A) Radiographie du mouvement : le fichier de Jeunesse de l’Eglise.

Le meilleur moyen de reconnaître l’impact et le positionnement d’un mouvement tel que Jeunesse de l’Eglise est de se pencher sur ses membres et sur son lectorat. Or la chose est en partie possible grâce au fichier de J.E., qui a pu être étudié. Récupéré lors de la dispersion de J.E. et du Centre de liaison et de recherche (CLR), ce fichier a pu donner des précisions intéressantes. Cependant, l’impossibilité d’en effectuer la datation précise doit conduire à la prudence : bien qu’il ait été procédé, notamment par recoupement entre les parties alphabétiques et géographiques, à l’élimination de certaines fiches (doublons, intrus, etc...), on peut craindre une certaine amplification par accumulation de strates différentes d’adhérents. Certes, ce risque est faible, pour deux raisons : les différentes secrétaires du mouvement ont procédé à des mises à jour régulières ; la vie du mouvement a été relativement brève, surtout dans sa version parisienne (1946 – 1953). En revanche, ces remarques conduisent à s’interdire d’aller très avant sur une éventuelle évolution de la composition du mouvement, pour laquelle nous ne disposons d’aucune donnée objective.

Cela dit, la question fondamentale est de savoir ce que recouvre effectivement ce fichier : s’agit-il de militants actifs, de simples lecteurs, voire des sympathisants occasionnels qui sont, un jour, entrés en contact avec J.E. ou dont le nom a été fourni par un proche en vue d’un quelconque démarchage ? Tout porte à croire qu’il s’agit d’un peu tout cela à la fois ! Comment, dans ces conditions, tirer parti d’un tel corpus, dans la mesure où chaque fiche ne donnait que le nom et l’adresse des personnes recensées ? Toute exploitation eut été impossible en l’état, sans la précieuse contribution de Madame Montuclard, qui a rempli, pour chacune des 2 890 fiches conservées, un questionnaire détaillé.528 Certes, les résultats obtenus ne reposent de fait que sur sa mémoire. Mais, outre le fait que celle-ci est aussi fidèle que possible au bout de cinquante années écoulées, et que nul n’a mieux connu qu’elle le petit monde de Jeunesse de l’Eglise, il faut répéter que c’était là pour nous le seul moyen de connaître un peu la composition du mouvement. Ce travail fastidieux a eu en tout cas aussitôt un premier mérite : en distinguant les fiches renseignées par Madame Montuclard de celles dont le nom lui était parfaitement inconnu, on a pu distinguer la part de ceux qui jouèrent un rôle actif, le « noyau » de J.E., de ceux qui n’eurent qu’un contact éphémère avec le mouvement.529 Les statistiques qui suivent tiennent compte de cette distinction essentielle.

Un autre moyen de circonscrire le noyau dur des militants de J.E . a été de repérer, parmi les adhérents, ceux qui étaient abonnés au Bulletin de liaison et cotisaient à la caisse de solidarité.

Selon les fiches établies par Mme Montuclard, leur part s’élève à 870, soit 52.5 % des personnes identifiées. Selon un extrait du fichier, daté de juin 1952 et établi par régions (mais sans la région parisienne), on compte alors en province 272 abonnés au Bulletin de Liaison et 66 cotisants à la caisse de solidarité, soit respectivement, 50 et 12 % des personnes fichées sur la province. Il est donc important de distinguer deux ensembles : les personnes inscrites au fichier, qui représentent l’ensemble de la nébuleuse touchée peu ou prou par Jeunesse de l’ Eglise et le groupe des militants engagés. Les statistiques qui suivent portent donc d’abord sur l’ensemble des personnes recensées, puis sur le groupe des militants actifs.

La première constatation est la forte domination masculine : sur les 2762 personnes civiles recensées, les hommes représentent 75 %, contre 20 % pour les femmes, les 5 % restants, formés de couples, se répartissant entre les deux sexes. Cette composition n’a rien de surprenant, surtout compte-tenu de l’époque. Mme Roselène Dousset épouse de Jacques Dousset, résume très bien la situation : « ‘Pendant que mon mari militait, je faisais des enfants... ’»530 Cependant, la part des femmes ne doit pas être regardée comme négligeable, à l’aune de leur place habituelle dans les partis politiques ou dans des groupes similaires, d’autant plus qu’elle se monte à 23,5 % si l’on ne retient que les laïcs.

