclard reprend les conclusions du septième Cahier, et plus précisément de sa contribution « Médiation de l’Eglise et médiation de l’histoire ». A une vision tantôt cléricale (qui subordonne le monde à l’Eglise), tantôt païenne (qui proclame la rupture entre l’histoire et le dessein divin), il est temps de substituer l’idée d’une réalité dans laquelle les sphères spirituelles et temporelles, distinctes et indépendantes, sont réunies dans l’unité supérieure de la royauté universelle du Christ.
De ces directives, découlent les orientations concrètes : accomplir des réformes de structures ? Se lancer dans l’action ? Certainement pas ! Montuclard retrouve ses anciennes préventions contre les transformations de façade et les dangers de l’extériorisation. Ce n’est pas dans le faire mais dans l’être que doivent s’accomplir les changements radicaux. Pour cela, il revient une fois de plus en de longues pages sur le primat de la foi, entendue comme l’ouverture à la vie du Christ en soi. Cette foi qui, seule, peut sauver du conformisme, de l’appauvrissement spirituel, du ghetto catholique et de l’aliénation religieuse. « ‘N’entrevoyez-vous pas tout ce que la foi pourrait vous apporter ? Ce qu’elle vous apporterait, c’est la possibilité de rendre votre christianisme neuf et, du même coup, plus authentiquement « chrétien ». Vous auriez par elle la certitude que le christianisme est autre chose encore que l’ensemble des préceptes, des usages, des opinions, sous lesquels il se présente d’habitude à vous. Par l’expérience de la foi, vous entreriez dans un autre monde, plus vrai, plus profond, où se découvrirait la relativité de toutes ces superstructures. Au lieu d’être écrasés par elles, vous les domineriez. Ce n’est plus à rien de tout cela que vous croiriez, mais à Dieu, à Dieu vivant en vous. ( ...) Dès lors, il vous serait impossible de tracer vos lignes de conduite simplement en vous conformant (...). Désormais, votre percée serait faite vers la vraie liberté. ’»495
Placer la foi au centre de toute la vie, voici le mot d’ordre. Quant aux moyens, ils résident d’abord dans l’étude approfondie et dans la méditation de l’écriture (la lectio divina monastique), ainsi que dans une attitude de foi en toutes circonstances : pratiques religieuses, réflexion morale, réaction face aux événements, activités profanes mêmes.
Cela dit, le programme de Montuclard n’est pas un illuminisme : ‘« Que répondrait la foi, si vous l’interrogiez sur l’opportunité du pluralisme syndical, sur la rivalité des deux écoles, sur une difficulté de la vie conjugale, sur un vote... ?496 ’ ». A l’influence de la foi doivent s’ajouter les indications du réel. Encore faut-il savoir en déchiffrer le mouvement, autrement dit le sens de l’histoire. Cette croyance en un sens de l’histoire puise chez Montuclard à deux sources : l’une, psychologique, issue de la constatation que la mise en perspective dynamique donne cohérence et relief au bruit et à la fureur de la réalité humaine ; l’autre, théologique, selon laquelle Dieu a assigné à l’histoire une fin vers laquelle il l’achemine. Là aussi, tout un travail de méthode est à accomplir. Le premier volet consiste en l’acquisition de la connaissance la plus vaste possible dans les domaines les plus divers, afin de permettre l’interprétation juste du moindre fait et de le comprendre réellement, en lui-même et dans ses rapports avec l’ensemble. Mais cette approche est insuffisante si elle est seulement acquise par un savoir médiatisé. Il lui faut aussi la connaturalité, c’est-à-dire l’estimation spontanée, la connaissance intime, par disposition naturelle ou par effort.
