3) Le messianisme prolétarien : Le temps du pauvre

En octobre 1948, l’équipe de Jeunesse de l’Eglise fait paraître un neuvième cahier intitulé Le temps du pauvre. Le recueil est dans la veine de La lettre aux impatients, publiée un an auparavant, mais il se propose d’approfondir et d’éclairer le paradoxe contenu dans la notion de pauvreté au regard de la foi chrétienne : d’un côté, la misère doit être dénoncée comme une honte intolérable et la justice sociale recherchée sur terre, dès à présent, au nom du combat pour la fraternité et la délivrance de l’opprimé ; d’un autre côté, le message évangélique présente la pauvreté comme une béatitude et c’est aux pauvres qu’il appartient de recevoir prioritairement l’annonce de la Bonne Nouvelle et la promesse du Salut. Face à cette contradiction, le chrétien peut être tenté par la confusion des plans, entre religion et civilisation, entre Evangile et révolution. Mais la réflexion de J.E. rejette ce faux concordisme, au nom de la distinction entre pauvre et prolétaire. Pour l’équipe des rédacteurs, le pauvre, résigné, tend à s’effacer devant le prolétaire, défini dans le plus pur vocabulaire marxiste par sa mentalité de classe, faite de la conscience de son oppression et de la volonté de lutter contre elle.

Cela dit, la tardive prise en considération du phénomène par les chrétiens peut conduire à un excès de zèle. Hypnotisés par le combat du prolétariat, ceux-ci risquent d’oublier la valeur spirituelle spécifique du pauvre. Reconnaître la figure véritable du pauvre et reconnaître la figure véritable du prolétaire, approfondir et assimiler la réalité de l’une et de l’autre : voilà le but poursuivi dans ce neuvième Cahier. Quant à une conciliation des points de vue, J.E. ne s’y risque pas. Il est déjà assez difficile de ne lâcher aucune des deux réalités. ‘« L’obsédante présence du pauvre métamorphosé en prolétaire rend parfois dérisoire la béatitude privilégiée qui lui est promise et dans laquelle il est déjà entré. L’attraction de la pensée révolutionnaire s’exerce, de plus en plus forte, promettant une solution logique au drame matériel, apportant aussi un surcroît de dignité humaine. Et pourtant la dignité spirituelle du pauvre doit rester une réalité pour le chrétien, sans lui servir d’excuse pour une démission dans l’action sociale.’ » 504

De fait, la facture du recueil reflète la souplesse et l’ouverture du questionnement. L’ensemble est moins structuré que les précédentes livraisons : pas de plan d’ensemble, mais une série de flashs : le fou, le déporté, comme figures du pauvre et de l’opprimé ; pas d’article-manifeste du père Montuclard : celui-ci préfère laisser au père Rideau, s.j., le soin d’une entrée en matière sur « ‘la nécessaire présence des pauvres dans l’Eglise505 ’ » et se fondre dans la liste des signataires, avec une contribution inattendue sur ... « ‘Charlot, le petit homme humilié et joyeux ’». Tout en faisant montre d’une solide culture cinématographique et d’une excellente connaissance de l’oeuvre de Chaplin, il parvient, au terme d’une analyse psychologique pénétrante, à faire du personnage de vagabond risible et touchant, l’incarnation de la grandeur du pauvre. « ‘Charlot n’est pas le commissaire : mais il n’est pas non plus le yoghi(sic) 506. Aussi éloigné de l’un que de l’autre. Aussi étranger à Nietzsche’ ‘ qu’à Gandhi’ ‘, Charlot est le pauvre qui a consenti à être et qui, dans ce consentement, s’est lui-même réalisé dans la joie’ ».

