B) Au sein de l’Eglise catholique

1) Les relations de J.E. avec la hiérarchie et l’Ordre dominicain

Du point de vue doctrinal, Jeunesse de l’Eglise ne rencontra pas de difficultés notables avec la hiérarchie ou l’Ordre dominicain jusqu’en 1949, date à laquelle la situation se dégrada brutalement.532

Lors de son installation au Petit-Clamart, le centre avait reçu un accueil bienveillant de l’ordinaire du lieu, en la personne de Mgr Suhard, archevêque de Paris. Il faut dire que le père Montuclard était précédé de la réputation très favorable des premiers Cahiers et que le prélat n’avait pas oublié sa rencontre chaleureuse de 1937 avec le dominicain. Ainsi, il lui écrivait, peu après son arrivée en région parisienne : « ‘Je suis heureux que Paris puisse donner asile à une association poursuivant un tel but’ »533. On connaît les préoccupations missionnaires de Mgr Suhard : « ‘Je n’ai pas à chercher loin le sujet de mes méditations. C’est toujours le même : il y a un mur qui sépare l’Eglise de la masse. Ce mur, il faut l’abattre à tout prix, pour rendre au Christ les foules qui l’ont perdu’ », disait-il lors de son jubilé sacerdotal, le 5 décembre 1948534. Une telle disposition ne pouvait qu’amener le cardinal à regarder avec bienveillance la recherche des membres de J.E., qui reçurent sa fameuse lettre de Carême,  Essor ou déclin de l’Eglise, comme une bénédiction. Ainsi, le père Montuclard put écrire au père Belaud, provincial de Lyon : « ‘J’ai depuis longtemps oublié toutes les difficultés rencontrées dans le passé (...). Vous parlez de succès . En un sens c’est exact : l’opinion nous aide et les deux cardinaux de Paris et de Lyon nous donnent confiance et appui’ ».535

Toutefois, les derniers mois de l’épiscopat de Mgr Suhard furent assombris par des tensions qui, au demeurant, nuancent la vision quelque peu simpliste et manichéenne d’un changement radical entre le temps de « l’archevêque missionnaire » et celui de son successeur, Mgr Feltin. Cette évolution s’explique par la détérioration du contexte général, patente début 1949, dans l’avertissement du cardinal sur la collaboration avec les communistes.536 Ainsi, ce fut en mars que le père Montuclard dut se rendre à l’archevêché pour répondre aux interrogations sur la participation de Marie Aubertin à la vente de l’Humanité dans les rues du Petit-Clamart537. Ce n’était pas la première fois que Jeunesse de l’Eglise était ainsi victime de dénonciations, la plupart du temps anonymes. L’existence communautaire à Clairbois, le style de vie chaleureux et décontracté, la présence sous le même toit d’un religieux et de jeunes femmes célibataires, attisaient les ragots et choquaient les esprits bien-pensants. La relation de couple entre Maurice Montuclard et Marie Aubertin alimentait tout particulièrement les dénonciations. Jacques Roze se souvient avec amusement que les moins étonnés et les moins réprobateurs n’étaient pas certains amis communistes, qui attendaient de la part de catholiques un rigorisme digne de la morale bourgeoise qu’ils ne dénonçaient plus depuis bien longtemps.538

Toutefois, jusqu’en 1949, l’équipe de J.E. ne fut l’objet d’aucune mesure spécifique de la part de l’archevêché. Il en alla de même du côté de l’Ordre dominicain. Le statut du père Montuclard, détaché de la province de Lyon, et, en théorie, rattaché au couvent Saint-Jacques à Paris, lui procurait en fait une indépendance telle qu’il n’en avait jamais connu. Quel contraste avec les années lyonnaises, occupées à louvoyer avec les supérieurs provinciaux pour échapper à l’assignation au couvent ! En réalité, trop éloigné de sa province d’origine et bénéficiaire d’un statut assez flou à Paris, le père ne dépendait vraiment de personne. Les supérieurs provinciaux le déplorèrent assez lorsqu’ils voulurent exercer un contrôle plus effectif lors de la crise de 1952-1953.

Quant aux positions défendues par Jeunesse de l’Eglise, les instances de l’Ordre leur manifestaient soutien et estime : « ‘Apud nos notam catholicam adspicientes, valde conformur. Omnibus in diversis locis laborantibus ingenio christiano simul ac humano intersunt, laetenter gratias agimus. Tales sunt : (...) illi qui, extra territorium provinciae, ad sociationum vel Ephemeridum vel Periodicorum laborant ; inter quae Jeunesse de l’Eglise et La vie intellectuelle. ’»539 J.E. revendiquée comme réussite dominicaine : là aussi, quel chemin parcouru !

En 1950 encore, lorsque la nonciature diligente une première enquête sur le père Montuclard540, le secrétariat de la province de Lyon s’emploie à justifier les recherches du père Montuclard aux marges de l’Action catholique : « ‘Les dirigeants de Jeunesse de l’Eglise ont voulu travailler pour leur part à endiguer le mouvement de déchristianisation qui éloigne de l’Eglise la société moderne. Tandis que l’Action catholique et l’action sociale chrétienne cherchent à faire pénétrer les principes de la vie chrétienne dans la vie publique, ils ont choisi une tâche complémentaire : faire connaître aux hommes d’aujourd’hui le contenu proprement religieux et spirituel du message chrétien. Dans cette perspective, ils ont essayé d’un part, de bien connaître les aspirations et les tendances culturelles de nos contemporains ; et, d’autre part, en face de ces aspirations et de ces tendances, de donner du christianisme un visage aussi vrai que possible.’ »541

Si J.E. bénéficia, dans cette période de rayonnement, du soutien bienveillant de la hiérarchie et de l’Ordre dominicain, les relations n’en demeurèrent pas moins épisodiques et distantes. Il en alla bien différemment avec les organisations proches qui exploraient les marges du monde catholique.

Notes
532.

Cf infra, page 265 et sq.

533.

Lettre du 9 mars 1946. F.M., 8, 5, 78. On notera l’expression « donner asile ».

534.

Cité par Olivier de Brosse, Cardinal Suhard  : vers une Eglise en état de mission, Cerf, 1965, page 298.

535.

Lettre du 27 août 1947, ADL, B 1200 – 3.

536.

Semaines religieuses du diocèse de Paris, 5 et 12 janvier 1949.

537.

Cf supra, page 193.

538.

Témoignage, 25 octobre 1994.

539.

Acta capituli provincialis (Actes du chapitre provincial de la province de Lyon), Angers, juillet 1947, page 16. ADL. » A tous ceux qui travaillent en différents endroits dans un esprit à la fois chrétien et humain, nous disons notre gratitude. Tels sont ceux qui, à l’extérieur de la province, travaillent dans des sociétés de publication de journaux et de périodiques, parmi lesquels on trouve Jeunesse de l’Eglise et La Vie Intellectuelle »

540.

Cf infra, page 292.

541.

ADF