Du point de vue géographique, JE est présente dans tous les départements français, mais de manière très inégale.531 Quelques régions sont fortement représentées : la région parisienne (1016 fiches, soit 35 %), le Sud-Est rhônalpin, avec 413 mentions pour les départements du Rhône (147), de l’Isère (82), de la Loire (68), des Savoies (28 en Savoie et 46 en Haute-Savoie), voire de la Drôme (26) et de l’Ain (16) ; l’Ouest (Bretagne, Normandie, Pays de Loire), l’Alsace-Lorraine, le Nord, ainsi que quelques noyaux plus isolés, comme les Alpes-Maritimes ou la Haute-Garonne. On retrouve globalement la configuration bien connue de la géographie religieuse de la France des années 1950. Mais il faut insister sur le caractère très nettement urbain de cette implantation et plus encore sur le poids des grandes agglomérations : chaque fois qu’un département compte une ville importante, elle se taille la part du lion. Ainsi, Grenoble compte 70 % des Isérois recensés dans le fichier, Strasbourg 69 % des Bas-Rhinois. Le phénomène est écrasant dans les Bouches-du-Rhône : 45 des 48 personnes mentionnées résident à Marseille.

On peut d’abord penser que les questions soulevées par JE, autour de la présence missionnaire en monde ouvrier et de la prise en compte du communisme, sont plus à même de toucher les chrétiens des villes. Cette implantation est également à mettre en relation avec la composition sociologique du mouvement, pour autant qu’on puisse la connaître, puisque l’on ne dispose que de 432 fiches renseignées sur ce thème. Sur ce nombre, 404 indiquent des professions intellectuelles (essentiellement des enseignants) ou des cadres, fonctions plutôt propres au milieu urbain. Mais ce qui frappe, sans vraiment surprendre, c’est la très faible représentation ouvrière : 6 % des fiches renseignées. Les dirigeants de JE voyaient juste lorsqu’ils déploraient l’incapacité du mouvement à toucher la classe ouvrière. Et les changements dans la formule des Cahiers n’y firent rien : au C.L.R., on ne comptait que quatre ouvriers. JE est bien une entreprise intellectuelle qui recrute dans les milieux portés à la spéculation : classes moyennes ou supérieures, plus précisément ceux que les sociologues nomment les « gestionnaires du corps social » : cadres, fonctionnaires, enseignants, ces derniers formant 60 % du total des effectifs dont la profession est connue. D’autre part, sur les 26 ouvriers recensés, 15 le sont à Paris. On peut en déduire que la notoriété du père Montuclard dans les milieux militants de la capitale et les contacts personnels directs firent plus pour leur recrutement que la lecture des Cahiers ...

Cela dit, ces considérations sont à nuancer en fonction de l’état des personnes. Ainsi, sur les 259 enseignants recensés, 107 sont membres du clergé. On touche d’ailleurs là une autre caractéristique de JE : la forte représentation des clercs (28 %). Hormis 31 dominicains et 19 jésuites, les contacts concernent essentiellement des clercs séculiers : prêtres de paroisse, vicaires et un nombre important de professeurs de séminaire. Dans le clergé aussi, Jeunesse de l’Eglise recrute volontiers dans la frange la plus attentive à la recherche théologique, ainsi que dans les « cadres » : directeurs des oeuvres diocésaines, vicaires de cathédrales, supérieurs de grands et petits séminaires. Cette donnée contribue par ailleurs à accentuer le caractère urbain du lectorat de JE., bien représenté dans le personnel d’évêché.

Le fichier dépouillé fournit enfin d’intéressantes indications sur les engagements des membres de JE. Il nous faudra y revenir pour mieux appréhender les relations du mouvement avec les organisations proches. 011

Notes
528.

On trouvera en annexe XX un modèle de ce questionnaire.

529.

Les 1 659 fiches retenues sont celles où l’une au moins des rubriques « mouvement », « action », « publication », « engagement », « correspondance » a été renseignée.

530.

Témoignage du 14 septembre 1994.

531.

On n’oubliera pas les trois départements d’Algérie (29 mentions). Parmi les autres colonies, seul le Maroc est bien représenté. Pour l’étranger, c’est en Belgique que JE a le plus de contacts. Elle entretient aussi des correspondances en Allemagne, Belgique, Italie. Voir annexe XXI.