Là où les critiques ont noté, bien souvent sur le ton de la déploration, l’individualisme de Charlot et son absence de conscience révolutionnaire, Montuclard y voit le signe de son accomplissement : il a transcendé l’oppression par la pauvreté. Il appartient totalement au domaine de l’être, quand le croyant, qui possède au moins encore son credo, se situe, lui, dans la sphère de l’avoir. Par là, Montuclard n’hésite pas à le voir comme une manière de saint. Il en fait aussi implicitement un modèle admiré, figure d’ » ‘un être qui, sans s’évader des difficultés et des invitations de la vie, vit sa destinée comme accomplie’ ». Cette forme de perfection humaine, de sainteté a-religieuse, on sent bien qu’elle fascine le religieux : ce destin vraiment libre, cette « ‘aventure humaine vécue comme une joyeuse victoire’ », c’est, à ses yeux, le salut de l’homme moderne en train de s’accomplir.

C’est dans cette perspective que, comme pour le Cahier 7, Délivrance de l’homme, la contribution d’auteurs non-chrétiens a semblé indispensable. Le secrétariat de J.E. a donc sollicité la participation de personnalités attentives à la thématique de l’exclusion ou de l’oppression dans le monde contemporain.

A ce titre, Jacques Roze prend contact avec Maurice Merleau-Ponty, qui assure alors, aux côtés de Sartre, la direction effective de la revue Les temps modernes 507. « ‘Les temps modernes’ ‘ nous apportent un message capital (...) et particulièrement vos articles où se retrouve l’exigence d’une promotion de l’homme avec une vision sans illusion cependant des conditions dans lesquelles il doit conquérir sa liberté. ’»508 Mais la contribution demandée ne sera pas rédigée. On peut cependant penser que le texte de Francis Jeanson qui clôt le numéro509 est venue remplacer le papier non fourni de Merleau-Ponty. L’auteur est d’ailleurs clairement étiqueté par les concepteurs du Cahier comme existentialiste : collaborateur aux Temps modernes – il en est alors le gérant – et auteur d’un ouvrage sur La morale de Sartre. Son article est précédé d’une contribution de Robert Antelme, signalé au lecteur comme membre du parti communiste et auteur de L’espèce humaine 510. L’ouvrage, publié l’année précédente a été aussitôt plébiscité par la critique et le public comme un témoignage essentiel sur la déportation et la vie des camps. C’est d’ailleurs en grande partie sur ce thème qu’Antelme construit son propos, intitulé, ‘« Pauvre – prolétaire – déporté’ »511, en faisant de la relation entre le SS et le déporté la manifestation paroxystique du rapport entre le riche et le pauvre et le lieu où se rejoue la transformation du pauvre en prolétaire.

La démonstration tend à souligner qu’il n’y a pas de différence de nature entre le régime « normal » d’exploitation et celui des camps, car l’un et l’autre reposent sur le même mépris de l’homme : « ‘Le camp est simplement l’image nette de l’enfer plus ou moins voilé dans lequel vivent encore tant de peuples’ » .512 Mais elle proclame aussi, dans la plus classique rhétorique marxiste, la distinction entre le pauvre, totalement démuni, car sans conscience manifestée de sa situation d’exploité, et le prolétaire qui est un pauvre éveillé, un pauvre conscient. « ‘Quand le pauvre est devenu prolétaire, le riche est devenu SS. Et quand le riche est devenu SS, le pauvre, qui est resté le pauvre, n’a pas pu se maintenir dans cette situation du pauvre, il est devenu un ennemi du prolétaire. Ou bien, il a immédiatement consenti à sa propre mort. Celui que l’on a nommé le déporté a bien été l’homme le plus démuni, mais n’a jamais été le pauvre. Vouloir vivre, rien que cela suffisait à en faire un prolétaire (...). Pas un pauvre-déporté, croyant ou non, qui n’ait été, autrement dit, un prolétaire.’ »513