On voit aisément l’aboutissement d’un tel raisonnement : pour discerner le vrai sens de l’histoire, il faut être immergé dans son cours, « ‘toujours accordé à cette exigence de progrès humain qui travaille l’histoire ’», écrit Montuclard. C’est là le moyen d’être, d’exister vraiment, comme homme et comme chrétien. C’est la justification de l’engagement du chrétien dans la vie de la cité et la marche de l’humanité vers son salut. Un esprit malveillant pourrait y voir une dérive naturaliste, mais un tel reproche serait prévenu par l’appel vibrant à l’approfondissement de l’attitude de foi lancé en corollaire. En somme, Montuclard résume ici, pour la première fois de manière synthétique, tout l’appareil conceptuel mis au point dans les Cahiers 6 et 7 497 et qui fondent la recherche menée alors à Petit-Clamart, appuyée sur la double médiation des événements et de la foi. A cette synthèse théorique, il ajoute des considérations précises sur les conditions de vie à adopter pour favoriser cette nouvelle expression du christianisme que « les impatients » et lui-même appellent de leurs voeux. Considérations très pratiques, car il ne s’agit pas d’avoir des idées sur la question, mais d’être ces chrétiens d’un type nouveau. Ces mesures pratiques se résument en trois mots : rupture, dépaysement, communautés. « ‘Tant que vous pactiserez, si peu que ce soit, avec les partis-pris, les sentiments conventionnels, les habitudes mortes, les synthèses trop faciles, le moralisme étouffant, à plus forte raison avec les hypocrisies et les égoïsmes du monde christiano-bourgeois auquel vous lient de tant de manières encore l’usage de l’argent, l’esprit de famille, le luxe et le confort, la direction d’une entreprise, l’engagement politique aussi bien que vos pratiques et votre mentalité de chrétien..., vous acquerrez peut-être des idées neuves, vous vous décernerez alors avec satisfaction un brevet de révolutionnaire, vous n’aurez certainement pas réussi à libérer en vous les véritables sources.’ »498
Montuclard a conscience de demander beaucoup, mais n’est-ce pas là le coeur du message chrétien, depuis l’injonction originelle faite à Abraham (« ‘Va t’en de ton pays, de ta patrie et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai ’»499) jusqu’à la demande du Christ à ses disciples : « ‘Va, vends tes biens et suis-moi’ »500 ; «‘ Laisse les morts ensevelir les morts ’»501 ; « ‘On ne met pas de vin nouveau dans de vieilles outres’ »502. Cet appel au dépaysement radical a trouvé à s’épancher des siècles durant dans le monachisme, mais la formule est-elle encore satisfaisante ? Pour rompre vraiment avec les routines et les mentalités anciennes et pour assumer la participation des chrétiens à l’élaboration du monde nouveau qui naît, il est temps d’inventer de nouvelles communautés spirituelles, plantées au coeur du monde moderne. De jeunes bourgeois y retrouvent le sens de l’Eglise et réapprennent les qualités humaines. Comment ? Par la fréquentation du monde ouvrier, qui incarne la solidarité, le naturel, la vitalité. « ‘Tout le monde n’est pas apte à se faire ouvrier (...). Tout le monde n’a pas la possibilité d’habiter du moins un quartier ouvrier’ », concède Montuclard, mais le message est clair : à côté de la redécouverte d’une foi authentique, le messianisme de la classe ouvrière est l’un des vecteurs de la rédemption. De fait, le « passage aux barbares » constitue le coeur du message contenu dans cette longue lettre.
Le document eut aussitôt un grand retentissement. Jean-Jacques Kirkyacharian, qui entre à ce moment-là en contact avec Jeunesse de l’Eglise, parle d’»‘un pamphlet avec un vrai style, qui eut l’effet d’une bombe dans les milieux chrétiens, bien au-delà du petit cercle des groupes J.E. Tout le monde l’avait lu ! »’ 503... du moins dans les sphères sensibilisées... Le mensuel protestant Foi et Vie le compare à L’affrontement chrétien d’Emmanuel Mounier.
Lettre aux impatients, page 16.
Ibid, page 24 .
Ibid, page 27.
Ibid, page 47.
Ibid, page 52, Montuclard ajoute, afin que les choses soient bien claires, et de manière un brin provocatrice : « ... et même sur la façon de se confesser, de prier ou de participer au sacrifice eucharistique ».
L’incroyance des croyants et Délivrance de l’homme.
Lettre aux impatients, page 71-72.
Gen., 12, 1.
Lc, 18, 22.
Mt, 8, 22.
Mt, 9, 17.
Entretien avec l’auteur, Grenoble, 16 octobre 1993. Notons qu’il emploie les mêmes termes que ceux souvent utilisés pour évoquer France, pays de mission ?