En juillet 1949, paraît aux Editions ouvrières, Signification du marxisme, du père Desroches. Celui-ci, brillant second du père Lebret à Economie et Humanisme, s’est imposé depuis les lendemains de la guerre comme un des meilleurs spécialistes catholiques de la pensée de Marx520. Toutefois, en raison de ses positions jugées de plus en plus éloignées de la doctrine de l’Eglise en matière sociale, il est, dès cette époque, en délicatesse avec le père Lebret et tend à se rapprocher de Jeunesse de l’Eglise.
Si dix ans d’âge les séparent,521 Desroches et Montuclard se connaissent cependant de longue date : le premier fut, au studium de Saint-Alban-Leysse, l’élève du second. Le maître a conservé un souvenir fort de son disciple : le jugeant tantôt génial, tantôt « à côté de la plaque », il le notait soit 0, soit 20/20 !522 Les deux hommes éprouvent estime et affection l’un pour l’autre. L’association étroite du père Montuclard à la rédaction de Signification du marxisme 523, au cours du printemps 1948, offre une excellente occasion de préciser ses positions sur le marxisme en l’absence de textes d’époque rédigés sur la question. Eclairage d’autant plus précieux que, sur ce sujet sensible, les interprétations postérieures et les approximations de la mémoire forment un écran de fumée opaque et déformant.
On sait que, même s’il est, pour une bonne part, constitué d’articles déjà parus dans Economie et Humanisme, Idées et forces, Esprit ou les Cahiers de Jeunesse de l’Eglise entre 1946 et 1948, l’ouvrage a connu un long purgatoire puisqu’il ne s’écoule pas moins de dix-huit mois entre la remise pour imprimatur et la publication. Le père Montuclard a été choisi, aux côtés du père Lebret, pour en assurer la censure. Au début de leur collaboration, une certaine distance et le vouvoiement restent de mise, mais les longs échanges sur le contenu de l’ouvrage vont favoriser des relations beaucoup plus amicales et directes. Au fil des critiques des censeurs, notamment de messieurs Enne et Levassor-Berrus, sulpiciens nommés par l’archevêché de Paris, le père Desroches amende son texte et cherche des conseils. Il rencontre Jacques Maritain, le père Chenu... il s’inquiète du climat romain, des réactions dans les sphères épiscopales : ‘« Certains indices me laissent penser qu’une réelle malveillance pèse sur nous’ »524.
Il pense au moins trouver chez Montuclard une oreille compréhensive, quand celui-ci remet son rapport au père Belaud, provincial de Lyon, à qui revient la décision de l’imprimi potest. L’ampleur des critiques laisse Desroches abasourdi. 525 Elles se ramènent essentiellement à trois : nulle part n’est introduite la distinction entre la pensée scientifique de Marx et sa pensée philosophique ; la critique du marxisme n’intervient qu’au moment où se rencontrent marxisme et christianisme - autrement dit, le marxisme n’est pas réfuté en lui-même - ; enfin, la confrontation joue au bout du compte contre le christianisme.
La stupeur du père Desroches est bien compréhensive : les réserves du père Montuclard s’en prennent au fondement même de son ouvrage et surtout semblent nier le projet dans ses intentions mêmes, le livre tout entier cherchant à établir les distinctions entre matérialisme, communisme et athéisme. Quant à l’absence du schéma ‘« exposition du marxisme – réfutation du marxisme’ », comment s’en étonner, puisque Desroches refuse cette réfutation globale et extérieure. En revanche, il pense avoir mené une critique interne constante ‘« pour sauver le marxisme de lui-même (...). Il y a beaucoup de marxismes dans Marx’ ‘. Le fait que ma réflexion est une réflexion chrétienne me conduit perpétuellement à opter pour l’un d’entre eux de préférence aux autres et à montrer que les autres sont des tentations internes dans lesquelles il s’enfermerait – ou on l’enfermerait arbitrairement.’ »526 En fait, le malentendu est total. Ainsi, Montuclard s’inquiète auprès de Belaud : «‘Je crains que le lecteur moyen n’ait l’impression que le marxisme est, en bloc, une vérité indiscutable dont il faut bien que le christianisme tienne compte coûte que coûte ’» et Desroches lui rétorque : « ‘J’espère que le lecteur moyen aura l’impression que le marxisme contient, en bloc, à l’état brut, des vérités indiscutables dont il faut bien que le christianisme tienne compte coûte que coûte’ ».