Il est toutefois intéressant de noter que Robert Antelme n’est pas un communiste quelconque. Même s’il est alors un permanent du Parti, il ne fait déjà pas à l’époque figure de communiste orthodoxe. Lui et ses amis de la rue Saint-Benoît – Marguerite Duras, son ex-épouse ; Dyonis Mascolo, pressenti lui aussi pour une contribution aux Cahiers  ; Edgar Morin ; Claude Roy, etc... - se sont signalés dès 1946 à la vigilance des idéologues du parti par leur anti-conformisme. Surtout, en 1947, leurs prises de position dans l’affaire Vittorini marquent leur attitude critique vis-à-vis du dogmatisme jdanovien qui commence à sévir alors514. Tout en restant officiellement fidèle à la ligne du Parti, le GEM (groupe d’études marxistes) multiplie les initiatives contestataires. Peut-on penser que les membres de Jeunesse de l’Eglise, même s’ils n’appartenaient pas au sérail, ignoraient tout de ces péripéties ? Surtout que l’affaire a largement débordé le microcosme des intellectuels encartés, avec la lettre adressée par Vittorini à Togliatti et publiée dans le numéro d’Esprit de janvier 1948. Déjà en mai 1947, Dyonis Mascolo et Edgar Morin avaient signé, dans les Lettres françaises, un entretien avec l’intellectuel italien dans lequel celui-ci tenait des propos peu équivoques : « ‘La ligne de partage entre réaction et révolution dans la sphère de la culture ne s’identifie pas avec la même ligne de partage en politique’. »

Certes, le témoignage postérieur de Jacques Roze515, en infirmant l’idée d’une démarche ciblée de Jeunesse de l’Eglise auprès de communistes contestataires, minimise la portée de l’épisode. Certes, c’est sans doute l’expérience de l’ancien déporté plus que celle du communiste qui intéressait l’équipe de J.E., notamment le fait qu’il ait pu puiser dans ses valeurs de non-croyant la force et l’espérance nécessaires pour surmonter l’épreuve des camps. Toutefois, on relèvera avec intérêt que Jacques Roze avait pris langue également avec Dyonis Mascolo516 et qu’il motivait ainsi sa demande de collaboration au Cahier sur les pauvres : ‘« Nous tenions vivement à avoir l’écho de la requête marxiste en ce domaine’. »517

En tout cas, on notera que les contacts que nouent J.E. avec l’intelligentsia communiste passent plutôt, même si cela n’est pas le fruit d’une stratégie préméditée, par le biais de clercs réticents au dogmatisme culturel (Antelme, Mascolo, mais aussi Georges Mounin ou Pierre Hervé) qu’avec les défenseurs d’un jdanovisme à la française, tels Laurent Casanova ou Jean Kanapa, avec lesquels elle n’eut jamais à faire.

Toujours est-il que la réflexion menée dans ce Cahier est marquée par une grande rigueur théorique et une approche très intellectualisée – à la fois théologique et philosophique de la question -, sans concessions à des considérations morales simplificatrices. J.E. est décidément fidèle à sa réputation de revue d’accès difficile et ce n’est pas la contribution de Gabriel Marcel, ‘« Note pour une métaphysique de l’acte de charité’ » qui le démentira.

C’est le même parti pris théorique qui se retrouve dans l’étude de l’action missionnaire de l’Eglise à l’égard des pauvres. A côté d’une interview menée par Marie Aubertin auprès de plusieurs aumôniers de J.E.C. où sont posées sans ambages les questions fondamentales auxquelles le mouvement est confronté  - Comment ne pas devenir un parti révolutionnaire ? Comment ne pas devenir l’Eglise des pauvres ? - la parole est donnée à « ‘un prêtre missionnaire ’»518 (c’est ainsi qu’il signe son article) à propos de la mission de l’Eglise envers les pauvres et de la mission des pauvres dans l’Eglise. Mais ici, les considérations concrètes et la réflexion stratégique sont remplacées par une vision proprement mystique du prolétariat. Le propos est introduit par une analyse à visée sociologique qui distingue trois groupes au sein du monde du travail : à une extrémité du spectre, les sous-prolétaires, écrasés par la misère, proie aisée, mais illusoire, pour la mission : ils sont faciles à toucher car habitués à la protection et à l’aumône, mais leur être profond est bien souvent hors d’atteinte ; à l’autre extrémité, les « séparés », qui cherchent, par des stratégies personnelles ou familiales, à échapper à leur condition de prolétaire. L’auteur n’a pas de mots assez durs pour les décrire et pour égratigner au passage l’Eglise qui leur offre une bonne conscience pharisienne. Entre ces deux extrêmes, le « Mouvement ouvrier », avec une majuscule. « ‘C’est le peuple, la cité humaine, avec son coeur commun, sa solidarité, son âme mystique, sa conscience de corps (...) ; jamais nous n’y avons rencontré de haine, parce que ce peuple vit dans la solidarité, dans la communion et l’espérance. Et la peur seule crée la haine.’ »