Du père Desroches cette position ne saurait surprendre. Toute son oeuvre a tendu jusque-là à combattre la réputation d’erreur complète et indiscutable faite au marxisme dans les milieux catholiques. Sauf sur des points précis, comme la négation de la transcendance, c’est au marxisme lui-même qu’il emprunte les outils d’un dépassement de certaines positions jugées systématiques. En d’autres termes, sa critique du marxisme prend la forme d’une autocritique, ce qui en renforce encore la pertinence. Quant à sa prétendue critique du christianisme, il s’en défend clairement : ‘« La critique joue contre les chrétiens, non contre le christianisme (...) au nom d’une exigence chrétienne.’ »527
Face à lui, Montuclard joue avec zèle son rôle de censeur, demande l’ajout d’une préface, fait insérer des précisions, discute paragraphe par paragraphe et l’on est frappé de lire ses craintes d’assimiler le communisme comme système scientifique avec le communisme comme perception prophétique. Comment interpréter cette prudence, qui tranche avec les raccourcis assénés quatre ans plus tard dans Les événements et la foi ? Faut-il y voir le malaise d’un béotien face à la tranquille assurance d’un Desroches à qui la familiarité avec la pensée de Marx permet de faire sereinement les distinctions nécessaires ? Les choses sont plus complexes. Tandis que Desroches admet globalement la valeur de marxisme comme outil d’interprétation économique et sociale, sur la structure de la propriété, la planification, voire la famille, Montuclard n’a pas encore franchi ce pas. S’il lui reconnaît une certaine validité sur des points précis, il refuse d’en faire un système irréfutable. Là où Desroches professe sa séduction intellectuelle à l’égard du marxisme, Montuclard prend acte de son état de « philosophie immanente » du prolétariat et de l’humanité en marche vers sa libération. Il ne se prononce pas sur sa valeur, mais l’appréhende comme un fait historique incontournable dont l’Eglise doit accepter de tenir compte : rien de moins, rien de plus.
Cette différence dans l’approche et le degré d’adhésion n’empêchent pas la proximité de pensée. D’un côté, il ne faut pas imaginer Desroches cabré sur ses certitudes. Quelques jours après le vif échange du 9 avril, il confie au père Montuclard son « ‘inquiétude très réelle de ne pas être dans la vérité’ », tandis qu’il écrit à son provincial : « ‘L’Eglise est une chose trop grande pour lui faire porter la responsabilité de mes équivoques’ ». Puis, anxieux, il récupère ses épreuves. « ‘J’ai vraiment envie de remettre le livre au fond d’un tiroir et de me taire’ ». Quant au père Montuclard, il est évident que la collaboration accrue avec le père Desroches a contribué à orienter sa réflexion vers une prise en compte accentuée du marxisme. La concordance entre le rapprochement des deux religieux et l’introduction d’une approche marxiste sur le thème de l’aliénation lors des « troisièmes dimanches » de Petit-Clamart est frappante.
Finalement, le père Lebret accorde le nihil obstat le 1er mai, le père Montuclard le 3. Le père Belaud donne l’imprimi potest le 4. La suite des péripéties du manuscrit n’appartient pas directement à l’histoire de Jeunesse de l’Eglise. Mi-mai, le père Desroches écrit au père Montuclard : « ‘Mon manuscrit est à l’archevêché. Je crains qu’il n’y soit pour longtemps’ ». Il ne pense alors pas si bien dire : après avoir récusé les premiers censeurs jugés trop proches de l’auteur, l’archevêché réclame trois nouveaux nihil obstat, ceux du père Thomas Philippe et de MM. Enne et Levassor-Berrus, avant de donner son imprimatur...le 30 janvier 1949. Le livre sortira finalement au moment malheureux de la publication du décret du Saint-Office sur le communisme.
Pour toutes les précisions sur la démarche d’Henri-Charles Desroches et l’ouvrage Signification du marxisme, ce passage s’appuie sur le livre de Denis Pelletier, Economie et humanisme (1941-1966), Editions du Cerf, 1996, spécialement le chapitre VI : « A l’épreuve du marxisme », pages 222 à 254.
Desroches est de 1914.
Entretien avec Madame Montuclard, Nyons .
Cf les échanges épistolaires entre les pères Desroches et Montuclard, notamment, la lettre du père Desroches au père Montuclard du 9 avril 1948 : « Pour le troisièmement, nous venons de passer 15 jours à le mettre au point ensemble ».
Lettre du père Desroches au père Montuclard, s.l.n.d..
Lettre du père Desroches au père Montuclard, 9 avril 1948.
Ibid, page 2.
Ibid, page 3.