Ces considérations appellent plusieurs remarques. Premièrement, ce découpage sociologique diffère nettement du tableau fréquemment dressé qui distingue une élite consciente, constituée par le prolétariat organisé de la mine et de la grande industrie, et une masse encore inconsciente. Analyse implicite dans maintes visions du monde ouvrier, qu’elles soient d’origines communistes ou chrétiennes progressistes. Mais, et c’est la deuxième constatation, ce peuple n’en est pas moins paré de toutes les vertus et surtout de la plus belle de toutes, le sens de la communauté. Troisièmement, enfin, avec la rencontre du monde ouvrier est venue pour l’Eglise l’heure de vérité, tant ses exigences seront radicales, loin des faux-semblants bourgeois : « ‘C’est ce peuple ouvrier qui posera aux prêtres, à l’Eglise et à Dieu la condition ’ ‘sine qua non’ ‘ de vivre vrai et de réaliser la Vérité et l’Unité dans leur vie. (Quelle différence avec les qualités fonctionnelles que les riches nous demandent !) Sans haine, sans préjugé et sans conformisme, les prolétaires demandent de montrer par notre vie silencieuse, ce que nous avons « dans le ventre »’ ». 519 Par là, l’auteur en revient aux thèmes récurrents de Jeunesse de l’Eglise : les chances d’une présence chrétienne au coeur du monde moderne se mesureront à la capacité des chrétiens eux-mêmes à montrer, par leur vie, la valeur de la foi. Et l’article se conclut sur ces mots : « ‘Il faut montrer [ aux pauvres de ce monde ], vivant dans notre chair, l’Evangile du Royaume. ’ ‘Ut digne ac competenter annuntiem Evangelium tuum.’ ‘ ’»

Notes
504.

Wenceslas Baudrillart, op. cit. page 177.

505.

Le père Rideau avait déjà signé un article remarqué dans le Cahier 7. Il est alors surtout l’auteur d’un ouvrage paru en 1947 et dont le titre vaut d’être ici rappelé : Séduction communiste et réflexion chrétienne.

506.

Allusion aux ouvrages d’Arthur Koestler, Le zéro et l’infini (Calmann Lévy 1945), dans lequel l’auteur utilise cette métaphore pour illustrer les deux attitudes face à l’oppression et au désordre social : fuite ou transformation révolutionnaire ; Le yogi et le commissaire (Charlot 1946), où il répondait aux attaques virulentes dont il avait été l’objet, notamment celle de Sartre dans le numéro d’octobre 1946 des Temps modernes.

507.

Lettre de Jacques Roze à Maurice Merleau-Ponty, 12 mai 1948, F.M., 4, 2, 20.

508.

Ibid, page 1.

509.

« Conscience de la pauvreté, pauvreté de la conscience », Cahier 9, pages 109 à 124.

510.

Robert Antelme, L’espèce humaine, Editions de la Cité universelle, Paris, 1947, 306 pages.

511.

Cahier 9, pages 103 à 108.

512.

Ibid, page 107.

513.

Ibid, pages 106 et 107.

514.

Elio Vittorini, romancier et rédacteur en chef de l’Unita, a été désavoué par la direction du PCI pour avoir publié Hemingway, Joyce et Kafka et pour avoir dénoncé les conséquences culturelles de la stratégie jdanovienne.

515.

Entretien téléphonique, 4 juillet 2000.

516.

Lettre de Jacques Roze à Dyonis Mascolo, 10 mai 1948, F.M., 4,2,22.

517.

Finalement, le projet n’aboutira pas.

518.

Nous avons de bonnes raisons de penser qu’il s’agit de l’abbé Depierre.

519.

« La mission et les pauvres », Cahier 9, page 51.